La fin de la navette spatiale 7) le superbe dernier baroud d’honneur russe
Et les russes dans tout ça ? Laminés par le ratage de la conquête de la Lune on les croit moribonds. C'est oublier que Moscou a toujours joué la carte des deux projets, et choisi au dernier moment celui que le pouvoir privilégiait. La gigantesque fusée N1-H3 en lambeaux, ses morceaux transformés en garages à Lada ou en kiosques à musique surréalistes, il restait encore dans l'arsenal russe une fort jolie bête. Une fusée ultra-puissante, et qui marche celle-là. Elle lancera un chef d'œuvre volant, qui ne fera qu'un seul tour - magnifique- dans l'espace : l'URSS n'a plus les moyens de ses ambitions, le pays a été ruiné... par la conquête spatiale.
Le 11 juillet 1969, date à laquelle Amstrong pose le pied sur la Lune, les russes sont alors morfondus : ils avaient eux aussi tenté d'y aller, mais dans le plus grand secret, au contraire des américains, qui suivaient leurs efforts à grands coups d'images satellites ou d'avions U-2. Ces derniers avaient vu la construction d'un gigantesque pas de tir et même l'érection d'une fusée colossale, du même ordre de grandeur que la leur : à en calculer la taille, similaire à Saturn V, ils savaient déjà quel était son objectif, le même que le leur : la Lune. L'explosion de deux exemplaires de l'engin avant que les américains n'alunissent (la deuxième fusée russe explosant huit jours avant seulement, le 3 juillet 1969) mettra fin aux rêves soviétiques et même à ceux de Leonov, pressenti pour être le premier russe à fouler l'astre lunaire, dans une mission risquée, le célèbre cosmonaute descendant seul sur la Lune, au contraire du projet US, et ce à bord d'un invraisemblable engin aux leviers de commandes dignes des avions de 1914. L'échec de la N1-H3, qui sera quadruple (deux autres exemplaires exploseront encore après 1971) ne brisera pas pour autant totalement l'élan russe. Comme pour tous les projets russes, un programme concurrent avait été mis en place, celui de la fusée de Cholomei, baptisée UR-700 (ici au milieu), un énorme cluster de fusées accolées entre elles, aux moteurs impressionnants, (et une capsule ressemblant à Apollo !) qui deviendra plus tard la fusée Proton, la rivalité entre les constructeurs ayant toujours été un des piliers du système russe (ce qui doublera aussi le coût exorbitant de la conquête soviétique et mènera le pays à la ruine). L'échec de la N1-H3 aura en prime une répercussion assez étonnante. Comme le premier étage regorgeait de tuyères, on en avait fabriqué en avance : plus de 150 exemplaires, restés orphelins de leur fusée. La russie en vendra 36 à un consortium US, Aerojet General, au tarif de 1,1 million de dollars pièce. Aujourd'hui encore, la Taurus II d'Orbital utilise les puissants moteurs NK-33 du premier étage : elle en acquis quelques un des 70 exemplaires restant. Ces moteurs étaient bons, c'est l'électronique russe défaillante qui avait provoqué les échecs répétés.
Cette fusée de remplacement deviendra cinq ans après un monstre de puissance, reposant sur un principe majeur établi chez les russes. L'Energia, tel sera son nom, reprendra une architecture somme toute classique chez les russes : un corps central affublé de quatre propulseurs, à la mode russe, c'est à dire à propergols liquides classiques chez eux (du kérosène et de l'oxygène liquide, le mélange de la V2) au contraire des américains, qui ont suivi (ou accepté contraints et forcés par l'armée, on l'a vu récemment) la voie des boosters à poudre. Energia, c'est la vieille recette héritée de la R-7 des débuts : un corps central faisant office de 2nd étage, une fois son "pack" de boosters largués. La formule géniale avait permis dès 1957 d'offrir d'emblée aux russes la capacité d'envoyer 5 tonnes en orbite, c'est a dire une cabine emportant un être humain, alors que les américains s'échinaient à lancer un "Pamplemousse".
Spoutnik avait été lancé par la même fusée, ce qu'ignoraient les services secrets US. Jusqu'en 1963, leur représentation du lanceur ou de sa cabine sera faux. Archi-faux.. On ne le découvrira qu'en juin 1967, lors de l'exposition au Bourget de la Semyorka, qui en étonnera plus d'un (lire ici d'autres détails sur les russes).
Le corps central d'Energia est une sorte de réservoir central de Navette US, mais qui aurait été munie de moteurs. Celui-ci est perdu, mais pas les boosters, munis de parachutes et de rétrofusées disposés dans deux conteneurs (en haut et en bas du booster), mais le procédé ne semble pas avoir été mis en fonction. Un projet plus évolué avait émis l'idée d'y ajouter des ailes repliables et un système d'atterrissage automatique pour les récupérer en douceur ! Mais Energia avait une autre carte à jouer en plus : sous sa forme évoluée de Vulkan, elle pouvait se voir accolée les mêmes 8 boosters, au lieu de 4 habituellement chez son prédécesseur, fabriquant une poussée phénoménale capable de propulser en orbite jusqu'à 200 tonnes ! Les russes avaient perdu la course à la Lune, mais ils s'apprêtaient à livrer bataille sur les mégastations orbitales, bien plus dangereuses militairement pour les américains !
Ce fut tout d'abord la ronde des Saliout (à huit exemplaires, de 1971 à 1991, lancées par d'autres fusées, dont les Proton (UR-500), les plus puissantes de l'arsenal soviétique. Parmi elles, trois modèles Almaz, les Saliout 2, 3 et 5, qui devaient emporter des armes à bord, très certainement (laser ou canon de type aérien classique ?) : de quoi rendre vert le Pentagone. Mir, ("Мир" signifiant "paix", ou "monde", de 1999 à 2001 compléta le phénomène du meccano spatial, préfigurant l'actuelle station internationale : elle pesait à elle seule près de 140 tonnes, déjà. Elle vécut 15 ans : lancée en 1986, elle fut volontairement envoyée dans le Pacifique. C'est 1974 Valentin Glouchko, le chef du NPO Energia, qui avait pris la place de Korolev, décédé, qui avait dessiné la station Mir. Démarré après l'échec de la fusée lunaire, Le projet Energia avait vu en effet la fusion des bureaux des frères ennemis, ceux de Glouchko et de Korolev, travaillant tous deux désormais de concert, une véritable révolution chez les soviétiques. Mais l'argent manquait cruellement, déjà. Mais il en restait pour faire un dernier baroud d'honneur : avec un dernier projet, qui absorbera quand même 16 à 17 milliards de roubles : le projet Baikal devenu plus tard Buran (Bourane, ou "Буран" qui russe signifie "Tempête de neige"). Démarré en 1976, le projet Energia avait en effet mis le temps pour se réaliser (faute d'argent !) : ce n'est que le 15 Novembre 1988 que le premier vol eu lieu. Il avait mobilisé 1 million d'ouvriers et d'ingénieurs et réuni 1286 compagnies. Mais c'est son second vol qui allait marquer l'histoire, pour la dernière fois chez les soviétiques. Energia ne fera que deux tentatives, en effet (*). Aux Etats-Unis, on craignait énormément à ce moment-là le scénario apocalyptique pour les USA des stations spatiales russes. Au point de faire titrer à Popular Mechanics dans son édition française que les "stations orbitales américaines sont la riposte aux bombes orbitales soviétiques" (voir image de la page du numéro de janvier 1966 en bas de l'article). En couverture du numéro, le projet militaire US MOL, avec à l'intérieur une Gemini et son extension dotée d'une énorme antenne gonflable... (voir second cliché en bas de l'article).
A voir et à décortiquer Energia, et surtout ce qu'elle va emporter sur son dos, le mot rusticité apparaît à nouveau, bien entendu, à propos de la conception soviétique, laquelle est liée également à une habitude héritée de la guerre froide : la copie pure et simple de modèles américains, en l'occurrence cette fois la navette spatiale, photographiés par le KGB, infiltré partout dans le monde, y compris aux USA. La construction de la navette russe est similaire à celle de la navette US en tous points, jusqu'aux tuiles, copiées elles aussi ! Sous ce double principe, de rusticité (qui signifie, on le sait, fiabilité !) et de copie manifeste, les russes vont réaliser un véritable chef d'œuvre de mécanique (et même une fois n'est pas coutume d'électronique de bord) : on peut y voir facilement un dernier baroud d'honneur de techniciens, broyés par l'effroyable machine politique russe.
L'engin fera un dernier petit tour, un seul, devant un public blasé, atterrira sans encombre, (enfin, presque !) et connaîtra une fin à l'image même de l'URSS : désolante, devant tant de gâchis. Une fin dans l'indifférence médiatique générale, celle qui ne sait pas distinguer les choses ou deviner les êtres qui se cachent derrière des finalités qui les dépassent.
Comme pour le Shuttle américain, des moyens considérables ont été mis à la disposition du projet. En attendant la sortie du monstre d'Antonov, le 225 Myria ("le rêve"), sorti le 21 décembre 1988 seulement, c'est un bombardier modifié Myasichev M-4 devenu VM-T "Atlant", qui a transporté la navette, l'appareil étant muni parfois d'un énorme coffrage pour transporter les piéces détachées, le tout par des températures polaires le plus souvent.
Le Myria, qui aurait dû lancer une mini-navette munie d'un réservoir de type Shuttle... construit à un seul exemplaire, est capable de soulever une masse maximum au décollage avec 508 200 kg !
Bourane, la navette russe, présente des différences notables, malgré une évidente impression d'être passé à la photocopieuse (l'aéro frein de queue, par exemple !). La plus important étant... l'autonomie de l'appareil, du moins dans sa configuration non spatiale. Un des modèles de Bourane possède en effet ses propres propulseurs, et mieux une de ces variantes peut emporter des réacteurs atmosphériques et ainsi participer à des meetings, se déplaçant d'aérdorome à aérodrome par ses propres moyens ! Lors de son premier et seul vol dans l'espace, Bourane avait prévu d'aller visiter la station Mir. Mais la trajectoire de mise en orbite ne se faisant pas comme prévue, et la stabilisation à 100 km d'altitude problématique, la navette russe reçut l'ordre de redescendre aussitôt, après un vol de deux révolutions terrestres n'ayant duré au total que... 206 minutes.
En fait une belle prouesse, néanmoins, car ce vol se fera en l'absence de tout cosmonaute à bord. Il était entièrement automatisé ! Les images montrent quand même un problème, judicieusement caché aux prises de vues officielles grâce à des prises sous un angle particulier : l'arrière du fuselage et surtout l'intrados des ailes et des élevons à fort mal supporté la rentrée dans l'atmosphère, ce qu'on découvrira un peu plus en détail dans les rares photos où l'on verra la navette de retour dans son hangar. Une image volée révélera en effet l'étendue des dégâts : visiblement, l'angle d'attaque dans l'atmosphère fort prononcé, marqué par une longue trace incliné sur le fuselage, n'était pas le bon.... mais les russes masqueront ce problème, pourtant flagrant. la propagande, un vieux réflexe... soviétique.



La démonstration de Bourane ne menait donc à rien : tout le monde savait qu'il n'y avait plus d'argent pour financer l'exploitation des 5 modèles prévus. L'URSS s'effondrait, à avoir voulu suivre le rouleau compresseur américain qu'elle avait elle-même laminée de 1957 à 1967. Mais elle démontrait un nouveau savoir-faire qu'un paradoxe démontre. Lorsqu'elle se pose, en effet, elle est longuement accompagnée par un Mig 25 biplace, dont un exemplaire monoplace réfugié au Japon avait montré que son électronique fonctionnait encore avec des tubes et non des microprocesseurs. Or à bord de la navette Bourane, il y avait un ordinateur entièrement à base de microprocesseurs, (tournant à 5 mhz !) et le deuxième exemplaire voyait son cockpit déjà modernisé avec des écrans plus larges. A bord, c'étaient des clones de DEC PDP-11 (celui qui a servi à développer l'Unix !). Les russes avaient cloné le PDP en un Elektronika-79. La marque russe faisant aussi dans le "home computer".
Les russes avaient visiblement rattrapé leur retard en électronique de bord, en passant aux microprocesseurs. Bourane, d'une certaine manière, était un ultime bras d'honneur à une course perdue faute de moyens financiers. Ceux qui avaient envoyé un homme dans l'espace avec des crayons, des gommes et des règles à calculer pouvaient s'estimer fiers de ce qu'ils avaient fait en 1957 et 1961, notamment. Bourane, c'était bien une démonstration : celle d'une opiniâtreté exemplaire, et d'un savoir faire souvent proche du bricolage de génie. Les russes avaient fait aussi bien, sinon mieux, que les américains, avec un budget très nettement inférieur.
Pourquoi donc une navette ? Les russes y avaient tout le temps pensé : dans les années 60, un nombre important de magazines de sciences soviétiques avaient proposé des esquisses de planeur spatial. A bien y regarder, c'était le plus souvent le double de ce qu'on trouvait alors dans les magazines américains avant que l'on ne construise la navette spatiale. Ils expérimentèrent les formes de rentrée grâce à de petites navettes, (les modèles BOR) repêchées au large de l'Australie ou aperçues sur les terrains d'aviation avec leur maquette atmosphérique à skis et roues (c'est comme ça qu'on aura une idée de la forme de ce qu'ils préparaient). Comme protection, des tuiles, copiées sur le modèle US... le modèle BOR 5, d'environ 1,5 tonne ressemblant le plus à la navette en réduction.
(Légende : 1-Quartz aggloméré ; 2-Enduit anti-érosion ; 3-Laque protectrice ; 4-Protection intérieure ; 5-Colle ; 6-Couche métallique ; 7-Matériaux réfractaire ; 8-Châssis métallique)
Comme revêtement, on trouvait les mêmes tuiles que sur la navette (davantage régulières encore !), souvenir de l'efficacité du KGB, sans nul doute. Pour les autres projets russes avortés, on peut se rendre ici, pour les essais de "lifting bodies" à la mode russe, là pour Bourane et là encore pour les projets dont le MAKS, engin largué de l'Antonov géant, reprenant un des premiers projets US d'avant le shuttle. Pour ce qui est du revêtement, il faut quand même signaler que les russes employaient déjà semble-t-il pour le revêtement de leurs "boules" de Vostok et Voskhod des produits qui ressemblaient. Une vue en coupe du revêtement d'un Vostok montre en effet plusieurs épaisseurs, à partir de l'aluminium, surmonté d'un nid d'abeilles métallique et coiffé d'un revêtement blanc ressemblant à de la silice, le tout recouvert d'un produit ablatif, noirci sur l'exemple photo. Lors des atterrissages de Vostok-Voskhod, ce produit isolant blanc apparaissait souvent.
Aujourd'hui, il ne reste presque rien de cette ambition, sinon une désolante friche industrielle visible ici : des millions de roubles ont été engloutis pour devenir tas de ferraille et paysage lunaire. A Baïkonour, dans les environs, on trouve une infinité de vestiges de fusées, dont certaines parfois retombées en plein champ.Tout a été abandonné et laissé sur place, trop coûteux à démonter : le dernier avatar de cette triste fin étant l'effondrement du hangar principal lors de pluies trop importantes, le plafond effondré broyant sous lui une navette intacte et sa fusée de lancement.
Un paysage de désolation qui franchement fait mal au cœur pour les milliers d'ouvriers russes qui ont participé à son élaboration. Le site est devenu une ville fantôme comparable à celui des ghost towns américaines de la ruée vers l'or...
(*) cela continue à faire débat : selon un site russe dédié, Buran.ru un second vol de "Baikal", aurait eu lieu le 4 février 1992 dans le plus grand secret. Cela reste difficile à croire, quoique les russes, comme les américains espéraient beaucoup militairement de Bourane.
beaux clichés ici
http://thelivingmoon.com/45jack_files/03files/Buran_003.html
http://photofind.com/featured-photo/history-of-buran-russian-space-shuttle-program
photos également ici :
http://www.darkroastedblend.com/2007/11/rare-photos-of-russian-buran-space.html
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