La folie financière
Voici l’un des paradoxes les plus surprenants pour qui observe avec un recul suffisant la manière dont les entreprises sont perçues par l’opinion publique dans la période récente. Les entreprises sont généralement présentées comme responsables de toutes les dérives du capitalisme. Des accidents isolés ont été mis en évidence comme des illustrations d’un phénomène générique alors que chacun relève d’une explication spécifique et distincte dont il est pratiquement impossible de tirer une leçon générale et dont les causes premières n’ont jamais été qu’effleurées.
La rapacité de quelques dirigeants a été mise en exergue et stigmatisée sans que l’on s’interroge sur les circonstances particulières qui ont permis de la satisfaire. Les suppressions d’emploi et les licenciements sont la plupart du temps expliqués comme résultant de la mauvaise volonté des entreprises et de la dureté de coeur de leurs responsables, chacun se gardant d’essayer de comprendre le mécanisme de fond par lequel ils sont le plus souvent devenus inéluctables.
Du coup le seul remède qui est imaginé pour mettre fin aux dérives est d’accumuler les règlementations, de renforcer les contrôles, de laisser libre cours aux initiatives judiciaires et contentieuses, de stigmatiser telle ou telle catégorie de dirigeants, supposée être plus néfaste que telle autre.
Cette concentration du tir est évidemment totalement inefficace et n’évitera pas d’autres accidents à l’avenir. Mais elle crée le rideau de fumée qui empêche ou évite de se poser les vraies questions. De temps en temps cependant, un acteur du jeu économique, inconscient ou poussé à bout, vient lever un coin du voile.C’est le cas d’Edouard Tétreau dans son livre, Analyste au coeur de la folie financière.
Paradoxalement, la portée de ce témoignage est diminuée par le talent littéraire de son auteur et le plaisir que l’on prend à le lire. Notre attention est aussi distraite par le récit de sa relation d’analyste avec un certain John Benchmark, caricature des gestionnaires de fonds de pension, avec le groupe JCDecaux et encore davantage avec Vivendi. Dans les interstices de ces épisodes, selon les cas, distrayants, exemplaires ou dramatiques, surgissent cependant des échappées qui apportent une lumière crue et souvent criante de vérité sur la manière dont la sphère financière traite ou plutôt maltraite l’économie réelle et lui impose unilatéralement des pratiques et des comportements qui ont pour seule finalité la maximisation de ses profits sans qu’aucune véritable valeur ajoutée vienne les justifier. Les dindons de la farce sont évidemment les entreprises et ceux de leurs actionnaires qui n’ont pas accès au premier cercle.
Dans cette veine, quelques pages méritent le détour. Ainsi de celles qui évoquent au chapitre 3 la volatilité (les gros bêtas), les hedge funds et les dérivés actions. Le fait que beaucoup des opérateurs sur ces marchés encaissent des rémunérations auprès desquelles celles de certains présidents directeurs généraux de sociétés cotées qui ont défrayé la chronique apparaissent modestes relève sans doute de l’anecdote.
En revanche certaines des questions posées sont sérieuses : Les actionnaires, les dirigeants et salariés des entreprises ont-ils vraiment intérêt à cette utilisation frénétique, débridée, de leurs cours de bourse ? Plus loin : Lâchons le mot : toutes ces manipulations de cours, encouragées par la quasi-totalité des marchands du temple de la Bourse, directement intéressés à toujours accroître la volatilité des cours, sont-elles souhaitables ? nécessaires ? légitimes ? Une seule certitude : elles sont légales.
Le reportage du chapitre 5 est, je peux en témoigner, tout à fait véridique : Plus résignés que convaincus de bien investir leur temps, les dirigeants courent donc les roadshows, les déjeuners investisseurs, les one-on-ones et, le fin du fin, les conférences industrielles. 15 à 20% du temps d’un dirigeant est ainsi consacré, directement ou indirectement, aux relations avec les investisseurs. Rares sont les questions où leur réponse personnelle peut être utile. La plupart du temps leurs interlocuteurs attendent d’eux des précisions qui relèvent du dialogue qu’ils peuvent avoir avec celui de leurs collaborateurs qui est chargé fonctionnellement de ces relations. Et jamais, jamais, ne viennent de questions sur ce qui est essentiel pour comprendre l’entreprise, par exemple comme le relève Edouard Tétreau, sur sa culture, cette somme d’expériences, de projets et de ressources humaines. L’expérience des succès, mais aussi et surtout l’expérience des échecs, surmontés ensemble.
La corporate governance, autre morceau de bravoure du livre, sort en lambeaux du chapitre 6. Ainsi de l’un des canons les plus spectaculaires des zélotes de la corporate governance, la nécessité impérieuse pour les sociétés cotées d’avoir à leurs conseils des administrateurs ? indépendants !
Surtout, poursuit l’auteur, éviter d’avoir des administrateurs qui soient directement intéressés à la bonne marche de la société : ils seraient forcément biaisés. Affreux. Comble de l’abomination : prendre des administrateurs qui connaissent bien l’industrie dans laquelle évolue la société. Ils risqueraient de fournir gratuitement une intelligence décisive pour la société. Malheur !Autre danger pernicieux : choisir des administrateurs qui ont l’expérience des marchés financiers. Ils risqueraient d’aider leur société à bien appréhender les relations avec la communauté financière ! Menace terrible.Alors, où les trouver, ces administrateurs totalement indépendants, sans expérience, parfaitement désintéressés à la bonne marche de la société ? Faut-il prendre des nuls, des incompétents notoires ? Des toxicos ? Des nihilistes ? Des militants de l’Horreur économique ? Est-ce bien là le projet de la corporate governance ? Désarmer au maximum les structures faîtières de contrôle des entreprises, pour laisser tous les John Benchmark de la terre aller et venir dans le capital de ces entreprises infantilisées, réduites à de sympathiques sous-jacents ?
La conclusion est désabusée : Mes six années d’analyse financière m’ont convaincu de cela : une entreprise qui veut durer sur les marchés, et conserver l’intérêt des investisseurs, au-delà de la mousse et du bruit du moment, doit ?en dire le moins possible ! Et ne pas se livrer totalement dans des mains inconnues, au mieux ignorantes de son industrie, au pire ennemies de ses intérêts.
Encore plus éclairant pour le néophyte qui découvre le monde des marchés est le chapitre 7 qui, sous le titre Références circulaires, donne un aperçu sur les méthodes et les techniques qui aboutissent aux évaluations et aux recommandations qui sont censées guider les décisions des investisseurs. Constat d’un métier où dominent de plus en plus l’urgence, l’approximation, les raisonnements raccourcis, non sans qu’au passage, les nouvelles normes comptables IFRS, outil vertueux universel ou machine de guerre économique, et les comptes trimestriels, chiffres qui ne veulent rien dire, en prennent pour leur grade. Le chartisme, parfaite expression de l’art divinatoire, fait l’objet au passage d’un décryptage succulent.
Plus loin la charge contre l’EBITDA est convaincante. En concentrant l’essentiel sinon la totalité de leur communication financière sur l’EBITDA, et non pas sur le « vrai » résultat, qui est le résultat net ou l’excédent de cash flows, les entreprises les plus boulimiques, les plus imprudentes et les plus mal gérées du CAC 40 ont pu longtemps afficher, trimestre après trimestre, de belles superperformances financières.
Face à cet univers qui les asservit, que peuvent donc faire les entreprises ? Ne pas subir, leur recommande Edouard Tétreau. Par exemple, pour celles, trop petites, qui sont délaissées par les investisseurs et les analystes, il n’est pas idiot de songer à se retirer du marché, en attendant qu’il corrige ses dysfonctionnements actuels. Pour les autres, le conseil le plus sage serait de les inviter à passer le moins de temps et d’énergie possible avec ces intermédiaires financiers, et de ne regarder leur cours de bourse qu’une fois par semaine, par exemple le dimanche. Conseil que me donnait en 1998, Lord Weinstock, le charismatique patron de GEC pendant trente ans et que j’ai sans doute eu tort de ne pas suivre.
Pour autant, peut-on, comme l’évoque l’auteur, faire le pari à plus ou moins long terme que les marchés financiers ne deviendont à l’économie réelle rien d’autre qu’un chien au bout de la laisse de son maître. Pendant que le maître va à son rythme dans la direction qu’il s’est choisie, le chien peut aboyer, gesticuler, mordre un passant, voire son propre maître. Peu importe, ce n’est pas lui qui décide. Avec le temps, le maître finira bien par domestiquer ce chien-là. Même s’il semble, à l’aune de ses derniers exploits, tenir plus du pitt-bull que du basset.
Comme effrayé par l’audace de son réquisitoire, Edouard Tétreau, consacre ses dernières pages à expliquer que l’analyse financière est un métier formidable et irremplaçable et que tout n’est pas mauvais dans les marchés financiers d’aujourd’hui, tout en soulignant in fine que c’est quand même un sacré bazar, la finance des marchés. Ses aspects les plus absurdes sont souvent d’un comique avéré. Ils peuvent être aussi tragiques.
Cette folie financière qui trouve son origine dans quelques unes des aberrations décrites par Edouard Tétreau n’est pas le fait des hommes et des femmes qui opèrent sur les marchés financiers. On y rencontre les meilleurs talents et les personnes les plus honorables qui puissent être avec la même proportion qu’ailleurs, de gens malhonnêtes et incompétents.
De surcroît, pour expliquer la folie financière, la réflexion ne peut se limiter au rôle des acteurs immédiats du marché et devrait inclure une analyse de la manière dont fonctionne le système bancaire et des finalités qui lui sont assignées par les autorités qui en régulent l’activité.
Faire porter aux seules entreprises le poids de l’ajustement que provoque la crise économique et financière larvée qui prévaut, notamment en Europe, depuis 2001 est à la fois injuste et inefficace. Injuste parce que ce ne sont pas les entreprises qui sont à l’origine des déviations constatées, mais leur interface avec l’économie financière. Inefficace parce que c’est cette dernière qu’il faut avant tout réformer si on veut retrouver le chemin de la confiance et de la croissance.
Cette réflexion-là n’a pas commencé. Peu nombreux, à part de temps en temps Yves de Kerdrel dans Les Echos ou Eric Le Boucher dans Le Monde, sont ceux qui s’interrogent, par exemple,sur la manière dont les actions des entreprises sont utilisées sur les marchés pour favoriser des enrichissements sans cause et sans valeur ajoutée réelle à travers les opérations d’arbitrages et de dérivés, sur les conditions dans lesquelles le marché est influencé par des acteurs, analystes, opérateurs, gestionnaires, souvent d’expérience récente, sur les cheminements par lesquels tout ou partie des risques de la distribution du crédit est transféré aux actionnaires ou au marché, sur la limitation institutionnelle de la concurrence dans l’univers financier, justifiée certes par la nécessité d’assurer la sécurité de l’épargne, mais aussi source de profits importants ou sur la renonciation du système bancaire à s’engager directement en capital par des prises de participation dans l’industrie ou les services
Des témoignages comme celui d’Edouard Tétreau, pour imparfait, partiel et parfois excessif qu’il soit, devraient sans doute contribuer à une certaine prise de conscience. Mais ce ne sera probablement pas le cas. Par curiosité, je me suis reporté à deux des critiques dont ce livre a fait l’objet dans Le Monde et Les Echos. Dans les deux cas, les compte rendus sont sympathiques et fidèles, mais se concentrent sur la personnalité de l’auteur et ses démêlés avec Jean-Marie Messier et relient les dérives décrites à la bulle Internet, sans que soient reflétés les problèmes de fond que soulève le livre et qui continuent de se poser alors même qu’elle a disparu.
L’auteur lui-même n’échappe pas aux simplifications abusives et superficielles qu’il stigmatise à juste titre, comme l’illustre un article qu’il a publié dans Le Monde du mardi 17 mai 2005 sous le titre La Pentecôte de Daniel Bernard. Il m’y crédite implicitement de dizaines de millions d’euros d’indemnités de départ et met allègrement dans le même sac sous le vocable de fiascos des situations d’entreprise très différentes, se bornant sans doute à résumer de manière cavalière des articles de journaux, tout aussi mal informés que lui, au cas particulier.
Mais même si Edouard Tétreau a comme tout un chacun ses faiblesses et ses ignorances, il me semblait impossible de paraître négliger les questions essentielles qu’il a posées avec talent alors que nous engageons notre parcours sur l’entreprise. A l’évidence c’est un autre sujet qui justifie une autre réflexion. Mais l’entreprise doit vivre dans cet univers et nous verrons qu’elle n’échappe pas à ses contraintes.
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