Ce mardi 16 novembre 2010 m’a été donné de voir l’un des spectacles les plus avilissants qui soient quant au respect de la dignité humaine.
Cela s’est passé en France, patrie des droits de l’homme, à Paris, ville lumière, dans sa principale gare de chemins de fer, la Gare du Nord. Il était 17h30’, en pleine heure de pointe. J’y attendais dans son hall d’entrée mon train pour Bruxelles (celui de 18h25’) en lisant tranquillement un livre, assis sur un banc, quand je vis soudain apparaître devant moi, étonné et offusqué à la fois, deux gendarmes plutôt baraqués traînant derrière eux, attaché à une courte chaîne recouverte d’un vieux tissu usé, un homme menotté.
Celui-ci, un « black » âgé d’une trentaine d’années, était vêtu d’un jeans propre, d’un court manteau brun, d’un bonnet de laine bleue, comme en ont parfois les « rastas », et avait aux pieds des chaussures de sport blanches. Mais, les yeux constamment baissés, manifestement gêné de se trouver ainsi exhibé sans pudeur ni réserve devant une foule anonyme, ne disait mot, et, tachant de cacher discrètement ses menottes sous les manches de son manteau, suivait, docilement, celui qui, le torse bombé et le front relevé, le trimballait ainsi, comme un maître promène son chien, d’un bout à l’autre de la gare, y compris devant des enfants interloqués et quelquefois même apeurés.
Certes cet homme, ainsi humilié publiquement devant une marée de voyageurs oscillant entre hostilité et indifférence à son égard, n’était-il peut-être pas un ange. Je ne peux même pas dire, en toute honnêteté, que les deux gendarmes, malgré leur air bourru et leur main posée sur leur revolver, aient manifesté, à ce moment-là, une quelconque agressivité à l’encontre de leur prisonnier. Mais enfin : quel être humain, quel que soit son méfait, mérite, ainsi brandi tel un trophée de chasse, pareil sort, aussi dégradant et à ce point contraire aux droits de l’homme ?
Pis : n’ont-ils donc pas trouvé de méthodes moins ignobles et surtout plus conformes au simple respect de la dignité humaine, le Président de la République Française, Nicolas Sarkozy, et son Ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, pour transférer ou déplacer, si ce n’est renvoyer hors des frontières de l’Hexagone, tous ces hommes et femmes qu’ils jugent, du haut de sentences parfois aux limites de l’arbitraire, sinon de l’illégalité, « indésirables » ?
Car c’est bien ce qui se passa - j’en fus le témoin à la fois ébahi et consterné, impuissant et révolté - ce jour-là : ce pauvre gaillard, toujours enchaîné et exhibé par son dompteur comme un ours sur une foire, fut finalement emmené par les deux gendarmes, leur effarant manège ayant alors duré, au vu et au su de tous, près d’une demi-heure, à la voie 14, là où était en partance, à 17h58’, le TGV n° 7477, en direction de Lille-Flandres.
Pour en avoir le cœur net, je suivai donc, le plus discrètement possible, cet improbable, mais hélas très réel, trio. Les deux gendarmes se rendirent tout au bout de la voie, là où sont stationnées, en tête de train, les voitures de 1ère classe, et, après avoir échangé une blague au goût franchement douteux, voire carrément raciste, avec le contrôleur positionné sur le quai, y prirent place, un rire gras et sonore retentissant encore dans la froide solitude de ce début de nuit, avec leur docile et toujours aussi muette proie.
C’est alors que, les yeux embués de larmes malgré son apparente force physique et mentale, ce captif m’aperçut, de l’autre côté de sa vitre, tenter de lui faire comprendre, sans trop me faire remarquer afin de ne pas avoir à subir les foudres de ses deux geôliers tout en lui portant par le même occasion un improductif préjudice, que, empli de compassion pour sa triste condition, je ne l’oublierai pas et tâcherai de dénoncer, comme je le fais maintenant haut et fort, cet innommable, intolérable, scandale.
Oui : cela s’est passé, en toute impunité et en dehors de tout humanisme, ce mardi 16 novembre 2010, au cœur de l’Europe dite moderne, civilisée et démocratique, au pays du grand Voltaire et de l’immense Hugo, sous l’actuel règne du petit Nicolas Sarkozy et de son fidèle chien de garde Brice Hortefeux. Honte à la France d’aujourd’hui, dont jusqu’au sens de l’honneur semble lui faire, désormais, cruellement défaut !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, écrivain, auteur de l’essai « Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (Bourin Editeur).