La frontière, organe vital du corps social
Depuis le Léviathan de Hobbes, il est habituel de voir comme un « corps » social, tout groupe d’individus engagés les uns envers les autres, que ce groupe soit une petite communauté, ou qu’il soit une société fondée sur un « contrat social ». Dans son récent Éloge des frontières, Régis Debray propose d’étendre cette image, en voyant la frontière comme la « peau » du corps social : quelquechose qui enveloppe le corps social, et qui est l’un de ses organes vitaux.

Debray a raison de nous inviter à accorder de la valeur à la frontière, non pas par amour de la séparation elle-même, mais par amour pour le corps social, qui a besoin de la frontière pour ne pas se désintégrer.
L’appartenance à un corps social est la seule force du faible. C’est pourquoi le projet ultra-libéral, qui est de réduire autant que possible dans la sphère économique, l’importance du corps social par rapport à celle des individus, rendrait la plupart des individus très vulnérables dans cette sphère. Mais des individus ne peuvent faire corps sans se coordonner, et ils ne peuvent se coordonner sans l’aide d’une frontière active. C’est ce que je veux montrer ici, à travers l’exemple du corps social français d’aujourd’hui.
Les incohérences d’un corps social français dépourvu d’une frontière active.
Les membres de la société française souhaitent le plein emploi. En tant que travailleurs, ils souhaitent aussi avoir de bons salaires, et travailler dans de bonnes conditions. En tant qu’usagers de l’Etat, ils souhaitent un Etat qui ait un assez gros volume d’action, et donc, qui prélève sur leurs revenus d’assez importantes recettes. En un mot les travailleurs français souhaitent que le travail en France soit coûteux.
S’ils veulent que leur travail soit coûteux, et s’ils veulent trouver un emploi, il faut qu’il existe des consommateurs qui soient prêts à payer leur travail au prix qu’ils demandent. Mais d’autre part, en tant que consommateurs, les membres de la société française préfèrent souvent un bien à un autre, du simple fait que les travailleurs qui ont produit ce bien sont moins coûteux que voudraient l’être les travailleurs français. Pour profiter à la fois du plein emploi et d’un coût du travail élevé dans leur pays, les membres de la société française devraient pourtant coordonner leur manière de consommer à cette aspiration. Ils devraient donc ne pas préférer acheter un bien plutôt qu’un autre, du simple fait qu’il a été produit par des travailleurs moins coûteux qu’en France. On peut faire, un peu comme les organisations du « commerce équitable », le pari fou que les consommateurs français coordonneront par eux mêmes leurs comportements à leurs aspirations de travailleurs. Mais il est sûrement plus raisonnable d’attendre que quelquechose les y incite, en faisant en sorte que leur intérêt à court terme de consommateurs, ne soit pas de préférer un bien à un autre du simple fait qu’il a été produit en payant le travail moins cher qu’en France. Pour cela, des économistes et des courants politiques appellent de leurs voeux des mesures qui auraient pour effet d’augmenter le prix des biens importés, ces mesures pouvant être une dévaluation de l’euro ou du protectionnisme douanier. Ces mesures peuvent être vues comme des actions de la frontière de la France, qui modifient le prix des biens qui la traversent, afin de coordonner le comportement des consommateurs français, à leurs aspirations de travailleurs.
Si les travailleurs français veulent que leur travail soit coûteux, et s’ils veulent trouver un emploi, il faut aussi parfois que les entreprises qui les emploient au prix qu’ils demandent, trouvent des investisseurs. Cette fois, c’est le comportement des banques et autres sociétés financières résidant en France, qui doit être coordonné aux aspirations des travailleurs français. Il faut en effet que ces gestionnaires de l’épargne française, auxquels a parfois été confié le droit de créér de la monnaie française à partir de cette épargne, ne préfèrent pas investir dans d’autres entreprises que les entreprises de France, du simple fait que les travailleurs de France sont plus coûteux qu’ailleurs. De même qu’elles doivent agir sur les flux de biens et services, les frontières doivent donc agir sur les flux de capitaux, afin d’éviter une fuite de capitaux qui ne serait motivée que par le fort coût du travail en France. Ce contrôle par les frontières des flux de capitaux peut être vu comme une action des frontières, permettant de coordonner le comportement des gestionnaires des capitaux issus de l’épargne française ou de la création monétaire française, avec l’aspiration des travailleurs français à trouver en emploi tout en étant coûteux.
En plus des flux de biens et services et des flux de capitaux, il passe à travers les frontières françaises des flux de personnes. Une certaine action des frontières sur les flux de personnes, est-elle nécessaire pour coordonner les actions des membres de la société française, à leur aspiration d’avoir un travail couteux tout en ayant un emploi ? La réponse est oui si l’on suit un raisonnement fait par des « réacs », comme Éric Zemmour. Pour Zemmour, il peut arriver que de nombreux travailleurs locaux soient disponibles pour exercer des métiers peu qualifiés mais durs, mais que les salaires proposés par les employeurs pour exercer ces métiers, soient trop bas pour que les travailleurs locaux acceptent de les faire. Au lieu d’augmenter les salaires offerts, les employeurs risquent alors de préférer avoir recours à une main d’oeuvre issue de l’étranger, acceptant un bas salaire. Cela arrangerait les consommateurs français, puisqu’une augmentation des salaires des travailleurs exerçant un métier, se répercute dans le prix des biens ou services produits par ces travailleurs.
Les ennemis des frontières nationales, pourtant amis de l’esprit de corps.
« Repli sur soi », « nationalisme », « populisme », « xénophobie », « égoïsme », sont quelques mots employés couramment par ceux qui n’aiment pas les frontières nationales.
On trouve parmi ces personnes des ultra-libéraux, qui voient d’un bon oeil une certaine mise en concurrence des travailleurs français avec les travailleurs des pays émergents, dans laquelle les travailleurs français seraient handicapés par leur coût. Les ultra-libéraux n’aiment pas les corps sociaux transversaux à toutes les catégories d’individus d’une société. Mais selon les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, les très riches, dans les rangs desquels se recrutent beaucoup d’ultra-libéraux, ont entre eux un fort esprit de corps, et aiment qu’existe une frontière active entre leur groupe et le reste de la société.
On trouve aussi parmi ceux qui n’aiment pas les frontières nationales, des socialistes, qui paradoxalement veulent que le corps social national ait une certaine puissance, parcequ’ils adhèrent à l’idée que l’appartenance au corps social est la seule force du faible. Pour ces socialistes, le corps social français n’a pas besoin d’une frontière active. Pour que les travailleurs français soient couteux, tout en parvenant à trouver un emploi, il leurs suffirait de se spécialiser dans des métiers que l’on accepte de payer cher, par exemple parcequ’ils mettent en oeuvre un haut niveau d’études. Mais l’annonce par la Chine qu’elle produira prochainement son propre avion, le C919, est peut-être un symbôle que puissance du corps social national, et antipathie pour les frontières nationales, sont décidément incompatibles, et qu’il faudra donc choisir un jour ou l’autre entre les deux.
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