La Grande Armée de la feuille de choux - Pamphlet

Cet été, Gertrude Labretelle recevait dans sa maison du Midi son amie Zaza Lafigue, journaliste vedette, rédactrice en chef du célèbre Quotidien "l'Observateur des tonneaux percés". Autour d'une citronnade et de quelques croquants aux amandes, sous les pins et aux sons des cigales, Gertrude et Zaza papotaient jardinage et culture de fraisiers, puis la conversation s'orienta subrepticement vers le journalisme et les joies du métier. Curieuse, Gertrude la pressait de questions :
Gertrude : Zaza ! Au fait, je me suis toujours demandée pour quelles raisons tu avais choisi le journalisme ?
Zaza Lafigue : Quelle question ! Pour gagner de l’argent, tiens donc !
Gertrude : Pourtant la majorité de tes consœurs et confrères ne roulent pas sur l'or !
Zaza : Tu as deux sortes de journalistes, les bourricots qui ne seront jamais riches parce qu'ils prennent ce métier trop au sérieux, ils veulent informer les lecteurs. Ceux-là, c’est une espèce en voie de disparition ! Et puis tu as les autres… Dont moi ! Mais il faut faire ses preuves !
Gertrude : Dans chaque profession il faut faire ses preuves !
Zaza : Oui, mais celle là, de profession, elle est spéciale ! Si tu veux réussir de nos jours dans ce métier, il faut d’abord apprendre à fermer sa gueule !
Gertrude : Fermer sa gueule ? Ah ben mon cochon ! Albert Londres doit se retourner dans sa tombe !
sZaza : C’est un deal entre le pouvoir et nous ! Ne jamais écrire ce que tu penses réellement, ni ce que tu vois, ni ce que tu entends. Règle n° 1, ne jamais donner son avis personnel mais uniquement celui de tes employeurs, recopier mot pour mot les dépêches des agences de presse, dans notre jargon on appelle cela le « narratif », un seul discours, jamais de contradictoire ! La presse libre ça n'existe plus ! Ça eut existé ! Ça eut existé, oui, d’accord, je le conçois , mais c’est de l’histoire ancienne ! Moi, par exemple, je me présente comme le paquet de lessive qui nettoie l'info du sol au plafond. C'est comme ça, avant de devenir éditorialiste, j’étais à la télévision française juste après la privatisation, j’y ai tout appris et surtout compris comment ça marche ! Et maintenant j’exerce mes talents multiples. Je bute tout en faisant l’acrobate... Attention, pas n’importe qui, celui ou celle qu’on me demande de neutraliser intellectuellement, politiquement, médiatiquement ! Pas de quartiers, j'équarris à coups de plume les pauvres zigue sque nous avons dans le collimateur, tu connais ma plume trempée dans le vitriol, c’est de notoriété publique. Peu s’en relèvent ! Le Président avait conseillé à un cas social de traverser la rue pour se trouver un job, moi, je n'ai eu qu'à arpenter le trottoir médiatique de long en large, le job en or m'est tombé tout cuit dans la margoulette ! Je ne te cacherai pas qu’en contre-partie, j'ai pas mal donné de ma personne pour gravir les échelons de la notoriété payée à prix d’or ! A l’heure actuelle je suis célèbre ! On me voit partout, sur tous les plateaux de télé, en matinale, en midinale, en après-midinale, en soirée, en nuitée ! Je donne mon avis !
Gertrude : L’avis de celui des autres… Comme disait l’Inspecteur Harry, les avis c’est comme…
Zaza : Oui, Oui, on connaît, on connaît… Mais reconnais au moins ma réussite professionnelle !
Gertrude : Au prix des pires compromissions !
Zaza : Mais que tu peux être naïve, tout de même ! Quelles compromissions ? La concurrence est rude, il faut savoir se vendre. Pour ça, fais-moi confiance, je suis les cours de la bourse ! Hi ! Hi ! Hi ! Tout est bon chez Zaza ! Je suis l'Opinel de l'opinion, je me prête à tout ! Je tronçonne, je saucissonne, je coupe l'info, je caviarde, il faut coller exactement au "politiquement correct" ! Aux éléments de langage du pouvoir en place !
Gertrude (soupirant) : Oui, tu censures systématiquement ! Si c’est ça ta conception du journalisme !
Zaza : Sache que je suis dans le pratique, je sers autant le civil que le militaire, le profane que le sacré, le fonctionnaire, le patronat, les syndicats, les scientifiques, la Haute-Administration, la banque, la Bourse, la vie, quoi ! Si demain on me dit, Zaza, ramène-moi du biscuit, je cours faire mon reportage sans me poser de questions, et je sers mon vomi aux lecteurs, clé en main ! L'autre jour on m'a demandé de faire un reportage sur un artisan-boulanger qui payait trois fois le prix habituel de l'électricité. Ce pauvre vieux pleurnichait à cause des factures d’électricité trop élevées à son gré. Il voulait faire la Révolution ! Je lui ai collé un micro sous le nez et avec un beau sourire enjôleur – tu me connais - alors qu'il commençait à râler sur ses factures, je l'ai orienté subtilement sur les joies de son métier ! Les petits pains au chocolat, les baguettes, les bannettes, et ce naze, je l’ai tellement flatté, il en était si ému et si fier d'être interviewée par Zaza Lafigue, qu'il en a oublié l'histoire des factures et m'a carrément raconté ses 30 ans de métier. Et en prime, je suis repartie avec une caisse pleine de viennoiseries toutes chaudes sorties du four ! C'est pas beau la vie ?
Gertrude : Si on te demande, demain, d'enquêter sur un sujet sensible mettant en cause la ploutocratie ?
Zaza : La plou... La quoi ?
Gertrude : Les Zélites ?
Zaza : Les quoi ?
Gertrude : Hum.. Hum... Je vois que ma question te gêne !
Zaza : Elle ne me gêne pas du tout ! Ne t’inquiète pas, on ne me demandera jamais un reportage de ce genre ! Et si on me le demandait, pareil que pour le boulanger, j’orienterai les questions… Et en guise de réponse, le blaireau que j’interrogerai fera le sémaphore !
Gertrude : Et en matière de relations internationales, est-ce que tu fais au moins un effort pour éclairer l'opinion publique ? Il se passe tant de choses dans le monde en ce moment ! Tiens, par exemple la guerre en Ukraine !
Zaza : Éclairer l'opinion sur l’Ukraine mais tu me prends pour une guirlande de Noël ? Sache que c'est le cadet de mes soucis ! C’est bien simple, le « narratif », toujours le « narratif », officiel, gouvernemental ! Pas d’vagues ! Tu penses bien que l'opinion c'est de la pâte à modeler ! On n'est pas là pour l'éclairer mais pour la façonner comme on veut ! On en fait des boudins, des pâtés, des Lego, plus l'info prend la forme d'un étron, plus ils sont réceptifs, et plus nous sommes inventifs, et plus nous sentons se rapprocher de nous la Légion d'Honneur en remerciement de nos bons et loyaux services ! Les gouvernements savent très bien ce qu'ils nous doivent, sans nous rien n'existerait, surtout ce qui n'existe pas !
Gertrude : Qu'est-ce que tu entends par là ?
Zaza : Que la plupart de notre bavasse, c'est du fake-news en continu ! Dans une marée de mensonges, on place une ou deux infos VRAIES mais d'importance très, très secondaire et on concentre toute l'attention des lecteurs ou des téléspectateurs sur toute une marée de fausses nouvelles ! Le lendemain, on invente tout le contraire de ce qu'on a raconté à nos couillons de lecteurs, la veille. Ils cherchent à comprendre, mais ils ont tellement cogité sans rien piger de la manœuvre, qu’épuisés, ils sont prêts à gober n'importe quoi ! Ils n'y voient que du bleu ! Qu'est-ce que tu crois, que je suis payée à prix d'or pour informer ? Pour dire la vérité ? LA VERITE, ÇA S'INVENTE !
Gertrude (scandalisée) : Zaza ! Tu me déçois beaucoup ! Et moi qui croyais que tu faisais le plus beau métier du monde, que tu étais là pour informer les gens ! Pourtant, l'opinion publique, elle ne peut pas continuer à se faire balader éternellement ! Finalement Zaza, t’es qu’un tapin !
Zaza (s'énervant) : L'opinion publique ? Mais c'est le foutre des Gouvernements ! L'entonnoir de la bêtise ! Le siphon de la vérité ! Plus tu fais mousser l'insignifiance, plus tu pompérises tes glaviots, plus tu passes tout au karcher de la censure, plus tes lecteurs ont l'impression d'avoir accès à de l'info, de la vraie, de la sûre, du réel ! Tu veux que je te dise ? Ils sont persuadés que nos écrits valent de l'or, alors que tu n'écris que de la merde !
Gertrude : Et vous ne croyez pas qu'à force de raconter vos salades, l'opinion ne s'en rende compte ?
Zaza : Bien au contraire, c'est à nos salades que l'opinion nous apporte la vinaigrette ! Et en courant ! On a plus qu'à agiter la sauce et à déverser sur la place publique ! Je dis pas que sur le nombre, il n’y en aient pas qui se doutent... Ceux-là, pour les neutraliser on les taxe !
Gertrude (dubitative) : Taxe de quoi ?
Zaza : Oui, on les taxe de « complotisme », pour la leur fermer. Mais on se fatigue pour rien. Ils l'ouvrent encore plus fort ! Bof, on essaie bien un peu par ci, par là, mais ça fait de moins en moins recette !
Gertrude : Très intéressant... Et tu comptes sur la naïveté de tes lecteurs pour continuer à vendre tes éditoriaux ?
Zaza (hystérisée) : Mais je ne les vends pas, je les leur fourgue... Nuance... Car pourquoi s'abonnent-ils à "l'Observateur des tonneaux percés" ? Devine... Parce qu'ils sont cons ! Cons comme la lune, cons comme des balais, cons comme la mort, la majorité des gens, de la masse ! N'idéalise pas le Peuple ! Ce n'est pas pour rien qu'on nous appelle les mass-media. Nous sommes des snipers qui les traversons pour pulvériser leur entendement ! Ils ont l'impression de faire une démarche libre avec leur abonnement et leur petit virement mensuel à "l'Observateur des tonneaux percés", mais on leur a depuis longtemps forcé la main par la persuasion de la publicité. La télé, c'est encore pire, je sais de quoi je parle ! Là, c'est du grand art ! En fait, plus ils nous lisent et nous écoutent et nous regardent, moins ils savent, nous non plus, d'ailleurs nous ne savons pas grand-chose en réalité, mais on fait comme si ! Notre devise : Je ne sais rien mais je vous dirai tout ! La majorité des gens sont une bande de lemmings, tu les amènes où tu veux ! Au bord du précipice, ils y vont à la queue leu-leu et s'y jettent ! Et moi et nos boss, nous empochons beaucoup, beaucoup d'argent et en même temps nous remplissons à fond notre mission. Nous sommes en service commandé, une armée, des soldats !
Gertrude (scandalisée) : Mais enfin, tu parles comme si vous étiez en guerre !
Zaza (s'animant) : C’est exactement ça ! Oui ! Nous sommes en guerre... Nous sommes, avec nos stylos, nos claviers, nos micros, nos portables, nos rotatives, nos caméras, nos prompteurs, plus puissants que des hommes en uniformes avec leurs roquettes, leurs bombes et leurs ogives nucléaires ! Plus puissants que les gouvernements ! Imagine notre puissance de frappe ! Que j'aime le son des rotatives, le soir au fond des couloirs !
Gertrude : Surtout le son du tiroir caisse !
Zaza (lyrique) : Tu ne peux te figurer la fierté qui m'étreint, lorsque je reviens chez moi, après mes dures journées de labeur à fignoler mon professionalisme reconnu par tous, à me tortiller les méninges pour raconter mes bobards à mes lecteurs, mes contes à dormir debout ! Oui, nous sommes en guerre ! Nous sommes la Grande Armée de la feuille de choux ! L'Autzterlitz de la presse ! Le Friedland de la Une ! L'Arcole de la quatrième de couverture et de l'écran plat ! Que des victoires ! Jamais de reddition ! A l'assaut !
Gertrude : Et le respect de la "Charte de Munich" ? Est-ce qu'une fois ça t'a seulement effleurée ?
Zaza : De la quoi ?
Gertrude : De la charte de Munich ! L'éthique du journalisme ! Comment, tu ne connais pas la charte de Munich ?
Zaza : La charte de Munich ? Combien de divisions ?
Gertrude : Tu me déçois, Zaza !
Zaza : Oh ! Mais non, c'est ça les joies du métier et en plus, lorsque je me balade dans la rue, des grappes de mendigots viennent pour que je leur signe une autographe. C'est la rançon de la gloire ! Je suis partout ! Je participe même régulièrement à l’émission phare chez Grasnounou, tu sais le présentateur vedette ! Oh ! on se marre bien, nous ! On ne porte jamais de masque, mais tous les spectateurs derrière, en portent un ! Tu vois, ce n’est pas difficile de mettre les gens en cage !
Gertrude : Tu es monstrueuse de cynisme, Zaza Lafigue !
Zaza : Je sais, je sais, mais mon compte en banque lui aussi est monstrueux ! Et crois moi, ça te guérit de tous les scrupules.
Gertrude : Que des victoires Zaza ? Tu en es sûre ? Vous l’aurez votre Waterloo1, vous l’aurez, fais-moi confiance !
1Waterloo : bataille napoléonienne qui se solda par une défaite.
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