En Belgique, la réforme de l’orthographe fait à nouveau parler d’elle. Instinctivement la majorité des enseignants y demeurent défavorables. Le corps professoral serait-il conservateur ? Oui et il a raison de l’être, même si son instinct de conservation n’est plus en réalité qu’un vœu pieu. Quelques réflexions intempestives sur la ruine programmée de notre enseignement.
Le progressisme a une idée fixe : il faut que ça bouge. Dans quel but ? Le mouvement est le but ! En ces temps de fatalisme politique et économique où l’individu se voit dépassé plus que jamais par l’infrastructure, le progressisme connaît une sérieuse baisse de moral. Mais il est un domaine capital où il n’a pas perdu son arrogance : celui de l’enseignement. Les textes qui ont discrètement tissé notre Tradition ne pouvaient en effet pas grand-chose face à une foule de revendications agitant le besoin toujours plus pressant de coller à l’actualité.
Vivre avec son temps, tel est le mot d’ordre du progrès répété, il y a peu, par les quatre chefs de l’Enseignement de la Culture, recommandant sans plus attendre le changement de régime en matière d’orthographie. Un mot d’ordre attesté, et là est le plus inquiétant, par les responsables de la langue française. Le président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique, Marie Klinkenberg, écrit : « le moment est venu d’accomplir un pas de plus et, sans pour autant sanctionner les graphies traditionnelles, de faire peu à peu des formes rectifiées l’orthographie de référence »[1]. Nathalie Marchal, directrice au service de la langue française, enfonce le clou : « Sur le plan symbolique, c’est très important, car on touche à un sanctuaire. La langue française est devenue un outil rigide. »[2]
Le diagnostic posé par Madame Marchal est révélateur de la crise qui touche le monde l’enseignement depuis que les pédagogues, ces progressistes qui font marcher nos élèves, s’y sont invités et y font désormais la loi.
Je ferai d’abord remarquer à nos « responsables » que la langue n’est pas un outil. Elle est une dimension de notre être qui nous porte plus qu’on ne la manipule. La réduire à un outil répond ainsi au fantasme progressiste : imaginer un monde où l’outillage demeure la voie d’accès privilégiée aux choses, un monde de la sorte façonnable, transformable à souhait. Ce fantasme constitutif de ce que l’on appelle « la science », devient contre-nature lorsqu’il s’agit de Culture.
Au fond, le progressiste qui se pare de rébellion, ne supporte pas que les choses lui résistent. Il veut en finir avec les failles de la pensée et rêve secrètement d’un monde à deux dimensions. Un monde sans frontières survolé par une pensée que rien ne retiendrait. La liberté signifie pour lui le pouvoir de bouger sans contraintes sur le terrain vague et plat du lieu commun qui soutient son enthousiasme.
Si les grandes incertitudes du moment minent le progressiste, à l’école cependant, son fantasme s’est déjà réalisé, du moins en grande partie. Une réalisation qui ne pouvait faire son entrée qu’en se débarrassant d’un témoin gênant : le Maître. Celui-ci était en effet le garant d’un héritage dont il chargeait des élèves qui n’avaient rien demandé et se retrouvaient liés à une Histoire. Pour se débarrasser du Maître, il suffisait alors d’introduire le pédagogue dans l’enceinte de l’école : en donnant la parole à l’élève, en se recentrant sur son « intérêt », on égalisait les conditions comme on aplanit un terrain. La verticalité du savoir, c’est-à-dire l’autorité d’un passé ou d’une Tradition qui par la bouche du Maître convoquait l’élève, la verticalité du savoir donc, faisait place à la platitude du savoir-faire desservi par un animateur. Ignorant la profondeur du passé, l’élève n’avait plus à répondre au devoir de la critique. Le voilà maintenant au centre d’un présent qui s’éternise, plongé dans la vacance du rêve de l’autocréation.
Ce fantasme Madame Marchal l’exprime encore autrement : il convient de profaner ce que la langue ne doit pas être pour elle : un sanctuaire. Or qu’est-ce que le sacré sinon l’intimité des choses, leur intériorité ? L’intimité de la langue, c’est la profondeur d’une histoire qui ne se passe pas sans accidents, son âme qu’expriment les accents, les irrégularités qui en font le relief… Une chose est de sacraliser la langue (ce que je ne souhaite pas) et de se laisser fasciner par elle, une autre est de tenir à des exigences qui nous renvoient à l’épaisseur du monde où se fraye le savoir. Car vouloir orthographier « goût » sans accent revient à oublier qu’étymologiquement « savoir » et « saveur » sont intimement liés.
Evidemment, après ça, ce n’est pas à nos progressistes d’affronter des élèves agités par le manque que laisse l’autorité du savoir, par l’ennui ou la fadeur du savoir-faire ou par la brutalité d’un vécu qu’ils parviennent difficilement à articuler, à rendre intelligible, dans un monde où la langue doit bouger ou faire bouger et n’est plus le recueil de rien…
[1] Cf. « La nouvelle orthographe : un gout d’ognon… » in Prof, mars 2009, p. 8.
Le nivellement par le bas... Mais il est de la responsabilité et de l’intelligence des parents de laisser un enfant s’intéresser à la lecture... plutôt qu’à la télé.
Il ne faut pas négliger, vous avez raison, le devoir parental, à l’heure où l’on demande aux enseignants de prendre en charge la totalité des aspects de l’éducation. Mais le plus grave, et c’est ce que je désire souligner, est que les directives officielles qui ne "pensent" plus qu’en termes de compétences, retirent à l’enseignement sa vocation d’enseignement.
Tout comme les secteurs publics de l’enseignement, de la recherche et et santé commencent à être privatisés en France.
Réservés aux élites. Et surtout, récupérés au niveau financier.
Ainsi, un gouvernement les dévalorise pour créer la confusion dans l’esprit du public et pouvoir dire par la suite : il faut privatiser, c’est la solution.
J’ai eu l’insigne privilège d’avoir une mère et une grand-tante qui me faisaient la lecture le soir pour m’endormir, et j’ai eu très tôt le désir de savoir lire par moi-même. Et plus encore, avec une très riche bibliothèque à ma disposition : "Si tu ne comprends pas c’est que tu n’es pas encore en âge de comprendre" disait ma mère.
Et heureusement ! Parce que déjà, à l’époque (années 60) les professeurs de français avaient semble-il un don particulier pour dégoûter de la lecture.
Aujourd’hui, je transcris des carnets personnels de la fin du XIXème siècle, et je songe au nombre incroyable de mots, d’expressions, que je ne connais que par mes lectures et que mes contemporains ne comprennent plus !
Je fus quelques temps traducteur, et pour moi une langue véhicule une manière de penser, il est bien des mots et des expressions intraduisibles d’une langue dans une autre et qui mettent en lumière des différences dans la façon de penser en fonction de ce que les mots peuvent traduire.
Qu’une langue évolue, c’est normal, mais qu’elle se perde et c’est la pensée qui va avec qui se perd : Quand on n’a plus de mots pour exprimer quelquechose, alors on n’a plus le moyen de penser cette chose.
"Quand on n’a plus de mots pour exprimer quelquechose, alors on n’a plus le moyen de penser cette chose."
idéologie de philosophe (ce qui dans ma bouche revient à "idéologie de théologiste/religieux"). C’est les mots qui trahissent la pensée, qui permettent le mensonge. Tant qu’on aura pas compris cela, point de salut à l’humanité.
Y aurait il une séparation entre langue et langage ? entre t on en accord avec Pierre Bourdieu qui propose de se demander d’ou vient la langue (au sens de syntaxe, de sens des mots, des idées, de la capacité pour les uns ou les autres de comprendre et d’utiliser la "bonne" langue...) que les enseignants transmettent et énoncent comme étant l’étalon, le modèle (Ce que Parler Veut Dire) ? Quelle classe sociale impose t elle "sa" langue ?
Doit on céder aux mouvements des langages qui sont bien souvent des langues du moment, de la mode, du groupe ? ou doit on maintenir, bec et ongles, une langue et son orthographe et lui ôter toutes possibilités de se parer des apports de la jeunesse, du monde, des régions ?
Les questions que posent chacun de ces deux pargraphes n’imposent elles pas le recul nécessaire et systématiquement auto-critique du "ne pas plus se soumettre à la vitesse de la néo langue qu’à la rigidité de la tradition bourgeoise" ’ça y est, le mot est lâché)
Dénoncer le progressisme ne signifie pas se soumettre au traditionalisme. L’enseignant avant d’être le porte-parole malgré lui d’une puissance quelconque, a pour rôle de rassembler sa classe autour d’un savoir qui impose une attention qui ne va pas de soi et fait découvrir à l’élève l’autre que soi. Il y a là une violence plus formatrice que toute idéologie.
Ce que je constate c’est un appauvrissement généralisé du langage :
Au delà des formes moderne (ou moins que ceux qui les pratiquent ne le croient) d’argots, qui font partie de la vie de tous les jours, il m’apparaît jour après jour que de plus en plus de gens ne comprennent même plus ce que disent leurs grands-parents.
Quant à la langue de M. de la Fontaine, ou plus récente de Victor Hugo voire d’un Raymond Devos, elle leur devient étrangère. D’ailleurs beaucoup de gens ne lisent plus, je vois de plus en plus autour de moi de personnes qu’un texte de plus d’une page rebute.
C’est d’ailleurs un des "conseils" que les recruteurs vous apprennent : pas de CV de plus d’1 page !
Quand on a 35 ans d’expérience, et travaillé pour des dizaines de sociétés, c’est pour le moins difficile !
Et puis ça permet, comme on le voit souvent sur Agoravox, de faire passer des articles bourrés de sophismes (raisonnements paraissant logiques mais ne l’étant pas), à un public qui ne s’en rend pas compte !
On a les m^^emes (problèmes)à la maison...Le Canada ne s’en sort pas mieux
Le pragmatisme anglo-saxon vis à vis de la langue , qui ne serait qu’un outil,un pur instrument, est en train de nous contaminer
Les cours de langue se transforment peu à peu en séances de communication,à visée professionnelle
On laisse tomber les auteurs trop "difficiles", comme Voltaire
Nivellement par le bas
Où est passé l’amour de la langue... ?
Michéa a des analyses intéressantes sur la perte d’autorité de la langue et du sens , en rapport avec les valeurs néolibérales ambiantes ...
Langue et orthographe, deux choses différentes.
La langue, dont le côté "outil" est évident et dont le côté "limite" est maintenant bien connu, a aussi un aspect "plaisir", qui récompense les efforts consentis pour y parvenir. Plaisir de l’agencement de la phrase, du terme éxact ou de la jolie métaphore voulue équivoque, de la nuance fine, jeu qui culmine dans la poésie, mais aussi dans l’usage de la grammaire où le choix du subjonctif convenable a le goût de la subtilité partagée entre connaisseurs. Nul n’a le droit de priver quiconque de la possibilité de cette joie.
L’orthographe entre dans un domaine plus général, la recherche, la connaissance, et la volonté d’un code permettant de pousser la communication jusqu’à obtenir la compréhension entre membres de la communauté de même langue. On constate, la télévision en faisait récemment un sujet, que des cadres de haut niveau suivent des cours de remise à niveau en orthographe. Ils sont pourtant titulaires de hauts diplômes, témoins de leur capacité à connaître et appliquer des règles. Oui, mais celles des
mathématiques, qui sont la clé de l’utilisation du monde, de l’accès au pouvoir, à l’argent. Pas celles qui offrent la compréhension des autres, la possibilité d’une harmonie sociale.
Ecole des des maths, école des employés, école de l’orthographe, école des citoyens.