La grasse matinée
La grasse matinée est-elle une habitude française ? Peut-être. En tous les cas, elle renvoie à une autre époque – d’ailleurs pas si lointaine -, à l’aube de la société de consommation.
Dans les années 50-60, les gens travaillaient, en général, cinq à six jours par semaine. Leurs levers étaient souvent plus matinaux qu’aujourd’hui. Dans ces conditions, quoi de plus normal que de s’accorder un temps plus long de sommeil et de récupération ? Le dimanche était alors le seul jour où ils pouvaient profiter du confort domestique acquis par leur travail et ils entendaient bien en profiter sans complexe. Si péché de paresse il y avait, il était naturellement subsumé par le droit divin au repos (on parlait encore de « jour du Seigneur »). On se levait souvent à 10 heures, voire plus tard quand on était allé danser la veille. Le petit-déjeuner se prenait, bien sûr, au lit et, lorsqu’on avait la chance d’avoir une présence aimante près de soi, on ne se faisait pas prier pour finir la matinée sous les draps.
Oui, la grasse matinée est certainement une figure mythologique du bonheur moderne. Sorte d’oasis temporel, elle signifiait que le farniente était désormais à la portée de tous, même de façon plus limitée que celui dont jouissaient encore les classes privilégiées. Fruit d’une amélioration sensible des conditions de vie, cette douce habitude devait pourtant être bousculée dès les années 80. En cette décennie (pourtant tournée à gauche) apparurent, dans l’espace public, de nouveaux impératifs moraux. Foin du repos hebdomadaire et des plaisirs sensuels ! Le bien-être allait désormais s’accorder avec l’effort physique et la transpiration. Ce fut alors la grande vogue du footing dominical, quand ce n’était pas le cours de gym télévisé de Véronique et Davina. Finie la bienfaisante chaleur de la couette ! Il fallait à présent tonifier ces corps qui croulaient déjà sous la fatigue du travail – mais un travail de plus en plus sédentaire. Au bonheur de ne rien faire succéda le bonheur de l’activité effrénée, fut-elle ludique et joyeuse. Progressivement, la santé puis la beauté furent érigées au rang de valeurs cardinales. Plus de sympathie ni d’excuse pour les gros et les impotents. Ce n’était pourtant qu’une étape dans un processus qui devait impitoyablement bannir le repos de la vie humaine.
Le pire était encore à venir. Il arriva trente ans plus tard, au tournant des années 2010, avec les autorisations administratives au travail dominical. Les premiers touchés furent les employés de la grande distribution. Et l’on vit ainsi des enseignes qui ne fermaient plus leurs portes. Le travail ininterrompu – ce rêve fordien – s’imposa peu à peu sur les vieilles habitudes françaises. Produire plus pour vendre plus, faire du chiffre sans trêve : voilà l’idéal prôné par des politiciens sans scrupules, de quelque bord qu’ils se situent. Et pas de meilleurs alibis à cette course au profit généralisé que la compétition industrielle et la crise indéfiniment prolongée. Adieu la grasse matinée. Adieu le footing et la gym-tonic devant la télé. Adieu les délicats élans de la messe. Il faut désormais turbiner sans relâche si l’on veut rester dans la course et participer à l’effort national. Quitte à oublier le sens même de l’existence, le partage et le bonheur.
Devant ce constat accablant, une seule question se pose : quand sortira-t’on enfin de ce modèle infernal dont aucune espèce animale, à part la notre, ne voudrait (si les animaux pouvaient s’exprimer) ? Ou, formulée autrement, quand réclamera-t’on le droit au repos avec la même conviction que le droit au travail ?
Jacques LUCCHESI
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