La guerre des sexes aura-t-elle lieu ?
"Trois bombes menacent le monde : La bombe atomique, qui vient d'exploser, la bombe de l'information, qui explosera vers la fin du siècle et la bombe démographique, qui explosera au siècle prochain, et qui sera la plus terrible". Les deux premières prédictions d'Albert Einstein se sont vérifiées. Quant à la troisième, il semble que l'humanité n'en ait pas encore pris la véritable mesure.
Généralement, à l'évocation de « problème démographique », on se focalise sur les prévisions de croissance mondiale de la population. Les grandes tendances futures et les problèmes inévitables qu'ils engendreront sont connus de tous : selon l'hypothèse moyenne retenue par l'ONU en 2004, après une période de croissance jusque vers 2050 où elle atteindrait 9,1 milliards d'habitants, la population mondiale se mettrait à décroître, retrouvant en 2100 son niveau de 2006. Les prévisions de l'ONU sont cependant régulièrement revues à la baisse. Mais la tendance est là et la poussée démographique, sauf conflit mondial majeur ou nouvelle pandémie dévastatrice, inéluctable. La cohorte de difficultés qu'elle engendrera est connue : partage supplémentaire des ressources en eau, alimentaires, énergétiques et environnementales, entraînant une aggravation certaine des multiples problèmes auxquels l'humanité est déjà confrontée actuellement. Et pourtant, on aurait tort de s'arrêter à ce seul constat. Car une autre menace démographique fait lentement son apparition : la perturbation du ratio naturel entre fille et garçon. De l'ordre de 98 naissances masculines pour 100 naissances féminines, ce ratio est en effet grandement menacé par deux facteurs totalement distincts et a priori sans aucun rapport : les dérèglements biologiques et la sélection artificielle après la naissance. À cela se rajoute un troisième facteur, la sélection artificielle avant la naissance, encore sous le stade de risque potentiel mais qui, en fonction de l'utilisation qui en sera faite, pourrait dans un futur proche encore davantage aggraver les dérèglements observés.
La sélection artificielle après la naissance est le facteur assurément le plus médiatisé : c'est un phénomène croissant qui touche presque exclusivement l'Inde et certains pays d'Asie. Où sont passées les 90 millions de femmes qui manquent actuellement en Asie ? Elles ne sont pas nées ou bien sont mortes en bas âge, victimes d'avortements sélectifs ou d'infanticides. Cette anomalie démographique, dénoncée dès 1990 par l'économiste Amartya Sen dans la New York Review of Books, touche la Chine, l'Inde et le Pakistan, mais aussi le Bangladesh, Taïwan ou la Corée du Sud. Si l'on appliquait à l'Asie un taux de masculinité « normal » de 98 hommes pour 100 femmes - pour le calculer, les démographes prennent en compte la proportion naturelle de filles et de garçons à la naissance, les différences de mortalité infantile entre les deux sexes et le décalage d'espérance de vie entre les hommes et les femmes -, ce continent compterait 90 millions de femmes supplémentaires. La Chine et l'Inde, où ce phénomène provoque déjà des tensions, sont les pays les plus touchés. Les déséquilibres les plus extrêmes ont été enregistrés dans les Etats indiens du Pendjab et de l'Haryana où ont été recensées, en 1998-2000, 125 naissances de garçons pour 100 de filles et dans les provinces chinoises du Jiangxi et du Guangdong, en 2000, où le nombre de garçons avait atteint 138 pour 100 filles. Les causes de ce déséquilibre sont d'ordre social. En Inde, c'est se condamner à faire des économies et s'endetter parfois une vie durant pour rassembler sa dot, sans rien en retour. En Chine, la limitation des naissances a renforcé l'attractivité pour les garçons. L'héritage sera, à n'en pas douter, très lourd à porter pour les générations futures de ces pays. Car ces avortements sélectifs ne représentent pas seulement le degré ultime de violence contre les femmes, celui qui leur refuse le droit même de naître. Dans les décennies à venir, ils modifieront en profondeur le visage du continent asiatique. Dans sa fiction Le Premier Siècle après Béatrice, Amin Maalouf démontre avec réalisme le potentiel explosif, pouvant conduire à l'implosion sociale d'une région tout entière, que représente un déséquilibre dans la parité fille/garçon en faveur de ces derniers.
Le deuxième facteur n'a obtenu par contre jusqu'à présent que très peu, voire pas du tout d'écho médiatique. Or, deux études menées dans des circonstances totalement différentes sont arrivées à la même conclusion : certains composants chimiques semblent grandement affecter le ratio naturel entre fille et garçon à la naissance. La première, menée chez les Inuits en Russie et au Groenland par le Programme de surveillance de l'Arctique (AMAP), souligne la corrélation entre la concentration de polluants organiques persistants, dont le PCB, dans le sang des femmes enceintes et le sexe de l'enfant. Un expert de l'AMAP explique que « pour certains PCB, au-delà de 4 microgrammes/litre, on observe un renversement du sex ratio en faveur des filles. La majorité des œufs qui auraient dû être des garçons subissent un avortement spontané précoce ». Le résultat est la naissance dans certaines communautés Inuites de deux filles pour un garçon, ce qui en fait le déséquilibre le plus grand jamais observé. Son ampleur trouve partiellement son origine dans la fonction de « super-prédateurs » que les Inuits occupent dans un écosystème et une chaîne alimentaire confinés. Toutefois, cette observation ne s'arrête pas aux lointains Inuits. Le professeur gantois Nik Van Larebeke, interviewé dans le quotidien flamand Het Laatste Nieuws le mardi 22 octobre, confirme des observations similaires, mais qu'il qualifie de « phénomène européen ». Le constat est identique : certains embryons mâles n'arrivent pas à se développer complètement et meurent. Cette fragilité est selon lui en relation directe avec l'utilisation massive de certains polluants. Le scientifique pointe du doigt certains dérivés du plastique, des détergents, des pesticides et des conservateurs qui se trouvent par exemple dans les cosmétiques et les produits d'entretien, dont certains entrent dans le corps via la respiration ou la peau. À ce stade, il est encore trop tôt pour affirmer scientifiquement, avec certitude, que certains produits chimiques sont de nature à bouleverser la diversité naturelle des embryons. Le recoupement de ces deux études, couplées aux nombreuses autres qui ont déjà démontré les conséquences d'une exposition soutenue à certains produits chimiques sur le corps humain, ne laisse toutefois que peu de place au doute.
Le troisième facteur, la menace d'une sélection artificielle du sexe de l'enfant avant la naissance, se posera à terme à l'ensemble de l'humanité. La méthode commercialisée depuis deux ans par la société britannique DNA Worldwide, peut potentiellement aboutir à ce résultat. Le procédé est fort simple : pour la modique somme de 350 euros, les parents ont la possibilité de connaître le sexe de l'enfant dès la sixième semaine sur base de l'analyse de l'ADN d'un échantillon sanguin de la mère. Or, l'avortement est généralement autorisé entre la 12e semaine (cas de la majorité des pays européens) et la 24e semaine (cas de la Grande-Bretagne). Marcy Darnovsky, directrice adjointe du Center for Genetics and Society, résume mieux que quiconque les possibles dérives : « jamais auparavant la possibilité de choisir le sexe de l'enfant dans une optique purement sociale - c'est-à-dire parce que les parents préfèrent simplement avoir un garçon plutôt qu'une fille, ou inversement - n'avait fait l'objet d'une promotion en direction de clients potentiels dans une publication grand public. C'est pourquoi je dis que la sélection du sexe est entrée dans la culture consumériste. » En réalité, le choix « à la carte » du sexe de l'enfant représente l'acte consumériste ultime. Celui dont l'humanité pourrait ne jamais se relever si elle ne l'entoure pas d'infinies précautions.
Photo tirée du film Une jeunesse comme aucune autre
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