La guerre en Ukraine ne rappelle-t-elle pas les guerres du début du XXe siècle ? Vers une nouvelle structure du monde
Pourquoi les guerres qui de nouveau couve aujourd’hui ? Au point qu’un conflit nucléaire peut même éclater aujourd’hui en Europe si la situation continue de se détériorer entre l’Occident, allié à l’Ukraine, et la Russie. La question qui se pose : « allons-nous vers une extension de la guerre » ou, pour éviter l’irréparable, la raison va l’emporter et une négociation basée entre les parties sortira le monde de ce conflit qui, par ses conséquences, va certainement rebattre les cartes de puissance, dans le monde.
Pour comprendre, tentons de répondre avec la philosophie qui ressortent des graves événements qui ont touché les peuples dans la marche de l’histoire ; faisons un parallèle ce qui a prévalu le siècle passé et tirons, à la lumière de ce qui ressort, le sens des événements d’aujourd’hui. Aussi interrogeons-nous sur le sens des deux guerres mondiales au XXe siècle et, entre les deux, la grande crise économique de 1929 ; de ces trois événements majeurs dans le siècle de transition que fut le XXe siècle pour l’humanité a résulté le monde d’aujourd’hui ?
La question qui se pose : « s’inscrivent-ils comme une « nécessité de l’Histoire » ? Si c’est le cas, quel sens donner aux bouleversements qui ont agité le monde durant tout le long du siècle passé ? Et encore aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, avec la guerre en Ukraine. De même, qu’en est-il du déclin annoncé de l’Occident et de l’émergence de nouveaux pôles économiques en Asie, en Amérique du Sud et dans d’autres contrées du monde ? Leur émergence ne le doive-t-il pas à l’Occident ? Le principe des vases communicants n’a-t-il pas joué dans le rattrapage du retard industriel par les pays émergents ?
C’est à toutes ces questions qu’une nouvelle approche de l’Histoire politique et économique est initiée et, tranche avec les approches classiques ; elle espère, à travers les développements qui vont suivre, apporter une meilleure compréhension du sens des crises et des guerres, et l’impact qui en ressort dans les avancées du monde.
Regardons l’évolution du monde sous l’angle de la philosophie de l’histoire. Un des grands philosophes de l’histoire, Hegel, disait : « L’esclave de l’Antiquité n’était pas une personne libre, parce qu’il n’avait pas conscience de son être-esclave ». La liberté se crée en se conquérant à travers l’Histoire et « en s’incarnant » dans des constitutions politiques. Donc il y a un processus nécessaire inhérent dans la marche de l’histoire.
En clair, « Les hommes n’ont pas à apprendre qu’ils sont libres », ils ont à gagner leur liberté. Et cela relève des contingences de l’histoire. Cette thèse reprise par Marx a pris une autre ampleur ; pour lui l’inachèvement de l’Histoire est dans la libération complète de l’individu de tout ce qui l’opprime et l’empêche d’être lui-même (« aliénation » de l’homme dans le monde actuel). Mais comment vient la libération de l’individu ? Elle ne vient pas du néant, ni de lui-même, sinon il se serait libéré et n’aurait pas attendu des siècles ; ce sont précisément les événements historiques qui surviennent et menacent les ordres qui régissent les peuples qui concourent dans le progrès du monde.
Pour Marx, la conscience de classe elle-même (qui est une limitation) disparaîtra dans la société communiste n’est en fait qu’une thèse avancée parce qu’elle s’inscrit dans le devenir humain. Que l’homme vraiment libre, selon Marx, soit le citoyen de cette cité à venir n’est qu’une vision humaine ; l’homme vraiment libre n’existe pas ; l’homme est toujours assujetti à sa condition humaine pour qui la liberté reste toujours une visée, et jamais atteinte définitivement.
Pour Hegel, les hommes sont « les instruments aveugles du génie de l’Histoire » ? Derrière l’apparence extérieure des événements, derrière tout ce que font les hommes, derrière tous leurs actes les plus absurdes ou les plus passionnels, se cache une raison, un Esprit, qui mène le monde vers plus de liberté, plus de rationalité.
Karl Marx, dans la postface de la deuxième édition allemande, du 24 janvier 1873, écrit :
« Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu'il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par‑dessus tout, c'est la loi de leur changement, de leur développement, c'est‑à‑dire la loi de leur passage d'une forme à l'autre, d'un ordre de liaison dans un autre. Une fois qu'il a découvert cette loi, il examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale... […] Pour cela il suffit qu'il démontre, en même temps que la nécessité de l'organisation actuelle, la nécessité d'une autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que l'humanité y croie ou non, qu'elle en ait ou non conscience. Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l'homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins... […]Mais, dira‑t‑on, les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu'elles s'appliquent au présent ou au passé. C'est précisément ce que Marx conteste ; pour lui ces lois abstraites n'existent pas... Dès que la vie s'est retirée d'une période de développement donnée, dès qu'elle passe d'une phase dans une autre, elle commence aussi à être régie par d'autres lois. […]Une analyse plus approfondie des phénomènes a montré que les organismes sociaux se distinguent autant les uns des autres que les organismes animaux et végétaux. Bien plus, un seul et même phénomène obéit… à des lois absolument différentes, lorsque la structure totale de ces organismes diffère, lorsque leurs organes particuliers viennent à varier, lorsque les conditions dans lesquelles ils fonctionnent viennent à changer, etc. […] La valeur scientifique particulière d'une telle étude, c'est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d'un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c'est cette valeur‑là que possède l'ouvrage de Marx. »
L’évolution historique des organismes, comme le laisse entendre Karl Marx, s’opère d’une manière nécessaire par le jeu des forces économiques qui, bien qu’ils diffèrent d’une époque à une autre, et selon « selon toujours un seul et même phénomène… à des lois absolument différentes, lorsque la structure totale de ces organismes diffère, lorsque leurs organes particuliers viennent à varier, lorsque les conditions dans lesquelles ils fonctionnent viennent à changer, etc. » Mais, la loi de l’Histoire, qui est une nécessité inéluctable dans le changement de structure, n’ignore néanmoins pas la liberté de l’homme.
Au-delà de la philosophie de l’Histoire de Hegel et de Marx, on peut postuler qu’il y a des préalables naturels dont on ne peut faire l’impasse et qui témoignent de l’évolution de l’humanité comme une succession d’états historiques par lesquels elle devait passer, et ce en raison de son fondement en tant que sujet d’histoire qui avance.
Depuis le commerce d’esclaves en Afrique, les siècles passés, la colonisation du Nouveau Monde opérée par les puissances européennes, les déportations massives de noirs africains en Amérique, ce processus n’a-t-il pas constitué un processus d’expansion naturel du monde.
Si les peuples réduits à l’état d’esclaves, ou colonisés, se sont vu imposés des iniquités politiques révoltantes (travaux forcés, impôt par capitation, cultures obligataires, corvées, etc.), l’aspiration à la libération est restée une constante dans leur mémoire.
Si les pays de l’Afrique noire étaient des nations suffisamment avancées, dans les siècles passés, ni l’esclavage ni la colonisation n’aurait existé ; mais ces pays d’Afrique ne l’étaient pas alors que les pays européens l’étaient, ce qui a permis la pénétration coloniale européenne. Donc, tout relève donc de l’« étant d’une structure du monde », comme relève aujourd’hui une « autre structure du monde » qui est entrain progressivement d’émerger.
L’après-colonisation depuis la fin des années 1940 jusqu’à aujourd’hui a-t-elle vraiment avancé les ex-pays décolonisées ? Ceux qui se sont trouvés dans le sillage des intérêts occidentaux ont certes réussi, mais le plus grand nombre des pays sortis de la colonisation n’ont pas réussi, leur situation politique et économique est devenue souvent critique.
Aussi peut-on dire que l’évolution du monde relève des « contingences historiques ». Un peuple peut passer par l’esclavage, par la colonisation parce qu’il le doit à l’« étant », dans le sens de ce qu’il était lui-même dans l’étant et l’ordre des « étant-s » et des « contingences » qui ont changé la structure et lui ont donné un autre « étant ». Et on le voit avec la fin du commerce d’esclaves qui a duré plus de treize siècles ; la traite des noirs qui était acceptée comme naturelle alors qu’elle est honnie ; elle sera abolie en Europe au XIXe siècle.
De même la colonisation qui a transformé des pays en empires. Là encore, la colonisation relève d’une structure historique et de contingences. Qu’en est-il du premier événement marquant le XXe siècle et qui allait ébranler les puissances coloniales ? Un événement contingent qui n’a pas montré aux puissances coloniales, dans les prétentions qu’elles revendiquaient, qu’elles se dirigeaient en fait à leurs destructions.
La guerre qu’elles se déclaraient, en 1914, pensée juste pour quelques mois, allait durer de longues années jusqu’en 1918. Ce premier conflit mondial 1914-1918 a précipité l’histoire de l’Europe et donné un nouveau sens au monde. Comme la guerre en Ukraine aujourd’hui en ce début de troisième millénaire. Fait-elle écho à l’événement passé ? Peut-on dire que, sans la présence des armes nucléaires de part et d’autre, la guerre en Ukraine aurait pu déboucher sur une Troisième guerre mondiale ? Oui, avec la Russie et la Chine uni face à l’Occident.
Sans les armes nucléaires, l’Occident aurait déclaré la guerre à la Russie. L’enjeu à travers l’Ukraine était l’Europe orientale et centrale qui devrait rester dans l’Europe de l’Ouest face à la Russie. L’Occident ne pouvait rester en retrait, le même enjeu jouait pour Taïwan avec la Chine. Aussi peut-on dire que, dans la guerre en Ukraine, l’Occident joue aujourd’hui son avenir dans l’échiquier de puissance dans le monde.
Or, aujourd’hui, le monde est paré avec les arsenaux nucléaires dispersés à travers le monde, toute stratégie de puissance doit être mesurée, les puissances doivent faire tout pour éviter à l’irréparable, une « guerre nucléaire ». Cependant, force de dire que ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine rappelle les guerres qui ont marqué le début du XXe siècle. A notre sens, le processus engagé par le Premier Conflit mondial 1914-1918 et les grands événements majeurs qui ont suivi, depuis la crise économique de 1929 à la Deuxième Guerre mondiale, entrent de nouveau dans cette dynamique qui se joue dans la crise ukrainienne. Certes selon un nouveau jour, mais les mêmes objectifs, les mêmes aspirations hégémoniques des puissances, les mêmes besoins de sécurité contre les ambitions du camp adverse.
Que la guerre ait éclaté au début du XXe siècle, par l’attentat terroriste contre l’archiduc François-Ferdinand, l’héritier du trône de Vienne, le 28 juin 1914, importe peu, il n’était qu’un prétexte pour les puissances occidentales pour déclencher la guerre ; toutes les puissances européennes s’y préparaient et y voyaient dans la conjoncture une possibilité pour tirer des avantages territoriaux et politiques ; la prise de possession du monde a entraîné fatalement une compétition entre les puissances coloniales ; l’exaspération nationaliste, le défaitisme ignoré, tout souriait aux puissances européennes, maîtresses du monde.
Comme au début de ce XXIe siècle, rien ne présageait l’attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center, à New York, il a entraîné les États-Unis et les pays d’Europe, membres de l’OTAN, à entrer en guerre, en Asie centrale, qui a duré pratiquement 20 ans, sans penser qu’ils n’allaient retirer aucun gain, pire encore à voir le retrait en catastrophe des forces US de Kaboul, en août 2021. Les États-Unis et l’Europe, avec la fin de l’Union soviétique en 1991, pensaient qu’ils allaient régenter le monde. Mal leur en prit, la fin de leur campagne au Moyen-Orient a montré les limites de leur puissance.
Cependant, cette guerre s’inscrit dans la marche de l’histoire de l’humanité. Si on regarde les guerres des siècles passés, elles s’inscrivent toutes dans le même processus historique qui trace au fur et à mesure la marche du progrès du monde. La Première Guerre mondiale, une des guerres les plus désastreuses pour l’humanité, une hécatombe en destructions et pertes en vies humaines, plus de 15 millions de morts et des millions de blessés, entrait dans la dynamique de l’histoire.
Ce n’est qu’avec l’entrée en guerre des États-Unis que la situation va se retourner pour l’Allemagne et amener la victoire aux Alliés. Si on regarde les résultats de cette guerre, ils sont sans commune mesure. En effet, une Allemagne sortie humiliée, les empires d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie et d’Ottoman démantelés, mais c’est le réveil des peuples coloniaux qui attire surtout l’attention. Les trois quarts du monde qui ployaient sous le joug des puissances coloniales entrevoyaient à partir de la fin de la guerre leur libération, leur indépendance.
L’Amérique du Sud, au début du XIXe siècle, avait conquis sa souveraineté, le XXe siècle, c’était le tour de l’Afrique et de l’Asie. L’histoire de l’humanité a un sens, en effet, moins d’une décennie après la guerre, éclatait la crise de la Bourse de New York (Wall Street). Comment comprendre la crise de 1929 ? Une « fatalité », une « malédiction » qui pesait sur l’Occident ? Cette crise a fait l’objet de milliers d’analyses politiques et économiques mais n’a pas été transcendé, n’a jamais été au-delà des possibilités apparentes que la nature de cette crise exceptionnelle pouvait apporter comme connaissance dans la compréhension de l’évolution et du sens du monde.
Non cette crise n’était pas un accident mais un contingent qui entrait dans la marche de l’histoire. Crise boursière sans précédent, elle va mettre un processus en marche qui va déboucher sur la Deuxième Guerre mondiale. Edgar Morin parle de l’histoire comme « une succession d’émergences et d’effondrements, de périodes calmes et de cataclysmes, de bifurcations, de tourbillons des émergences inattendues ».Dans « abîme et métamorphose », il écrit : « En 1929, la crise économique, conjuguée à l’humiliation des lendemains de la Première Guerre mondiale, a provoqué la venue au pouvoir d’Hitler, par des voies démocratiques. Ce n’est pas d’un pays arriéré qu’est venue la barbarie, mais de ce qui était la première puissance industrielle d’Europe, et qui était sur le plan culturel, la plus avancée ».
Si tout ce qu’énonce Edgar Morin relève de la constatation des faits de l’Histoire, il reste que Morin ne dit pas « pourquoi le monde a vécu l’abîme passée » ? Pourquoi la crise de 1929 est survenue alors que les seules grandes puissances économiques, à cette époque, étaient occidentales, le reste du monde était colonisé ou comptait peu dans les relations internationales.
En vérité, la crise de 1929 comme la dépression des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale qui a éclaté en 1939 relèvent des phases historiques précises par lesquelles l’humanité devait passer. Sans ces événements, des continents entiers seraient restés sous domination coloniale. Il nous apparaît aussi que le principal ennemi de l’Occident n’a pas été le monde colonisé qui, en fin de compte, n’a fait que prendre le train en marche pour se libérer, mais, paradoxalement, c’est par la formidable puissance économique et militaire qu’est venue la crise puis la guerre. Et par la guerre que les empires coloniaux ont été emportés et qu’est née la « Liberté » des peuples.
Aujourd’hui le même processus joue dans la guerre en Ukraine, une guerre où ne s’oppose pas seulement l’Ukraine à la Russie, mais tout l’Occident à la Russie ; l’Ukraine n’est qu’un contexte où butent les aspirations hégémoniques entre les deux grandes puissances, depuis leurs sorties victorieuses du Deuxième Conflit mondial. Là aussi, par la formidable puissance militaire des États-Unis et de l’ex-Union soviétique devenue la Russie, que va venir la destruction de cette structure de l’histoire et déboucher sur une nouvelle structure avec d’autres acteurs qui vont émerger et changer le cours de l’histoire. L’histoire, en se répétant, s’inscrit toujours dans le progrès du monde.
Medjdoub Hamed
Chercheur spécialisé en Economie mondiale,
relations internationales et Prospective.
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