La Libération (13) : le débarquement comme réussite industrielle
Voilà qu'arrive le 67eme anniversaire du débarquement (voir la liste des manifestations prévues ici *), l'occasion de ne pas oublier, encore une fois, ceux qui sont morts (jeunes pour la plupart) pour qu'on vive en liberté en Europe, et l'occasion pour moi de reprendre ma saga inaugurée l'année dernière, et restée jusqu'ici à l'épisode 12. Le but en est resté le même : vous révéler des côtés moins connus de cette victoire de 1945, en commençant cette fois par son côté... industriel. Car ce qui avait marqué les esprits, déjà, en ce 6 juin 1944, c'était bien l'imposante armada apparue sur les côtes normandes, une armada qu'il fallait bien nourrir, habiller et ravitailler. Les véhicules nécessitant de l'être avant tout en essence, les alliés avaient imaginé un incroyable procédé pour le faire...
La réussite du débarquement, c'est le courage et la détermination d'une jeunesse américaine, cela ne fait aucun doute, mais c'est aussi, et c'est moins connu, une véritable réussite industrielle, celle d'une organisation méthodique de la logistique derrière ces valeureux soldats, absolument phénomènale, ce que résume aisément une seule photo, lourde de sens : celle prise dans les jours qui ont suivi, sur une des plages normandes, transformée en parking à camions ou en zone de stockage pour toute l'infrastructure débarquée : armes, essence, vivres. Tout cela débarqué des bateaux, amarrés au large en attendant leur tour, ou ouvrant leurs cales au bord de la plage, pour les fameux LST.
Dès le départ, en fait, le plan concocté dans le détail sera remis en cause par une résistance des troupes allemandes à Cherbourg, chargé d'organiser le plan Pluto, celui de pipe-lines sous l'océan, dont vient son acronyme (pour Pipe-Line Underground The Océan). Car l'un des grands secrets de la réussite du plan anglo-américain, ce ne sont pas seulement les chars, mais leur approvisionnement en essence.
Le fameux pipe-line, fait de... plomb, entouré de divers renforts (dont du cuivre, du bitume et de la toile de jute), doit en effet être enroulé sur des bobines de 3 m de diamètre à bord de navires porteurs, un autre tube pouvant lui s'enrouler sur des bobines flottantes de 12 mètres tirées par des remorqueurs, ayant aussi été retenu par les concepteurs. Le tout amené sur place fait 1140 km de long au total, par morceaux de 64 km... à bord de navires câbliers, ceux-là mêmes qui dans les mois précédents déroulaient des câbles téléphoniques au fond des océans.
Pour approvisionner tout le monde, les américains ont repéré d'après les photos prises d'avions anglais les réservoirs de Port en Besson et de Saint Honorine des Perles, qu'ils relient une fois débarqués à leur dépôt créé de toutes pièces : celui du Mont Cauvin.
Ne serait-ce que pour alimenter les dépôts anglais, toute une infrastructure avait été imaginée et mise en place, car en 1943 comme aujourd'hui l'Angleterre était évidemment déjà dépendante de ses approvisionnements étrangers, notamment irakiens, via des bateaux qui arrivaient dans des ports différents. Modifier ces approvisionnements, aurait mis la puce à l'oreille des services secrets allemands.
Les anglais créeront ainsi plus de 1500 km de canalisations, toutes enterrées, avec leurs stations de pompage camouflées, afin de déjouer les observateurs allemands. L'idée principale est de dérouler deux pipe-lines, l'un partant de l'île de Wight, vers Cherbourg, l'autre reliant Isigny pour se déverser vers la côte normande. Un pipe-line reliant Dungeness à Boulogne a aussi été préparé, qui devrait étre mis en service au fur et à mesure de l'avancée des troupes.
L'historique de cet incroyable acheminement d'essence remontait à la mi-1942, date à laquelle les premiers revers allemands avaient laissé auguré d'un possible débarquement. Et l'idée en revenait aux anglais, et non aux américains. "Au début du mois d’avril 1942, à l’issue d’une démonstration d’un nouveau modèle de lance-flammes, Geoffrey Lloyd du Pretroleum Warfare Department demande à Lord Mountbatten s’il peut, éventuellement, lui rendre un service. Ce à quoi, Lord Mountbatten lui répond sans hésiter « Pourriez-vous poser un pipeline sous la Manche ? ». Imaginer une conduite, à la fois flexible et résistante, pouvant supporter la pression et les courants sous-marins, capable d’acheminer d’impressionnantes quantités de carburant sous très haute pression sur des centaines de kilomètres ; tel était le défi que venait de lancer Lord Mountbatten aux ingénieurs britanniques. Malgré l’extrême complexité du problème posé, la réponse ne tarde pas à venir.
Le 15 avril 1942, Clifford Hartley, ingénieur en chef à l’Anglo-Iranian Oil Company , propose une solution reposant sur l’utilisation de conduites souples pouvant être posées en quelques jours à la manière des câbles téléphoniques sous-marins. Le 10 mai suivant, un kilomètre de conduite, raccordé à des pompes à haute pression, est testé avec succès sur la rivière Medway. En décembre 1942, le HMS Holdfast pose environ 50 kilomètres de canalisation, en pleine mer, entre Swansea et Ilfracombe ; un prototype grandeur nature qui servira, d’une part, à des fins d’expérimentation et ,d’autre part, à alimenter en carburant la région de Bristol".
Au final, le pipe-line Pluto déposé en Manche par des bateaux câbliers se continuera à terre, suivant la progression des troupes d'invasion, remontant ainsi jusque la Marne, le Luxembourg et même jusque Francfort, après avoir traversé le Rhin, et jusque Eindhoven et Emmerich pour sa partie nord, à partir de sa remontée du fond de l'eau à Boulogne sur Mer. Incroyable tube souple chargé d'approvisionner les chars et les camions des alliés ! Au travers de la Manche, ce n'est pas un ni deux tuyaux qui sont déorulés, mais pas moins de 17 différents, la première ligne entre l'île de Wight et Cherbourg, enfin tombé (le 26 juin), commençant à délivrer son pétrole le 12 août 1944 seulement. Le tuyau principal fait alors 130 km de long sous l'eau. On ne le débranchera que le 12 août 1945, après qu'il ait délivré 400 000 tonnes de carburant, soit un peu moins du 1/10e de ce qu'aura consommé la victoire finale. Lors des premières estimations, les stratèges avaient tablé sur une consommation de 225 tonnes d'essence par jour pour une seule division motorisé, rappelle justement Xavier Tracol (**). Après le débarquement, la consommation totale est évaluée entre 7000 à 16 000 tonnes/jour.
La résistance des troupes allemandes grippera hélas tout le système dans les premières semaines d'installation : résultat, il faudra quand même approvisioner les premiers jours et les premiers mois par... jerricans de 5 galons US seulement (18,93 litres, une invention allemande !), soigneusement emportés un par un par les bateaux de débarquement, après toute une autre gymnastique, celle consistant à préparer l'embarquement de milliers de ces bidons, soigneusement camouflés, encore une fois, en pleine campagne anglaise. Derrière le débarquement, il y avait donc une foule d'individus qui, seulement armés d'une gomme et d'un crayon, ont réalisé des prouesses que l'informatique actuelle, alors inexistante, aurait résolu de façon plus efficace, certes, on s'en doute.
Un travail de fourmis, qui a permis à cette gigantesque opération militaire d'être un succès. Des obscurs, non combattants, mais qu'il convient aussi de saluer, en ces temps affligeants où l'engagement personnel pour une cause est en berne. Il avaient pensé à tout, y compris à éditer des affiches pour demander aux populations locales de donner un coup de main pour ramasser les milliers de bidons d'essence vide disséminés par les alliés dans la campagne... et leur demander aussi de ne pas détourner ou percer les précieuses canalisations installées avec tant de mal... enfin, ça c'était aussi grâce au relais de la résistance, qui servait d'intermédiaire auprès des populations.
A la fin de la guerre, on démantèlera les deux pipe-lines, qui avaient démontré par l'exemple que la réussite du plan d'invasion était aussi due à des préparatifs savamment dosés et brillamment élaborés. A lui seul, Pluto aurait presque fait oublier le terrible échec de la répétition ratée de Slapton Sands, dont je vous entretenais voici bientôt un an ou presque, déjà. Mais il y a bien d'autres choses à raconter sur ce formidable événement, et c'est pourquoi nous allons demain évoquer un autre épisode, tout aussi surprenant. Si vous le voulez bien, on restera dans le domaine du pétrole, avec "La bataille du kérosène".
Les autres numéros précédents de cette série sont ici :
1) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-1-il-ne-s-est-rien-76996
2) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-2-faire-des-76295
3) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-3-l-operation-coque-77214
4) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-4-les-precieux-77270
5) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-5-le-destroyer-77318
6) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-6-l-horrible-et-77356
7) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-7-un-radar-a-77522
8) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-8-l-homme-qui-a-77623
9) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-9-hommage-a-marcel-80411
10) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-10-pearl-harbour-78429
11) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-11-pearl-harbour-78455
12) http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-liberation-12-amelia-ou-l-icone-80318
sources :
http://www.epsomandewellhistoryexplorer.org.uk/PlutoPipeline.html
http://www.normandie-heritage.com/spip.php?article421
(*) On notera spécialement le samedi 8 juin à Graignes, à 18h00, la cérémonie commémorative au mémorial de l'amitié franco-américaine.
(**) dans le numéro de "Ligne de Front" "dossier les dessous du Jour J" de mars-avril 2011, avec un excellent article signé Xavier Tracol, "Cette logistique qui assura la victoire".
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