La Libye rêvée de BHL : les contrepoints sur les i
Je n’ai aucune sympathie politique pour Marine Le Pen. Encore moins pour les thèses, souvent nauséabondes, que développe le Front National, parti d’extrême droite que l’homme de gauche que je suis, social-démocrate pour la précision, exècre par-dessus tout.
Mais comment toutefois ne pas répondre à Bernard-Henri Lévy dans la diatribe qu’il vient de lui adresser à travers un papier, publié le 19 avril dernier dans son « bloc-notes » de l’hebdomadaire « Le Point », où il disait mettre « les points sur les i » au sujet de la guerre en Libye ?
Car ce papier de BHL, bien qu’il y établisse très objectivement un certain nombre de vérités, y occulte cependant, via une argumentation où le négationnisme historique le dispute à la propagande médiatique, l’essentiel. Pis : c’est sur trois points capitaux que cette analyse de BHL bute, via un étrange travestissement de la réalité, avec un dogmatisme dont on ne sait s’il est motivé par la malhonnêteté intellectuelle, la manipulation idéologique ou l’aveuglement narcissique !
Ces trois points fondamentaux que BHL conteste farouchement, sinon de manière parfois péremptoire, en sa tribune sont - je le cite - les suivants :
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« L’idée, répétée jusqu’à la nausée, que la Libye post-kadhafiste serait la proie de divisions tribales qui auraient, entre autres effets, celui d’avoir fait éclater le pays en deux, voire trois, entités ».
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« L’image d’une Libye que l’on aurait, en l’aidant à se libérer, livrée aux partisans de l’islamisme radical et de la soumission à la charia ».
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« La description, enfin, d’un pays livré à l’arbitraire, quand ce n’est pas à la sauvagerie, de milices sur lesquelles les autorités n’auraient aucun contrôle ».
C’est donc à ces trois points que je vais m’atteler à répondre ici, succinctement, de manière ponctuelle. Et ce, en me basant, notamment, sur l’excellente synthèse, au regard de l’actuelle situation en Libye, que vient de présenter à Paris, le 4 avril dernier, la journaliste Hélène Bravin, déjà auteure d’une remarquable biographie consacrée à Kadhafi (« Kadhafi : vie et mort d’un dictateur », publié chez François Bourin) lors d’un petit-déjeuner de presse en compagnie de François Gouyette, dernier ambassadeur de France en Libye sous l’ère Kadhafi et aujourd’hui responsable de la cellule Libye au ministère français des Affaires Etrangères (Quai d’Orsay). Ces informations, Hélène Bravin, spécialiste du monde arabe, les a par ailleurs réitérées dans une des revues françaises les plus prestigieuses et autorisées en matière de géostratégie militaire puisqu’il s’agit de la revue « Défense Nationale ».
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Il existe aujourd’hui en Libye, depuis la chute de Kadhafi, des dizaines de milices, lesquelles, en plus d’être lourdement armées, sont chacune constituée de membres appartenant, exclusivement, à une même tribu. Elles ont pris possession des villes et font la loi, notamment à Tripoli, siège d’un CNT souvent impuissant et dont les différents ultimatums qu’il a lancés, afin que ces dernières se désarment, sont restés lettre morte. Pis : les nombreuses et incessantes rivalités entre ces différents clans, souvent ennemis de longue date, ont engendré, au sein même de ces tribus, une série de conflits, qui, aujourd’hui encore, perdurent, comme dans les régions de Sabha, Zouara, Koufra ou Zintan (où est par ailleurs retenu prisonnier, dans d’indignes conditions de captivité, Saïf Al Islam, le fils de Kadhafi que celui-ci pressentait comme son successeur).
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Il est faux, contrairement à ce que BHL affirme en son article, que seul Mustafa Abdel Jalil, qui est tout de même le président du CNT, aurait émi le vœu, lors d’un meeting tenu le 13 septembre dernier à Benghazi, de voir la charia présider désormais aux destinées de la nouvelle Libye. Son Ministre des Awqafs et des Affaires Religieuses lui-même, Hamza Abu Faris, vient en effet d’admettre, lors d’un entretien accordé le 15 avril dernier à la presse libyenne, que la plupart des mosquées de Libye, de Tripoli à Benghazi et de Syrte à Misrata, était désormais sous le contrôle d’imam salafistes, lesquels, en plus de faire allégeance aux talibans d’Al Qaïda, sont, comme chacun sait et comme tout authentique démocrate le craint surtout, les plus extrémistes des plus radicaux des islamistes. A faire peur… surtout pour la future condition de la femme en cet obscurantisme, particulièrement rétrograde, d’un autre âge !
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Quant à la prétendue inexistence d’exactions, de la part des anciennes milices rebelles, dans les geôles de Libye et de Misrata en particulier, là même où un organisme humanitaire aussi crédible qu’Amnesty International dénonçait, il y a quelques semaines à peine, d’atroces et flagrantes violations des droits de l’homme, je conseille à l’inénarrable BHL de visionner en guise de preuve tout autant que de témoignage, et s’il a surtout le cœur assez solide pour résister à la vue de pareille férocité, celle seule vidéo, dont voici, ici-bas, le lien. Cette scène d’une invraisemblable cruauté se passe dans les sous-sols d’une prison de Ragdaline, village situé en périphérie de Zouara, petite ville du nord-ouest de la Libye, non loin de la frontière tunisienne. On y voit, au comble de la barbarie, un homme noir terrorisé, originaire des populations subsahariennes de Tawerga (celles-là mêmes qui étaient protégées par Kadhafi), battu à mort, obligé de hurler « Allah Akbar ! » au rythme des coups de bâton assénés par ses tortionnaires antikadhafistes (dont un porte même le treillis et le béret des paramilitaires aux ordres du CNT) jusqu’à ce qu’il s’écroule par terre, avec une mare de sang dégoulinant, sur le sol, de derrière son crâne fracassé.
Oui, Monsieur Bernard-Henri Lévy, regardez bien, si votre conscience d’homme le permet, cet insoutenable mais précieux document, qui horrifie jusqu’à certains des anciens opposants (les plus mûrs et sincères sur le plan de leur conscience politique et morale) de Kadhafi en personne : il suffit, à lui seul, à réfuter vos mensonges éhontés lorsque, plutôt que de reconnaître humblement vos erreurs de jugement en cette terrible affaire libyenne, vous osez prétendre contre toute évidence, contre toute vérité comme contre toute réalité, qu’il n’y a pas - je cite encore les propos de votre propre tribune - de « mauvais traitements infligés par les vainqueurs aux vaincus », que « les geôles de Misrata ne sont ni le goulag ni, surtout, les mouroirs qu’elles étaient du temps du Guide » et que, mieux encore, mais d’autant plus consternant, dans la Libye de votre ami Mustafa Abdel Jalil, « on respire un air de liberté dont on avait, depuis quarante-deux ans, oublié jusqu’au souvenir ». Cette vidéo est du reste déjà, ou le sera très bientôt, dans les mains du procureur du Tribunal Pénal International pour les crimes de guerre en Libye, Monsieur Luis Moreno-Ocampo.
http://www.youtube.com/watch ?v=rjL64UyXwvI&feature=related
Devrais-je en outre vous rappeler en quelles atroces circonstances l’ancien Chargé d’Affaires libyen en France, Omar Brebesh, à été atrocement mutilé, torturé à mort lui aussi, par les milices de Zentan ? Il n’est pas jusqu’au Président du CNT, votre ami et complice Mustafa Abdel Jalil toujours, qui, face à ce scandale, n’ait dû présenter ses excuses publiques, assorties de ses condoléances, à la famille de ce dernier !
Entendons-nous : j’ai toujours moi-même condamné haut et fort, par le passé, la terrible dictature de ce fou furieux qu’était Kadhafi, qu’il m’arriva même, au moment où il s’apprêtait à bombarder Benghazi, épicentre de la révolution libyenne à son sanguinaire régime, de comparer, de sinistre mémoire, à Néron incendiant, face à son pouvoir chancelant, Rome. De même est-ce sans réserve que j’ai soutenu l’intervention de l’Occident en Libye, même si cette coalition armée à la tête de laquelle se trouvaient alors la France et le Grande-Bretagne outrepassa ensuite largement, en se rangeant clairement aux côtés des forces rebelles du CNT, le mandat que lui avait confié, avec la résolution 1973, le Conseil de Sécurité de l’ONU.
Mais, pour en revenir plus spécifiquement à BHL et, dans le cas présent, à ce flagrant déni de la réalité, c’est bien là son principal, et non des moindres, défauts : enfermé dans ses obsessions, emmuré dans sa subjectivité et prisonnier de son narcissisme, confondant son « surmoi » avec son « moi » et incapable même de prendre une quelconque distance avec son égo, il n’aura cessé de tordre les textes, et maintenant les faits, à sa guise : la Libye rêvée, en somme, du seul et quasi autiste, en la circonstance, BHL !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur)
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