La ligne de front
Les pays n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts avait coutume de dire De Gaulle, même si la phrase n’est pas de lui. Elle signifie aussi qu’ils n’ont pas d’ennemis, que des intérêts à défendre, et c’est d’ailleurs le sens de tous les conflits. Sans exceptions, ils se concluent par une négociation qui rétablit de facto l’adversaire dans son identité, puisqu’il faut être deux pour négocier. Les ennemis d’aujourd’hui sont les partenaires de demain tandis que les commémorations main dans la main sur l’air du plus-jamais-ça comblent l’interstice entre deux boucheries.
Il serait absurde de limiter l’évaluation des résultats de la guerre aux seuls mouvements sur la ligne de front. Cette ligne n’est que la partie visible d’un phénomène multidimensionnel qu’il importe d’appréhender dans sa globalité sous peine de manquer l’essentiel. Ainsi, s’agissant du conflit entre l’Ukraine et la Russie, dans lequel l’occident s’engouffre toujours davantage au point d’y envisager le déploiement de troupes au sol, certains commentateurs peu au fait des subtilités de la conflictualité développent des hypothèses erronées à partir de l’immobilité très relative de la ligne de Front, hypothèse qu’ils n’identifient d’ailleurs pas toujours comme telles. Il est essentiel de comprendre qu’en période d'incertitude, nous en sommes réduits à l'établissement d'hypothèses pondérées de façon dynamique à mesure que nous parviennent des données factuelles. Les perspectives simplistes et univoques ne peuvent que conduire à l'erreur, à l'échec, voire à la défaite. La navigation dans un contexte complexe et incertain exige l’adoption d’une approche nuancée, fondée sur les preuves, au risque d’un échouement sur l’écueil d’une réalité surgie de la brume, inutile d’y ajouter un brouillard de la pensée.
La guerre, donc, est un phénomène multidimensionnel, qui ne se limite pas au trait de la ligne de front, horizon trop souvent indépassable de ces généraux de plateau télé, qui confondent stratégie et propagande, et jettent le doute sur l’intelligence des militaire et leur capacité à conduire la guerre. La ligne de front est également démographique et cette ligne-là est extrêmement mouvante comme l’atteste l’évolution d’une population ukrainienne passée de 41 millions d’habitants au début du conflit, à moins de 30 millions aujourd’hui. La ligne de front est économique et là encore, les chiffres démontrent à l’évidence qu’elle n’est pas figée, elle est industrielle avec la destruction de l’outil de production ukrainien, elle est morale, etc. Et elle est évidemment territoriale, mais les avancées territoriales sont très liées aux avancées sur les autres lignes de front. La compréhension de la dynamique d’un conflit exige l’observation de toutes ces lignes de front et les appréciations fondées uniquement sur les deux dimensions d’une ligne de contact entre les forces au sol constituent bien évidemment une insulte à l’intelligence. S’agissant du conflit ukrainien, chacun peut évidemment collecter les informations nécessaires pour se forger sa propre opinion plutôt que de subir la médiocrité du raisonnement dispensé sur des médias main stream par des personnes de moralité ou d’intelligence douteuse, dont la volonté de défendre la sécurité des Français ne saute pas aux yeux.
Le deuxième argument qui revient le plus souvent, sur les plateaux télé, est celui de l’attaque très probable de la France par Poutine si l’Ukraine tombe. Emmanuel Todd s’est efforcé de démontrer l’improbabilité de cette hypothèse en s’appuyant sur la faiblesse démographique de la Russie : avec 150 millions d’habitants, la Russie ne serait pas en mesure de conquérir et de tenir l’Europe. L’intérêt d’ajouter quelques kilomètres carrés essentiellement dépourvus de ressources à un territoire qu’elle n’est déjà pas en mesure d’exploiter ne semble pas non plus très malin. On peut ajouter, fort perfidement que personne n’a vraisemblablement envie d’envahir un pays comme la France quasi totalement désindustrialisé, en proie à une crise migratoire incontrôlable, dépourvu de ressources et qui repose sur une montagne de dette. Par ailleurs, aucun pays n’a certainement intérêt de se frotter à la dissuasion nucléaire française qui garantit à un attaquant davantage de pertes que les bénéfices qu’il pourrait espérer de son attaque. Notons au passage que cette dissuasion est d’autant plus efficace que les forces conventionnelles françaises sont faibles, puisque leur faiblesse signifie à nos adversaires que la France n’est pas disposée à entrer dans un combat de chiffonniers et qu’une attaque contre ses intérêts vitaux se paiera au prix fort. Il n’est pas certain que tout le monde, en France, ait compris l’intérêt d’une dissuasion efficace, en particulier ceux qui ne profitent pas de ses dividendes.
La question qui revient aussi est celle de l’extension de la dissuasion française à d’autres pays européens. Partons d’un scénario imaginaire plutôt que de disserter longuement sur cette idée : l’un des pays, se sentant pousser des ailes sous la protection de la dissuasion française, décide de nettoyer ethniquement sa population russophone. En retour, la Russie réagit - au même titre que l’occident contre Kadafi en 2011 - pour protéger les populations civiles. Bien entendu, face à l’Ours Russe, les intérêts vitaux de ce pays sont rapidement menacés. Sans rentrer dans les subtilités de la mise en œuvre, avec l’ultime avertissement, la France doit honorer son engagement et donc, mettre en œuvre l’arme ultime. Fin de la partie ? Evidemment que non. La Russie conduira une frappe de représailles, qui tombera… sur le territoire français. L’extension de la dissuasion transforme donc une arme chargée de protéger les Français en une arme susceptible de menacer leur sécurité. A moins que l’objectif soit l’accélération du transfert de notre dissuasion vers un organisme tel que l’OTAN, cette proposition ne semble pas très pertinente.
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