La machine molle s’est enrayée
La fraîcheur : c'est ce que je retiens du personnage qui vient de disparaître à 68 balais : de tous ceux qui avaient déboulé dans les années 70 sur ma platine vinyle (une Thorens, of course, j'achetais déjà français en platine et en enceintes -kits Audax fait main puis ensuite des Gauglin- sans attendre les directives gouvernementales), c'était de loin le plus irrévérencieux. Un jeune musicien plutôt drôle, qui me détendait après les lourdeurs dans lesquelles sombrait le rock, beaucoup étant tentés par les enregistrements symphoniques, aujourd'hui inécoutables (Deep Purple avec John Lord en fera des tonnes dans le genre, son leader s'évertuant toute sa vie à tenter de le faire sans jamais y réussir vraiment). Dans l'océan de lourdeur qu'allait apporter l'époque suivante (avec les poids lourds du hard-rock notamment), le jeune dandy anglais avait apporté un bain de fraîcheur et de légéreté salutaire. Kevin Ayers était un véritable remède : lorsque l'on avait tendance à se prendre un peu trop au sérieux, deux mesures extraites d'albums comme "Bananamour" (sorti il y a 40 ans !) vous remettaient aussitôt à votre place : Kevin avait l'art de vous redonner goût aux futilités indispensables à l'équilibre de l'être humain. Là où d'autres jouaient sur des faces entières de 33 tours, Ayers vous sifflotait ou vous chantait une petite rengaine toute simple qui vous accompagnait des années durant. C'est bien cela en effet : Ayers était léger, dans le sens noble du terme, et sa disparition me touche d'autant plus, je pense. Cet homme, c'est simple, était le charme personnifié.
L'histoire du dandy Ayers, c'est l'histoire des débuts du rock en France, par ricochet. Né à Herne Bay, Kent, en 1944, Ayers est en réalité un bien curieux personnage, né d'un père poète et producteur à la BBC, Rowan Ayers, et élevé par son beau-père en Malaisie, avant de retourner en Angleterre à l'âge de 12 ans où on le retrouve à la Simon Langton Grammar School For Boys, "une sorte de foyer de gardiennage pour adolescents huppés" comme il le dira lui-même plus tard : c'est en effet un fils de diplomate ! Le beau gosse, très vite, s'est intéressé à la musique : il chantait plutôt juste (avec un fort beau timbre de voix) et avait commencé à apprendre la guitare, pour se tourner ensuite vers la basse. Dès 1963, à 19 ans donc, il fonde son premier groupe, The Wilde Flowers (ici à droite, et tout un programme en période "Flower Power" naissante !), qui comprend déjà Robert Wyatt et Hugh Hopper, eux aussi sortis de la même école de fils à papa, qui deviendront tous trois des piliers de ce qu'on appellera la scène de Canterbury (*). Tous sortaient de la Simon Langton Grammar School, véritable école de fils à papa : "comme Ian McDonald, puis rédacteur en chef du NME, a déclaré à propos de l'école en 1975 ", un établissement privé pour les fils d'intellectuels et d'artistes locaux. Très libre, avec une orientation pousssé vers le développement sans entrave de l'expression de soi. Un lit chaud pour les adolescentes d'avant-garde ". Les trois étant amateurs de jazz et leurs idoles étaient Cecil Taylor, Ornette Coleman et John Coltrane." Les groupes du coin alors changent beaucoup, et les influences musicales sont très diverses : elles flirtent surtout avec le be-bop, le jazz progressif, voire le free-jazz alors en pleine ascension. On raconte par exemple que Robert Wyatt, encore adolescent, pouvait chanter, note par note, un célèbre solo de Charlie Parker !
C'est alors l'effervescence musicale à Canterbury. On cherche, on expérimente à tout va. On tentera même chez certains de dompter les ondes Martenot (on verra apparaître au même moment le mellotron cauchemar des tournées avec ses bandes multiples qui cassaient ** !). Les groupes ne cessent de se croiser ou de faire des "bœufs", Ayers jouant ainsi avec Syd Barrett de Pink Floyd, et un autre groupe prometteur, Caravan, pointe déjà le nez derrière eux (ici à gauche photographié en octobre 1968 ***). Logique : Caravan, c'est l'autre morceau du groupe d'origine quand The Wilde Flowers splite : "en 1967, le groupe beat The Wilde Flowers, né dans la région de Cantorbéry, se sépare. Parmi ses anciens membres, Robert Wyatt et Kevin Ayers partent fonder Soft Machine. De leur côté, le guitariste Pye Hastings, les cousins Richard (basse) et David Sinclair (claviers) et le batteur Richard Coughlan fondent Caravan en janvier 1968" nous rappelle Wikipédia (pour ceux qui ont toujours trouvé le second trop mièvre, ça doit leur faire un choc de l'apprendre). La scène musicale anglaise du laboratoire vivant de Canterbury se transforme en véritable creuset à musique, avec de jeunes intellos aisés qui découvrent les plaisirs de la vie... et les drogues aussi. Le fort beatnik Allen ponctuant tous ses morceaux (très "zappiens") ou presque, d'allusions au hasch ou au LSD... (I've Bin Stone Before, Wet Cheese Delirium) , en France, il louera les vertus du... camembert, devenu "électrique", selon lui ! Ses concerts deviennent surtout des hapennings incontrôlables ! Tout est fait surtout, pour provoquer un pays qui, rappelons, le, s'ennuie fermement avant mai 68 !!! Un doux fêlé, que ce David là, adorable et amusant sur scène, même des années après encore ! De Gong sortiront d'excellents musicien, dont Didier Malherbe, et qui n'a commis que des albums admirables, dont l'excellent "Shamal" de 1975 ; et le plus que superbe Shamanimal de 1999, l'un des disques ayant une des meilleures prises de son de toute ma discothèque... le Hadouk Trio est un des groupes actuels possédant le meilleur son sur scène comme sur disque.
À la mi-1966, les Wilde Flowers changent donc de nom et deviennent The Soft Machine (en hommage à Burroughs, bombardé grand prêtre de la Beat Generation) avec Ayers à la basse et au chant, Robert Wyatt à la batterie et au chant, Mike Ratledge à l'orgue et à la guitare David Allen. Plus âgé, Allen exerce une forte influence sur tout le groupe, devenant le mentor surtout d'Ayers. La musique devient alors.... plus chaotique, disons (c'est aujourd'hui franchement insupportable !). C'est grâce à lui que les influences free-jazz se font sentir, ainsi que l'inspiration psychédélique chère à Allen, qui est bien un beatnik pur jus. Le premier album (ici à gauche) de Soft Machine sort en avril 1968, il a été enregistré à New York. Juste après être apparus sur scène au célèbre club psychédélique de l"UFO" , devenu mythique, le groupe part en tournée française où tout le monde les découvre et les encense, critiques de rock compris, tel ici Jean-François Vallée de Rock and Folk (N°13). Symbole de l'ouverture musicale chère à Ayers, en 1970, Soft Machine rentrera dans l'histoire en étant le premier groupe "rock" à jouer aux Henry Wood Promenade Concerts ou Proms.
Mais Ayers ne résiste pas longtemps au succès grandissant : début 1969, il quitte le groupe, remplacé à la basse par Hugh Hopper : les membres du groupe ont bien cherché après lui pour faire le second disque, mais il s'avère introuvable ! Ce second album est enregistré en avril et le 28 octobre 1969 ils jouent ainsi à Amougies, le premier grand festival européen de rock alternatif patronné par Actuel du regretté JF Bizot (on y verra Zappa "jammer" avec Pink Floyd !). Une tournée qui joue un mauvais tour à Allen qui, australien d'origine, se voit refuser son visa au retour dans le Royaume-Uni. Ecœuré, il décide de s'installer en France où il forme Gong, le groupe de Wyatt et Ratledge continuant sous le nom originel de Soft Machine ; mais sans déjà Ayers, qui vient de se voir offrir un contrat pour jouer en solo (chez Harvest, pilier du rock progressif). En France, on le découvrira le chanteur blond surtout par ses albums individuels pleins de charme et de talent, dont le premier sort en novembre 1970, et par les premiers reportages sur le rock nouveau français, tels que celui enregistré à la la Taverne de l'Olympia et diffusé en mai 1970 ; dans lequel il explique sa philosophie plutôt hédoniste : il n'a aucun message politique important à donner, précise-t-il. Car Kevin Ayers se voyait en simple... troubadour des temps modernes ! De 1969 à 1975, cinq très bons albums se succéderont jusque "Sweet Deceiver". L'album, qui voulait présenter Ayers comme un nouveau venu rajeuni (il ressemblait à Jonathan Richman sur la pochette), une idée de son manager John Reid (celui aussi d'Elton John !) sera sévèrement attaqué par Nick Kent, le rock-critic le plus compétent (ou le plus acerbe ?) pour cette raison essentiellement (et non pour son contenu). Ce fut en tout cas une belle erreur de marketing ! Ayers, lui, se moquant ouvertement de lui-même et de la promotion de l'album dans le roboratif "Guru Banana ! (où joue Elton John) !"
Un troubadour ironique qui jouait parfois au chaînon manquant... tant il aimait associer différents styles de musique. Un troubadour né, car fort peu attiré par les lumières du show-bizz. Lors d'une tournée aux States où Soft Machine ouvrait pour Hendrix (leur manager étant le même), il avait quitté la scène au dernier concert en revendant sa fidèle Fender Bass blanche à Noel Redding, et s'en était aller se reposer à Ibiza en compagnie de son vieil ami David Allen (il ira plus tard à Deia, sur l'île de Majorque (où habitait aussi Robert Wyatt). Dragueur plus charmeur qu'autre chose, il causera la fin du mariage de Richard Branson en embarquant avec lui quatre ans après la cérémonie son épouse, Kristin Tomassi, avec qui il aura une fille, Rachel - il a eu depuis deux autres filles, Galen Ayers **** et Annaliese Ellidge*****). Branson avait déjà piqué lui-même la belle à Ronnie Leahy, (le pianiste de session et de scène pour Jack Bruce, Jon Anderson, et Nazareth ou Stone the Crows), qui produisait alors un groupe enregistrant chez Virgin. Dider Malherbe, déjà cité, motocycliste émérite qui se rendait ainsi à Deya pour rencontrer Allen et Ayers, logeait alors à l'hôtel Residencia tenu par un architecte allemand, Axel Ball, avec qui sortait déjà avec Kristin Tomassi... le monde de la musique a toujours été très petit en définitive !
Pour ce qui est d'Ayers et Allen, ces deux-là adorent trop ne rien faire (sauf de la musique, mais en dilettante), boire du vin (français) et se dorer la pilule au soleil (élevé en Malaisie, ça lui a laissé des traces et une nonchalance assez étonnante !). C'est aussi à Ibiza qu'Ayers va débuter une addiction à l'héroïne. Ils finissent quand même par faire la maquette de ce qui sera le premier album solo de Kevin, "Joy of a Toy", premier de la lignée de bons albums, qui sera enregistré à Abbey Road studios, avec l'aide d'amis tels que Tait du Pete Brown's Battered Ornaments), ou d'anciens collègues de Soft Machine. C'est surtout David Bedford qui a arrangé l'album, d'où les piccolos, les hautbois et d'autres instruments classiques car Bedford était lui aussi un musicien capable de faire le pont entre différentes influences ou différentes époques. L'homme n'hésitera pas à faire jouer des kazoos et des métronomes dans ses compositions (l'humour ravageur d'un Gérard Hoffnung n'est jamais très loin, comme ses aspirateurs******). Avec Bedford, Ayers réalise donc d'emblée un album baroque, qui lui correspond bien, lui qui n'en fait qu'à sa tête... musicalement. "Dans les années 1960, Bedford s'est tourné vers la musique pop, en collaboration avec Kevin Ayers et son groupe de rock du monde entier. Je me souviens bien de la première de "The Garden of Love" (1970) : une pièce, encore une fois inspiré par (William) Blake, pour ensemble de chambre et le groupe d'Ayers. Il comprenait le saxophoniste Lol Coxhill, le Duo Coxhill-Bedford faisant des enregistrements de chansons de vaudeville et de music-hall britanniques. Un autre membre de la bande était Mike Oldfield, dont le très réussi album Tubular Bells a été publié en 1973 : Bedford a participé à sa première exécution, et orchestré le travail pour un album siuvant,The Orchestral Tubular Bells (1975). Son implication dans le monde de la pop a amené à composer plusieurs albums concepts, y compris la The Rime of the Ancient Mariner (1975) et The Odyssey (1976)." Les anciens de Soft Machine enregistreront également régulièrement avec lui... Dans "Song for Insane Times" à la mélodie superbe (sorte de ritournelle enfantine détournée) , c'est par exemple Mike Ratledge qui est au piano et au 'fuzz box organ'). En 1974, l'album live June 1, 1974 (produit par Island, réunira John Cale, Brian Eno, Nico mais aussi Robert Wyatt ... et Mike Oldfield. La critique sera enthousiaste. Suivront bien d'autres albums, dont ceux d'une période années 80 nettement moins glorieuse (en raison de l'héroïne) et le renouveau de 1992 avec "Still Life With Guitar", album produit par... Ayers en personne, ramené (certains disent traîné) en studio par JF Bizot. Un de ces meilleurs, pour sûr (avec "Ghost Train"), album où il s'amuse même à reprendre son "When your parents goes to sleep" de Bananamour ! Le dernier album, celui de 2007, Unfairground, n'est pas en reste, loin de là (quinze ans après le précédent !) : lui aussi sera célébré partout.
Mais malgré tout ce temps, le dandy discret était resté une énigme : comment avait-il fait pour ne pas succomber au show-biz et continuer à rester l'éternel jeune homme insouciant, en quête d'une vie de plaisirs perpétuels, pas si compliqués que cela, à part ses addictions (dont celle à l'alcool, qui aura quand même ruiné une grande partie de sa carrière, justement ) ? Et pondre en même temps autant de petites merveilles telles "Lady Rachel" ? Certains ont tenté de trouver des explications. On en a quelques bribes dans les rares interviews du reclus, et surtout dans celle de Mike Atkinson de Stylus faite en France en 2007 qui est très certainement l'une de celles où ce discret personnage s'était un peu plus livré. Une interview débutant ainsi : "Ayers est largement considéré comme une personne réticente et maladroite en interview, avec un dégoût pour l'auto-promotion qui peut être attribué en partie à son impénitent côté hippie anti-mercantiliste, et d'autre part à la classique réserve supérieure de la classe moyenne anglaise (il est, après tout, le fils d'un diplomate). S'adressant à Stylus de son domicile dans le sud de la France, où il mène une existence simple et la plupart du temps recluse, il s'est volontairement soumis à une promenade guidée à travers sa carrière solo à ce jour. Choisissant ses mots lentement et soigneusement, avec des pauses fréquentes, la méfiance naturelle Ayers a été tempérée par un humour grinçant, une douceur, et un charme discret."
Sur la période Soft Machine et la rupture des albums solos, considérés comme plus "légers", voici en effet ce qu'il avait dit : "Fondamentalement, je suis un auteur-compositeur. Je ne suis pas un musicien virtuose, ou quelque chose comme ça. C'était génial de faire ce qu'on appelle les trucs "free-form", mais après un certain temps, on vous colle une étiquette tu sais ! Je pense que des chansons sont plus durables et plus amusantes à faire. Beaucoup de formes libres personnelles sont très complaisantes. C'est pourquoi je suis parti, parce que Soft Machine se dirigeait de plus en plus vers des solos de quinze minutes, et franchement ça ne venait pas seulement de Soft Machine. Il y avait toute une époque qui faisait ça, tu n'y étais pas ? Des solos de guitare interminables, et les gens autour pour taper du pied. Ce qui est très amusant pendant un moment, mais vous souhaitez juste après passer à autre chose." Il mettait fin ainsi à quarante ans de silence sur les critiques qui avaient encensé pendant des années une musique particulièrement... chiante, et des musiciens qui se regardaient le nombril au lieu de jouer des mélodies. Interrogé sur ses compositions, et qui de lui ou des musiciens en était responsable, il restera fort humble : "Les deux. Je me considère toujours comme une sorte de catalyseur, pour ces gens très talentueux. J'ai fourni une sorte de cadre, et leur ait permis une marge de manœuvre incroyable. Leur laisser leurs têtes, essentiellement". Vient ensuite l'inévitable question sur ce qu'il écoute en France, à la radio à cette époque : (...) "je n'écoute pas vraiment de musique pop de nos jours. J'écoute du jazz : la musique de jazz et de la musique classique ancienne. Je n'essaie pas d'être snob à ce sujet, il y a juste tellement de merde autour. J'allume la radio et j'écoute, et je dois l'éteindre à nouveau. J'écoute les musiques du monde, mais la pop grand public, ou ce genre de chose, je trouve cela totalement inintéressant."
(*) la scène de Canterbury
http://en.wikipedia.org/wiki/Canterbury_scene
http://musique.fnac.com/a1882030/Compilation-pop-Canterbury-tales-CD-album
avec les albums :
http://www.progarchives.com/subgenre.asp?style=12
(**) les véritables champions du genre étant les Moody Blues, véritables rois du mellotron.
(***) "In The Land of Grey and Pink" de 1971 et son "Nine Feet Underground" de 22'43 restant leur contribution majeure, en composition. Ils ont des beaux restes, quarante ans après... il faut savoir aussi que Dave Sinclair, quand il quitte le groupe, après "In the Land of Grey and Pink" c'est pour rejoindre "Matching Mole", le nouveau groupe que vient de former... Robert Wyatt, formidable pied de nez au groupe précédent. Le cousin de Dave, Richard Sinclair, lui, en quittant le groupe ira fonder...Hatfield and the North, autre célébrité locale (devenue mondiale elle aussi).
(****) Galen Ayers a enregistré en duo avec son père en 2010 "'Girl on a Swing" pour l'organisme de charité Centrepoint. L'atmosphère décalée des albums du père était toujours là...
(*****) Ellidge étant le vrai nom de Robert Wyatt !
(******) croyez-le si vous le voulez, mais en 1983, au Touquet, j'ai joué avec l'Orchestre National de Lille... du Hoffnung. J'étais un des quatre officiants des aspirateurs ! La seule fois de ma vie ou j'ai dû louer un smoking. Et le porter bien sûr avec des creepers rouges (j'en avais été félicité par la veuve d'Hoffnung, Annetta en personne !).
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