« La majorité des palestiniens n’ont jamais vu la Palestine » Annemarie Jacir
Entretien pour « Le Mur a des Oreilles » (site internet-Facebook) réalisé le 8 décembre a Bruxelles avant la sortie de son film en Europe « When I Saw You »
Pour écouter la version audio de l'entretien, c'est ici.
LMaDO : Nous avons vu votre nouveau film, « When I Saw You » (titre original : Lamma Shoftek) qui sera à l'affiche à Bruxelles à partir du 18 décembre, et nous voulions vous demander comment vous en étiez venue à la réalisation ?
Annemarie Jacir : Je suis arrivée au cinéma par le biais de l'écriture. Je suis auteure en premier lieu. Ayant grandi en Arabie Saoudite le cinéma n'a pas été très présent dans ma vie jusque tard. Par contre, c'est un média qui m'a toujours intéressée. Alors quand je suis partie vivre aux États-Unis, dans la périphérie de Los Angeles, j'ai cherché à travailler dans ce domaine. Pendant quelques années j'ai accepté tous les postes qu'on me proposait sur les tournages. J'ai commencé à me former en travaillant sur toutes sortes de productions. Je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire dans le cinéma mais je savais que c'était la forme d'expression qui me correspondait. Mais je détestais Los Angeles, je détestais le cinéma qui s'y faisait. Ça ne m'intéressait pas. À un moment, sentant bien que je n'apprenais pas grand chose, j'ai décidé d'aller étudier le métier à New-York. J'ai passé quelques années à écrire, tourner et faire du montage entre la Palestine et New-York. J'ai essayé beaucoup de choses pendant cette période, jusqu'au jour où j'ai trouvé ce qui m'intéressait vraiment : écrire et réaliser. J'aime particulièrement la travail avec les comédiens, la direction d'acteurs, qui est pour moi la partie la plus intéressante.
LMaDO : Y a-t-il des réalisateurs qui vous ont particulièrement influencée ?
AJ : Non, pas vraiment mais j'ai toujours été sensible au cinéma d'auteur. Les films qui mont accompagnée sont les films indépendants iraniens ou films français, de vieux films italiens. C'est ce cinéma-là qui m'intéresse et me touche.
LMaDO : Vos deux films, « Le Sel De La Mer » et « When I Saw You » sont très politiques, pensez-vous que l'art est forcément politique ?
AJ : Les journalistes me posent toujours cette même question : « Pensez-vous qu'un jour vous ferez un film qui ne sera pas politique, qui ne parlera pas de la Palestine ? » Oui, bien sûr je pourrais faire ça. Demain je peux faire un film de science-fiction. Mais nous vivons dans ce monde et je parle de ce qu'il s'y passe. Je pense qu'on essaie de séparer l'art et la politique. On nous fait croire que l'art ne devrait pas être politique, que l'art devrait être au-dessus de ça. Ce n'est pas du tout mon avis, je ne suis pas du tout d'accord avec cette notion. Nous vivons dans nos sociétés, nous en faisons partie. S'il est difficile de faire du cinéma indépendant, c'est aussi un privilège. Travailler avec les gens, leur raconter des histoires, toucher une audience nécessite d'être au monde, dans ce monde réel qui nous entoure. Je ne pense pas représenter la Palestine ni les Palestiniens mais les histoires que je raconte sont celles de vrais lieux, de vraies personnes et d'expériences vraiment vécues.
LMaDO : À propos d'expériences personnelles, le concept de droit au retour, qui est une problématique centrale pour le peuple palestinien, est très présent dans vos deux films. Votre histoire personnelle est-elle aussi celle d'un exil ?
AJ : Les Palestiniens sont en grande majorité des réfugiés qui n'ont jamais vu la Palestine. Mon expérience est différente. J'ai eu ce que j'appelle « le privilège de la Palestine ». Ma vie a été un aller-retour constant entre les lieux où je vis et la Palestine. Mes grand-parents, mes tantes et mes oncles vivaient à Bethléem ce qui m'a permis d'y passer trois ou quatre mois par an depuis que je suis née. J'ai donc toujours connu la Palestine et c'est un endroit qui m'a toujours accompagnée. Pour moi, c'est ma maison, c'est chez moi. Et puis un jour, il y a cinq ans, on m'a refusé l'entrée sur le territoire. Je me suis retrouvée coincée en Jordanie. Et j'étais tout à coup dans la situation de la plupart des Palestiniens.
Je voyais la Palestine, de l'autre côté de la frontière et je ne pouvais pas y accéder. J'avais les clés de mon appartement et je ne pouvais pas rentrer chez moi. Mon compagnon était de l'autre côté et nous ne pouvions pas nous retrouver. C'était comme être une réfugiée contemporaine. Soudain, on me prenait tout, comme ça, en un clin d'oeil. C'est de ça qu'est née « When I Saw You ». J'étais bloquée en Jordanie, déprimée, et j'essayais de trouver ce que je pouvais faire de cette dépression. Et puis l'histoire de Tarek a émergé, ce petit garçon plein d'espoir, voilà ce sur quoi il fallait que je me concentre.
« Le Sel De La Mer » traitait plus particulièrement de la situation actuelle à travers l'histoire de cette femme, très politisée, qui tentait de gérer toute la colère qu'elle avait en elle. Beaucoup me disent que « Le Sel De La Mer » était un film plein de colère et que « When I Saw You » est, lui, plein d'espoir. « C'est donc ton humeur du moment, l'espoir ? », ils me demandent. En fait, c'est tout à fait le contraire. J'étais bien plus déprimée quand j'ai fait « When I Saw You » et c'est la raison pour laquelle j'ai voulu donner à ce film une humeur différente. Une lueur d'espoir.
LMaDO : On vous a refusé l'entrée en Palestine en 2008, et c'est un bon exemple pour mettre en lumière le fait que le nettoyage ethnique de la Palestine est toujours en cours. Peu de gens savent cela et pensent que ce phénomène s'est arrêté après la Nakba en 1948 et après 67. Ce n'est pas du tout la cas. Le nettoyage ethnique se poursuit aujourd'hui, non ?
AJ : Oui, tout à fait. C'est un processus constant. Une Nakba chronique. Ça ne s'est jamais arrêté. Des maisons sont toujours démolies aujourd'hui, des familles expulsées. On ne peut pas aller de l'avant dans ces conditions. Surtout que le nettoyage ethnique de la Palestine n'a toujours pas été reconnu. On ne pourra pas passer à autre chose tant qu'il ne sera pas reconnu. Les gens nous demandent d'oublier le passé, de faire table rase. Mais ce n'est pas le passé, c'est aujourd'hui, c'est le présent. C'est quelque chose que trop de gens oublient ou ne réalisent pas.
LMaDO : La reconnaissance de ce crime est évidemment primordiale. En Australie, par exemple, les aborigènes demandent toujours réparation pour le préjudice qu'ils ont subi mais ce qu'ils attendaient en premier lieu était que le gouvernement australien reconnaisse son crime. Cela n'a pas été fait jusqu'à ce que Kevin Rudd soit élu et leur adresse des excuses. C'était la première étape à franchir et elle est essentielle.
Au jour d'aujourd'hui, cela n'a pas été fait en Palestine. La propagande sioniste est si importante que les gens pensent encore que les palestiniens ont volontairement abandonné leurs maisons et leurs terres en 48.
AJ : C'est tout à fait vrai. Lors de mes différents voyages pour ce film, les gens sont très surpris quand je leur dis que Mahmoud, le garçon qui joue le rôle de Tarek, vit dans un camp de réfugiés, qu'il n'a jamais vu la Palestine, qu'il est un enfant de réfugiés. Ils me demandent : « Pourquoi tu dis que c'est un réfugié ? » Ils ne réalisent pas que ça existe toujours, que ça existe depuis soixante ans.
Est-ce qu'ils croient que les réfugiés ont disparu, que les camps se sont évaporés ? Je ne sais pas. Mais c'est intéressant. C'est très symptomatique du décalage qu'il y a entre ce que les gens savent des réfugiés et la réalité.
LMaDO : Dans le film, plusieurs plans nous montrent les protagonistes en train de regarder, de loin, leur pays, cette Palestine dans laquelle ils rêvent de pouvoir retourner. Si nous remplacions les Palestiniens par des Européens, tout le monde trouverait très logique que celui qui a quitté son pays, sa maison pendant une guerre puisse y revenir une fois la guerre terminée. Pourquoi les gens ne comprennent-ils pas cela quand il s'agit de la Palestine ? En quoi le cas des Palestiniens est-il différent ?
AJ : Le droit au retour est le problème majeur. Et vous avez raison, c'est pourtant très simple. Dans le film, Tarek pose cette question tout à fait logique : « Si vous êtes partis à pieds, pourquoi vous ne pouvez pas revenir en marchant ? »
Depuis la Jordanie vous pouvez voir la Palestine, reconnaitre les villes et les villages. C'est tellement proche. Le droit au retour est la problématique centrale et elle est très simple. C'est également pour cela que le film part du point de vue de l'enfant. Parce que c'est tellement simple. Il veut juste rentrer chez lui, à l'endroit qu'il connaît. Et je voulais qu'il reste dans cette simplicité. C'est d'ailleurs le seul personnage qui ne tergiverse pas, qui reste fixé sur cet objectif : rentrer à la maison. Les médias et les gouvernements font tout pour rendre ce problème très compliqué, alors qu'il ne l'est pas du tout. Les Palestiniens sont les seuls réfugiés qui n'ont pas eu le droit de revenir sur leurs terres.
LMaDO : Effectivement, le fait que le film nous raconte l'histoire depuis le point de vue d'un enfant rend les choses très simples : nous sommes partis, rentrons. Au moment où se situe l'action du film, en 1967 donc, les frontières n'étaient pas aussi militarisées qu'elles le sont maintenant. Aujourd'hui, il serait quasiment impossible de les traverser à pieds. Mais pensez-vous que cela aurait réellement été possible à l'époque ?
AJ : Le film était pour moi un moyen à la fois de critiquer et de rendre hommage au mouvement des Fedayen, qui ont refusé de continuer à être des victimes. Comme Tarek refuse d'être un réfugié. Ce mouvement a été incroyable, pour plusieurs raisons. Ces gens ont pris leur destin en main. En même temps, le personnage de Tarek est également un moyen de les critiquer, en posant des questions basiques. Lui n'est pas politisé mais tout l'est autour de lui. Il ne comprend pas qui sont les Fedayen, il pense qu'ils sont comme lui, des gens qui ne veulent pas rester dans un camp de réfugiés et décident alors de retourner chez eux. Lui, c'est tout ce qui l'importe.
Il est également très important que l'action du film se déroule en 1967 et ne traite pas du chaos qui a suivi, car mon intention était de conserver l'esprit de cette année-là, et que nous le regardions en 2013. Nous savons donc ce qu'il s'est passé entre 67 et aujourd'hui, le fourvoiement de nos représentants. Tarek m'a permis de poser une question aux gens de cette génération : Pourquoi n'êtes-vous pas restés comme Tarek ? Parce qu'ils auraient pu. Tout un mouvement qui avait émergé aurait pu, parce que c'était si simple. Alors pourquoi pas ?
Le dernier mot du film est très représentatif de cette évolution : « attends ». Voilà le mot que Tarek déteste. C'est pour cela qu'il a quitté le camp de réfugiés et qu'il finit par passer au-delà des Fedayen. Nous connaissons l'histoire, nous ne sommes toujours pas revenus.
LMaDO : Cet « attends », et tout ce qu'il signifie, fait également écho avec la situation actuelle en Palestine, non ? C'est maintenant l'Autorité Palestinienne qui répète « attendez » aux palestiniens. Est-ce que le peuple palestinien peut encore aujourd'hui prendre son destin en mains ? Quand on va à Ramallah aujourd'hui, on a l'impression que l'occupation est totalement intégrée par les Palestiniens, malgré eux probablement, mais on a le sentiment qu'ils sont résignés à vivre avec, du mieux qu'ils peuvent. L'esprit des Fedayen a disparu. Je ne suis évidemment pas en position de juger ni de critiquer, c'est quelque chose que je comprends. Aujourd'hui, dans le contexte des récents soulèvements dans les pays arabes, peut-on faire quelque chose pour changer cette situation en Palestine ?
AJ : Les Palestiniens ne sont pas des novices de la résistance à l'autorité. Une des chansons du film est une célèbre chanson de résistance écrite dans les années 30 contre l'occupant britannique. Cela montre que dans les années 60, à l'époque où se déroule le film, les résistants se référaient à un soulèvement antérieur, comme ceux d'aujourd'hui se réfèrent à celui des années 60. Il y a donc une culture de la révolte et de la résistance en Palestine. C'est un processus constant.
Je n'ai pas fait ce film pour être nostalgique des années 60. Je l'ai fait pour critiquer cette période mais aussi pour extraire quelque chose de positif de cette époque, de cet espoir. Reprendre ce sens de la résistance et de l'action que symbolise Tarek.
J'ai écrit ce film avant le début des soulèvements dans le monde arabe. Personne ne savait ce qui allait se passer mais nous cherchions tous, chacun à sa manière, une rupture, un changement.
Certains sont descendus dans la rue, et continuent de le faire, moi c'est à travers le cinéma et ce film en particulier que j'ai voulu contribuer. J'entends dire que le printemps arabe a été un échec, je ne suis pas du tout d'accord. Quoi qu'il arrive, c'est un succès parce que les gens ont compris qu'ils pouvaient agir pour changer leurs vies. C'est la chose la plus importante pour créer quelque chose de nouveau et pour que les gens y croient et se sentent vivants. Le monde arabe ne sera plus jamais le même.
Mais vous avez raison, certains à Ramallah, et plus particulièrement nos représentants politiques, préfèrent ne pas évoquer le droit au retour, parce que eux en jouissent. Ils vivent dans leurs villes et leurs villages. Nos représentants nous ont abandonnés, c'est très clair. Ils sont maintenant totalement déconnectés du peuple. Ils ne nous représentent pas.
LMaDO : Ne trouvez-vous pas très hypocrite de la part des occidentaux de demander aux Palestiniens ou aux arabes de se révolter ? Ne nous faudrait-il pas d'abord faire notre révolution ? Quand allons-nous nous soulever contre nos gouvernements ?
AJ : J'ai vécu à New-York pendant six ans et les New-yorkais me demandaient régulièrement : « Alors, c'est quoi la solution ? » Je répondais : « Un seul État pour toute sa population. »
Ça aussi c'est très simple. Pourtant, on ils rétorquaient que c'était totalement utopique. Pourquoi pensent-ils qu'eux peuvent vivre dans une ville pleine de gens de différentes origines, d'ethnies différentes et de différentes religions mais que cela nous serait impossible ? Pour eux il est impensable que nous puissions vivre ensemble. Alors que la Palestine était un grand mélange avant l'occupation et la colonisation. Notre société est historiquement un métissage de cultures et de religions. Nous sommes un pays méditerranéen et tous les pays méditerranéens sont d'une grande mixité. Les gens nous disent que nous ne pourrions pas vivre ensemble, sans se rendre compte combien cela est hypocrite de leur part. Eux sont-ils plus intelligents pour y parvenir ? Sommes-nous des animaux ? Je ne sais pas d'où leur vient cette idée.
LMaDO : Quels sont vos projets dans le futur ?
AJ : Beaucoup de choses différentes. Je suis en train d'écrire un nouveau scénario, je travaille également sur un projet de film avec des réfugiés syriens en Jordanie et je gagne un peu d'argent en tant qu'auteure et éditrice indépendante. Plein de choses en même temps.
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