La Matrice de la conscience libre (code cartésien)
La révolution cartésienne a consisté à affranchir la conscience humaine des préceptes qui la limitaient. Les deux préceptes du temple d'Apollon, "Gnothi seauton" (Connais-toi-toi-même) et « Mèden agan » ("Rien de trop") ont été énoncés dans un monde qui se croyait fini et limité. Ces préceptes sont précieux et utiles mais ils incitent aussi l'homme à s'autolimiter : le premier dit "connais ta place et ton rang dans l'ordre harmonieux grec établi" et il est destiné plutôt aux classes dominées. Le second est plus destiné à l'élite et commande de ne pas céder à l'hybris.
Le "Gnothi seauton" (Connais-toi-toi-même) est un bon précepte car il enseigne à connaître la nature de ce que nous sommes : nous ne sommes ni des bêtes ni des dieux. Il rappelle aussi à notre conscience notre condition mortelle et nos limites. Mais il a aussi un versant pernicieux car il dit au simple individu de rester à la place qui lui est attribuée dans l'ordre établi, dans la société. Connais ce que tu es : si tu es esclave, accepte ton état. Si tu es un "barbare" (pas un citoyen), accepte ta condition. Si tu es un simple citoyen, ne t'avise pas de chercher à obtenir ce que seuls les élus (au sens électif et au sens mythique) peuvent obtenir.
Le précepte "rien de trop" est toutefois sage. Il conseille de ne pas céder aux excès et donc de faire preuve de modération et de tempérance et, pour ceux qui sont investis de pouvoir, de ne pas céder à la folie de l'hybris. Mais Descartes le prend en compte dans une approche révolutionnaire de la pensée.
Le code cartésien
1°) Sortir de l'autolimitation
La révolution cartésienne vient énoncer quelque chose de nouveau et qui n'est plus un esprit d'autolimitation. Il donne les clés de l'ouverture de l'esprit sur l'infini et sur le vaste monde. A l'époque de Descartes, l'idée de monde fini et qui se limite à la Méditerranée n'a plus de sens. L'Amérique a été découverte et les horizons du monde ont été repoussés vers une terra incognita, les inventions et la science progressent.
Le code cartésien vient à point nommé dans ce contexte pour adapter notre capacité de saisir la réalité d'une façon adaptée à l'évolution intervenue. Il ne fait pas table rase des préceptes des Anciens ; il les complète et leur donne une dimension nouvelle !
Premièrement, le philosophe énonce des principes clairs et compréhensibles par tous, là où les préceptes grecs demeuraient toujours énigmatiques et pas toujours aisés à mettre en actes. Qui a jamais pu expliciter de façon claire et définitive le "Gnothi seauton" ?
Secondement, Descartes ne prône plus l'autolimitation de la conscience mais au contraire son expansion pour saisir le multiple, le complexe et ce qui est vaste. Il ne s'agit plus de penser dans le cadre fixe et resserré d'un monde aux frontières définies et aux codes immuables ; il s'agit de "penser universel". Le cogito est universel : "je pense, je suis" vaut pour toute conscience humaine en tous lieux et en tous temps.
2°) Les seules limites de l'esprit sont le temps et l'espace
Nous sortons des injonctions à s'autolimiter pour entrer dans l'ère du principe de la Raison. La vocation du précepte est de prodiguer un conseil de sagesse, un commandement. Le principe (le cogito) lui est supérieur car il est universel et s'applique aux individus de toutes conditions.
Descartes n'énonce pas des formules énigmatiques et il s'adresse à tous en faisant le choix d'écrire dans la langue vulgaire, le français, quand le latin prévalait chez les doctes. Il va encore plus loin : il n'emploie que des mots simples de tous les jours et des exemples faciles à comprendre et à retenir, afin d'être compris de tous. Car l'universalisme est avant tout humilité !
L'humilité, Descartes la met en pratique en admettant une bonne fois pour toutes que la conscience est limitée par le temps et par l'espace. L'esprit ne peut pas saisir le Temps dans son continuum ni l'espace dans sa globalité. Il faut donc en tirer les conséquences pour élaborer une méthode saine de penser qui prend en compte les limites réelles auxquelles l'esprit se confronte (et non plus les limites des préceptes) :
- L'esprit ne peut saisir que les éléments simples et ne peut pas appréhender d'un bloc une chose complexe ? Soit ! Acceptons cet état de fait la et énonçons la règle qui est d'aller du simple vers le complexe.
- L'esprit est assujetti aux lois du Temps ? Faisons-nous-en une raison et progressons par la méthode du pas à pas. Apprenons à avancer de proche en proche parce que la conscience n'est pas en phase avec le flux du temps. Notre esprit ne fonctionne pas comme le flux du Temps. Il lui faut donc segmenter pour saisir les étapes.
- L'Univers, en tant qu'espace, ne nous est pas accessible ? Fort bien ! Découpons-le en parties, en autant de parties qu'il nous est nécessaire pour que notre pensée saisisse cette autre dimension du réel qui limite notre conscience. On ne peut pas saisir la dimension de l'espace dans sa totalité et dans ses perspectives infinies ? En ce cas, disséquons, évaluons et classifions. Reconstituons le puzzle pièce après pièce.
La matrice de la conscience libre
Cette matrice cartésienne posède une valeur universelle. Le "je" est l'individu qui pense au-delà des époques et des contrées.
1°) Fin de la vision élitiste
Chez les Grecs, la vision élitiste consistait à faire des différences entre les hommes et les femmes et, au sein de la société des hommes, entre les esclaves, les barbares et les citoyens.
Descartes proclame l'égalité universelle. Il dit que le bon sens est partagé par tous et que nul n'en est dépourvu. Il n'y a donc pas de distinction de classe à établir ni de différences fondées sur le niveau d'éducation. Mais, si le bon sens est la chose la mieux partagée, il est sous-utilisé ou mal employé, ce qui nous conduit à nous tromper souvent.
2°) Fin de l'abstraction intellectuelle
Descartes ne suit pas la voie d'Aristote en intellectualisant. Il ne crée pas des concepts et des catégories. Aristote a épaté des générations de doctes par ses créations théoriques. Terminé ! dit Descartes, je veux partir de la réalité et oublier les abstractions artificielles.
Il se méfie même de la logique ! En effet, si nous regardons les 4 principes de sa méthode ("Discours de la méthode", seconde partie), aucun ne recourt à la logique ou au raisonnement pur. Rappelons-les brièvement :
- Ne rien admettre pour vrai qui ne soit reçu par la conscience comme clair et distinct,
- Diviser les difficultés en autant de parties que nécessaire à notre intelligence,
- Aller du simple et du plus aisé à connaître pour aller, par degrés, vers ce qui est plus complexe,
- Faire un inventaire complet en veillant à ne rien omettre d'essentiel.
Aucune logique n'intervient ici et pourquoi ? Parce que la logique qui se targue d'intervenir trop tôt, vient souvent, dans sa hâte, produire des erreurs de la pensée. L'autre raison pour laquelle il ne recourt pas encore au raisonnement pur est qu'il s'agit en priorité de tenir compte des limitations réelles de l'intelligence humaine : le temps et l'espace. Il nous indique donc comment parer aux difficultés que constituent pour nous ces deux dimensions qui nous dépassent. Cette précaution doit précéder toute intervention du raisonnement.
Prise en compte du temps : éviter la précipitation, l'inventaire complet car la mémoire est faillible.
Prise en compte de la dimension de l'espace qui nous dépasse aussi : analyser d'abord les éléments les plus simples et les mieux connus puisque la conscience ne peut pas tout embrasser d'un coup d'aile.
3°) La gestion du savoir
Parvenu là, chacun détient un outil précieux, le code cartésien, un code qui lui permet d'exercer sagement son bon sens. Libre à chacun de développer la matrice de la conscience universelle en suivant cette voie tracée et d'étendre son savoir à ce qui lui est utile et nécessaire et en suivant la logique qui lui paraît la meilleure.
La question du savoir est le dernier point débattu. A présent que le code cartésien est efficient et que la conscience est ouverte (le bon sens est entré dans une dimension universelle et sait déjouer les pièges), la matrice permet de faire le tri dans le savoir. Descartes voit que d'un côté le savoir que l'on nous a inculqué doit être soumis au doute méthodique et, d'un autre côté, qu'il faut exercer sa méthode pour l'acquisition d'un nouveau savoir. Descartes voit qu'il y a aussi deux catégories de savoir : ce qui est clair est distinct et ce qui est obscur. Comme il est impossible de trancher dans tous les cas, il crée un troisième catégorie : la "morale par provision", c'est-à-dire un savoir provisoire tenu pour vrai mais pouvant encore être revu par le jugement critique. Cela englobe les lois de la cité, les règles communes de l'existence.
Sur le premier savoir (l'acquis), on pourrait parler de substrats : le substrat de l'éducation, le substrat consitué de la mémoire de l'expérience, des opinions établies, des habitudes, etc. Ces substrats sont à questionner au moyen de la méthode critique.
Sur le second point, il s'agit de ne plus chercher à accumuler des savoirs mais de savoir peu et de savoir juste. Notre philosophe a retenu les mots de Rabelais et de Montaigne : "science sans conscience n'est que ruine de l'âme" et "mieux vaut une tête bien faite qu'une tête bien pleine" (je cite de mémoire).
Savoir moins que notre appétit de connaissance ne le souhaite mais savoir juste.
Qu'ai-je besoin de connaître ? Tout le Connaissable (il est infini ! ) ? Tout le Connu (ce qui est connu par l'Humanité dans tous les domaines explorés) ? Il est vain de m'attaquer au connaissable dans toute son étendue car ma vie et ma conscience sont limitées. Même un Pic de la Mirandole n'aurait pas assez de vies pour tout savoir. Il ne m'est pas utile de tout savoir sur tout. On retiendra ici la leçon de "Bouvard et Pécuchet". A chacun de voir ce que, de son point de vue et pour lui-même, il a besoin de savoir. Ensuite, il lui appartient d'observer les règles d'ordre, d'organisation et de prudence énoncées par Descartes pour traiter ce savoir et le vérifier afin de le solidifier. Pour ce faire, la conscience doit être libre, ouverte au doute méthodique et à la contradiction du dialogue (Le Discours de la méthode est un dialogue de Descartes avec le lecteur et de Descartes à lui-même).
Aussi vrai que le bon sens est une chose partagée par tous, la matrice de la conscience libre est accessible à tous !
30 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON