La Matrice de la Liberté individuelle
La liberté de conscience est la chose la mieux partagée chez tous les êtres humains car chacun est apte à faire l'expérience du cogito. Chacun peut dire et constater comme vraie la formule "je pense (donc) je suis", et chacun est donc nécessairement pourvu d'un esprit libre et pensant. Comment se fait-il alors que la liberté individuelle trouve autant d'obstacles et de difficultés à se réaliser effectivement ? S'agit-il d'un problème de méthode ? Le modèle que j'ai à proposer pour tenter de résoudre cette question se fonde sur les principes fondamentaux cartésiens et kantiens. C'est une méthode simple qui permet de dessiner le schéma de la liberté individuelle, d'en définir les termes et les conditions.
Ma proposition comprend trois niveaux successifs : le premier niveau est celui de la liberté métaphysique qui est posée par l'expérience du cogito : tout être pensant est pourvu d'une liberté de conscience. Le deuxième niveau qualifie la liberté individuelle ; il s'agit de la liberté au sens concret du terme, de la liberté de "je" dans le monde. Enfin, le troisième niveau concerne la liberté citoyenne, la liberté issue d'un contrat social et qui passe par des droits et devoirs.
Tout d'abord, voici le schéma tel quel. Une traduction sous forme de phrases suivra. J'expliquerai en troisième lieu les origines philosophiques de mes choix.
I - Le schéma de la liberté individuelle
1 - Liberté / Conscience
2 - Pouvoir / Savoir
3 - Responsabilité / Autonomie
4 - Droits / Devoirs
Descriptif :
1er stade : La liberté découle de la conscience (cogito).
2ème stade : De la liberté et de la conscience naît le pouvoir. Mais la condition mise en oeuvre du pouvoir est le savoir. "Savoir, c'est pouvoir" est le principe ici. Il n'est pas de liberté possible sans la connaissance. L'individu tenu dans l'ignorance n'a pas de pouvoir.
3ème stade : Tout pouvoir implique une responsabilité. Mais la condition essentielle de la responsabilité, c'est l'autonomie. On ne peut pas demander à un personne que privée d'autonomie de faire preuve de responsabilité !
4ème stade : L'autonomie une fois acquise prend la forme de droits et devoirs. Ces droits et devoirs sont ceux de sa conscience et les droits et devoirs issus du contra social. L'individu, qui est à la fois libre et autonome, est dit "citoyen" depuis la Révolution de 1789 et la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen. Ce stade est donc celui de la liberté citoyenne. Nous avons ainsi clos l'éventail qui va de la liberté purement philosophique à la liberté concrète et garantie par le Droit.
Origine de cette hiérarchie de couples de notions
La conscience est fondamentalement unie à la liberté, le pouvoir est indissociable du savoir, et ainsi de suite suivant le schéma.
C'est René Descartes qui a le mieux formalisé l'idée fondamentale du couple "Conscience / Liberté". Cogito ergo sum : je suis pourvu de la capacité de douter de tout y compris de ma propre existence. Cela prouve que je pense. Et, si je pense de façon autonome, alors je prouve que j'existe comme être autonome.
Pour ce qui est des autres niveaux, on en trouve un écho chez Emmanuel Kant, lequel pose trois questions fondamentales :
"Que puis-je savoir" (couple de notions "Pouvoir / Savoir").
Même si le désir de connaître est infini, il se heurte aux limites de notre pouvoir. Notre conscience et notamment incapable de concevoir la totalité du temps ou de l'espace. Nos capacités de de compréhension des choses et de mémorisation sont aussi limitées. Mais, peu importe, ce qui compte, c'est que pour prendre une décision nous ayons accès au savoir nécessaire pour que cette décision soit prise en toute connaissance de cause. C'est ce que résume la formule : savoir, c'est pouvoir.
"Que m'est-il permis de faire ?" (Couple de notions "Responsabilité / Autonomie)
L'enfant en grandissant prend, par degrés et par étapes, son autonomie par rapport à son milieu familial. Il se montre de plus en plus apte à prendre seul ses décisions. Par ce même processus, il grandit en esprit de responsabilité. La responsabilité, acquise par autonomie, fait que l'individu intègre le devoir moral qui le conduit à limiter volontairement sa liberté pour ne pas nuire à autrui, voire pour venir en aide à autrui. On devient responsable dans toutes les étapes de la vie. Par exemple quand on devient parent, une nouvelle forme de responsabilité s'impose à nous. Quand nous exerçons un métier aussi. etc.
"Que puis-je espérer ?" (couple de notions "Droits et devoirs").
Le devoir moral intégré par l'éducation est l'origine des droits et devoirs réciproques indispensables à une vie en société viable et supportable. Les droits et devoirs moraux et citoyens permettent une certaine vie en harmonie entres les gens. Il m'est permis ainsi d'espérer une vie garantie par la sécurité. Il m'est surtout permis d'espérer chercher par moi-même le sens de ma vie, voire de chercher le bonheur. Sans le respect des conditions précédentes, il ne me serait pas possible d'espérer autant.
II – Comment mettre en œuvre ce schéma de la liberté individuelle ?
1°) Liberté / Conscience
La méthode cartésienne est la matrice de la conscience libre. La mise en œuvre du premier couple de conditions exige par conséquent de garder pour règle de vie que nous sommes des êtres pensants et libres, que la liberté ne peut pas être ôtée à une conscience libre. Chacun doit veiller à se respecter lui-même par référence à ce principe et doit aussi s’efforcer de respecter les autres selon le même principe d’union de la conscience et de la liberté.
La conscience libre est le bien le plus précieux avec la vie. Elle a besoin d’être assurée en permanence. Comme l’a montré Descartes (Montaigne, Saint-Augustin, Rousseau…) mais aussi d’autres philosophes, elle se retrouve dans la solitude de la retraite. Nous avons besoin de nous couper de temps en temps du bruit et de la fureur du monde pour nous retrancher en nous-même dans notre for intérieur apaisé et de "cultiver notre jardin". C’est ainsi seulement que nous pouvons nous ressourcer et faire le point, retrouver notre conscience libre fondamentale.
2°) Savoir / pouvoir
Faire le tri dans les informations.
Si nous voulons protéger notre pouvoir de juger avec discernement et de décider en toute connaissance de cause, nous avons besoin de faire un tri important dans le flot d’informations qui nous submerge. Une première attitude, il me semble, est de suivre la méthode de Descartes en opérant une séparation entre ce qui est clair et bien connu et ce qui est obscur. Seul ce qui est clair et distinct mérite d’être rangé dans la catégorie du savoir assuré. Il nous faut suspendre notre jugement pour ce qui est obscur. Cela suppose de faire faire preuve de patience car la vérité vient à son heure et non au gré de nos désirs. Cela suppose aussi de reconnaître les limites de notre pouvoir de connaissance, de faire preuve d’humilité et de nous en remettre à ceux qui savent mieux que nous.
Quand les informations nous parviennent, elles touchent telle ou telle partie de notre intelligence : la perception, l'émotion, l'imagination, la raison, la logique. Car notre intelligence n'est pas faite d'un bloc mais de plusiseurs "fonctions". Il faut nous accorder du temps pour permettre à notre discernement de faire la part des choses entre ce qui relève de l'émotion ou de la logique et ce qui est attesté par un savoir vérifié et sûr. Et ce n'est pas en restant planté sous un violent torrent d'informations que l'on pourra se mettre au sec et accomplir cette oeuvre salutaire. Le recul et l'investigation nous permettent d'y voir plus clair. On s'aperçoit qu'une qu'une information reçue comme vraie par notre système d'émotions se révèle après coup non démontrée voire fausse ou mensongère. Il convient d'unir nos formes d'intelligences pour éviter les points de vue parcellaires et précipités.
Mieux vaut investiguer que subir.
Si nous nous contentons d’être le réceptacle d’informations qui envahissent notre conscience, cette conscience perd ses marges de manœuvre d'action pour la recherche de vérité. Il faut alors couper le robinet ou réduire drastiquement le débit des informations pour donner des temps de respiration à notre conscience. Ainsi, au lieu de toujours être en position de recevoir, la conscience reprend un rôle actif et va elle-même chercher ce dont elle a besoin là où elle juge utile et pertinent d’aller trouver le savoir dont elle estime avoir besoin.
Propagande n’est pas vérité.
Nul ne peut dire, pour toutes choses, où se trouve la vérité ni la définir avec certitude. Le plus souvent, nous sommes tiraillés entre deux versions qui nous sont livrées à dessein de nous convaincre. L’important est de comprendre que la vérité ne réside pas dans le fait de choisir entre deux propagandes ou entre deux témoignages, deux théories. La vérité est un pari ! La conscience parie sur telle ou telle présentation des faits pour la déclarer vraie. C’est un biais naturel auquel nous cédons car nous avons besoin de certitudes, de sens et de stabilité.
Mais, la liberté la plus pure est celle de Dieu, dit Descartes : c’est la liberté d’indifférence. L’indifférence ici ne veut pas dire que l’on s’en fiche. Le pouvoir d’indifférence est la faculté de neutralité et de ne pas être soumis à une volonté (fut-elle la sienne propre) d’aller vers telle ou telle direction. La vérité ne se laisse pas orienter. La conscience libre n’admet pas qu’on lui impose une direction.
Savoir moins mais savoir juste.
La course à l’information la plus récente, l’accumulation des connaissances superficiellement traitées ne renforcent en rien le savoir au sens des philosophes humanistes. Ces derniers avaient une notion que nous n’employons plus guère, celle de l’honnête homme. Pour les humanistes comme Montaigne, par exemple, l’honnête homme est celui qui cherche à savoir ce qui est essentiel et ce qui lui est utile. Il ne s’encombre pas de toutes les formes de connaissances. Un bon savoir est un savoir sur mesure, digne d’un honnête homme, d’un homme de son temps, libre, autonome et responsable. Le savoir de l’honnête homme est un savoir volontairement circonscrit. Il donne de la joie à celui qui le possède. C’est une quête permanente mais pas forcément toujours de nouveauté, à la fois étendu et délimité. C’est aussi la redécouverte d’auteurs que l’on a déjà lus, des notes que l’on a prises en marge de nos lectures, etc. Le consommateur d’aujourd’hui a l’impression de perdre son temps s’il n’apprend pas une quantité de choses nouvelles chaque jour. L’humaniste avait le sens du temps retrouvé, du temps employé à consolider et enrichir son véritable savoir en revenant régulièrement à des choses essentielles qu’il sait déjà mais qu’il approfondir.
Conclusion
Je laisse au lecteur le loisir de découvrir par lui-même les meilleurs moyens et méthodes de mieux exercer les autres conditions de la liberté citoyenne, à savoir celles qui découlent des couples « autonomie / responsabilité » et « droits / devoirs ». Je ferai simplement observer que ce site offre un exemple intéressant avec la charte qu'il a édictée. Le simple respect de cette charte permet aux contributeurs, qu'ils soient rédacteurs ou commentateurs, de se comporter en citoyens libres.
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