La mise à mort de l’école républicaine
Suppression des redoublements, suppression des notes… Comment le pouvoir achève la déconstruction de l’école.
C’est officiel. C’est le Journal officiel. L’arrêt de mort est signé. Le Ministère a tranché : le redoublement ne pourra plus être prononcé qu'à « titre exceptionnel », « avec l’accord écrit des représentants légaux de l’élève ou de l’élève lui-même, lorsque ce dernier est majeur » (Journal officiel de la République française du 18 novembre 2014). Le professeur – si ce titre fait encore sens – doit s’incliner devant sa majesté l’élève, souverain désormais tout-puissant du système éducatif. Le 4 mars 1999, dans Libération, le philosophe Robert Redecker, face aux projets du binôme Allègre - Meirieu, dressait déjà le tableau : « L'élève et la société civile deviendront les maîtres de celui dont Jules Simon, aux aurores de la République, avait pourtant dit : un professeur n'est pas un employé. C'est un Maître. »1
Résumons : l’élève est supposé être naturellement « bon ». Dans les deux sens de l’expression. Dans une logique rousseauiste, ses capacités innées, sa spontanéité, son inventivité, ne doivent aucunement être spoliées par quelque affreux cours magistral ou volonté colonisatrice de transmission culturelle. Mais la « bonté » de l’élève-roi tient aussi au postulat de sa soif d’apprendre ou plutôt de son ardeur à « construire son propre savoir ». En l’absence de toute contrainte – le passage à l’étage supérieur étant garanti par la maison –, il sera naturellement disposé à s’impliquer dans tous les apprentissages disciplinaires et méthodologiques. Si tel n’était pas le cas, la charge de la responsabilité devrait bien sûr être reversée sur le professeur, incapable de susciter la motivation, le désir, le plaisir immédiat et permanent.
Comme si une certaine forme d’ascèse n’était pas la condition première de l’apprentissage. Comme si, face aux sollicitations multiples et incessantes des réseaux sociaux, des jeux vidéo et des nouvelles technologies, l’école ne devait pas proposer autre chose. Comme si le plaisir véritable et durable ne se déduisait pas de (au lieu d’induire) la maîtrise préalable, profonde, de la culture. Et quid de l’aléa moral ? Nos élites n’ont-elles décidément rien appris des logiques comportementales lors des désordres financiers ? Lorsqu’un acteur sait par avance qu’il sera sauvé par le système, quelques soient ses agissements, même les moins appropriés pour sa propre réussite, il est encouragé à dévier, à oublier l’éthique ou tout simplement à ne rien faire… Des élèves qui ont parfaitement saisi la logique permissive et laxiste du processus d’orientation n’assimilent plus du tout l’impérieuse nécessité d’un travail approfondi, au long cours.
Face au relâchement des conduites, au délitement de l’autorité et au processus cumulatif de déculturation, la nomenklatura pédagogiste, qui gouverne toujours et encore l’Education nationale, feint de s’étonner, de s’alarmer… Il lui apparaît donc plus indispensable encore d’imaginer de multiples procédures d’assistanat pour des élèves déresponsabilisés, rentrant au lycée sans maîtriser les savoirs de base : accompagnement personnalisé, tutorat, organes de lutte contre le décrochage scolaire, commissions de remédiation, intégrant psychologues, infirmières, conseillers d’éducation, assistants sociaux… Comme au temps glorieux de l’URSS, le système ne fonctionne pas… c’est donc qu’il faut le développer davantage ! Briser les dernières résistances. Déconstruire définitivement l’école républicaine.
Et enfin, la suppression des notes. Voilà l’étape ultime, le graal post-soixante-huitard, le parfait mélange entre pédagogisme, démagogie, laxisme et nivellement par le bas. Il suffisait d’y penser : plus de notes, donc plus d’échec scolaire ! Il ne resterait qu’à supprimer les statistiques de Pôle Emploi pour éradiquer le chômage. Le procès des notes est savamment orchestré : conférence nationale sur l’évaluation pilotée par un jury intégrant représentants de la société civile, cadres du ministère et rares professeurs, bien choisis, conformes à la doxa, visite idyllique d’un « collège sans notes », propositions ad hoc du Conseil supérieur des programmes… L’opinion a été parfaitement conditionnée, dans la plus pure tradition propagandiste. L’évaluation devrait être « bienveillante ». Ne surtout plus valoriser l’effort et la qualité du travail. Laisser croire que la sélection et le mérite n’existent pas dans le monde des adultes. Mais une véritable bienveillance ne consisterait-elle pas plutôt à dire la vérité aux élèves sur leur niveau intrinsèque ? En réalité, la suppression des notes poursuit un triple objectif : supprimer l’émulation face à l’effort, développer une logique consumériste à l'école et bien sûr masquer l'échec du système.
Nous arrivons au bout du processus de déconstruction, initié en 1968, accéléré dans les années 1980. Le rapport remis par Pierre Bourdieu en 1985 à François Mitterrand affirme que « l’importance excessive accordée à la trilogie lire, écrire, compter peut être considérée comme l’un des facteurs de l’échec scolaire ». La loi d’orientation sur l’éducation, mise en œuvre par Lionel Jospin en 1989, institue donc officiellement l’élève au centre de l’école au détriment de l’acquisition des connaissances. Oui, l’idéologie bourdieusienne a contribué à disqualifier la culture classique et le principe même de transmission, comme le démontre, dans un essai brillant, le philosophe François-Xavier Bellamy3.
Avec la suppression des redoublements et des notes, la logique kafkaïenne des référentiels de compétences, le recul abyssal des exigences et l’inflation des droits subjectifs des élèves, le projet de l’establishment pédagogiste atteint maintenant tous les rouages du système, ce n’est donc plus une réforme, mais une révolution libérale-libertaire, une déconstruction multiple et intégrale :
- déconstruction de l’autorité professorale fondée sur le savoir… au profit d’un égalitarisme radical ;
- déconstruction du statut même du savoir… remplacé par les fameuses et fumeuses compétences ;
- déconstruction de la culture classique, jugée élitiste… au nom d’un relativisme culturel mortifère ;
- déconstruction de la fonction même de l’élève… tout enfant étant supposé élaborer son propre savoir ;
- déconstruction de l’évaluation chiffrée… puisqu’il n’y a plus de culture à transmettre et à évaluer ;
- déconstruction du mérite républicain… la paresse étant encouragée par les promotions automatiques.
Récemment, un sociologue québécois, Mathieu Bock-Côté, qui a analysé les affres de ces expérimentations outre-Atlantique, lançait un appel vibrant aux derniers défenseurs de la culture classique en France : « Ceux qui ne communient pas dans cet enthousiasme déconstructeur ne devraient plus tolérer la confiscation par les idéologues de la nouvelle pédagogie. Un certain humanisme doit redire son nom, en dénonçant les tares fondamentales de la nouvelle pédagogie, et non seulement ses dérives »3. Puisse cet appel être entendu par des hommes d’Etat, de vrais politiques, empreints d’histoire et de culture… En espérant qu’il soit encore possible de reconstruire, de remettre au centre de l’école l’autorité légitimée par le savoir.
Alexis Taban, normalien et agrégé de sciences sociales.
1 Robert Redeker, « Adieu professeur », Libération, 4 mars 1999.
2François-Xavier Bellamy, Les déshérités, Editions Plon, 2014.
3Mathieu Bock-Côté, « Najat Vallaud-Belkacem vue du Québec », Figaro Vox, 25 novembre 2014.
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