• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > La Mort de Sardanapale

La Mort de Sardanapale

L’époque est au romantisme en Europe. Aux romantismes les plus noirs. On connait maintenant bien la folie mentale qui attire certains jeunes musulmans (ou convertis) vers le drapeau noir de l’Etat islamique, dont l’esthétique et le recrutement rappelle plus la Division Charlemagne que les Brigades Internationales. Mais cet eschatologisme atteint également nos élites bourgeoises. Chez nos dirigeants, cette atmosphère de fin des temps évoque le fameux tableau de Delacroix, La Mort de Sardanapale. En filigrane, on devine le profil de ce que serait l'homme (ou la femme) politique capable de nous sortir de cette impasse. Une personnalité capable de rendre au Peuple l'envie d'être au pouvoir. 

JPEG - 638.8 ko
La Mort de Sardanapale, Eugène Delacroix

 

 

Radicalisation du capitalisme vainqueur et globalisé.

 

Ce n'est un mystère pour personne. La radicalisation du capitalisme, du productivisme, de la bureaucratie est le témoin de l’épuisement d’un système.

Au demeurant, ce système ce n’est nullement « l’occident »... Ce système, c’est le capitalisme et la philosophie qui va avec. Nos élites bourgeoises pour conjurer leur chute, essaient à tout prix de lier le destin de la civilisation occidentale (dans sa richesse, ses paradoxes et ses diversités) avec le destin du capitalisme globalisé. Un peu comme si la culture du monde arabe devait demain se trouver lier à la véracité ou non du coran, au port de la burqua ou à l'avenir de quelque despote local. Non. En Occident comme ailleurs, la culture des peuples (orthodoxe et hétérodoxe) n'est nullement liée au destin du système de pouvoir de l'élite du moment. 

Paradoxalement, la décolonisation fut une opportunité historique pour la bourgeoisie. Dans les anciennes colonies, les factions bourgeoises erradiquèrent les mouvances socialistes, pour s'accaparer le pouvoir. Et selon la crainte des socialistes algériens, "le maitre arabe a remplacé le maitre européen". Les historiens nous apprennent à quel point les états occidentaux organisèrent en coulisse leur "départ" en collaboration avec ces bourgeoisies locales, afin de rendre impossible toute alliance populaire entre les colons pauvres et les prolétaires ex-colonisés. La ré-islamisation de ces sociétés fut classiquement mise en oeuvre pour étouffer l'émancipation populaire, et on ne compte pas le nombre d'intellectuels et scientifiques arabes qui furent assassinés en silence dans les années post-indépendance. 

Dans des pays comme les USA ou l'Afrique du Sud, la "racialisation" de la question sociale, fut le moyen pour la bourgeoisie de diviser le prolétariat. Là encore, une bourgeoisie de couleur trouva dans le communautarisme le moyen de se tailler un petit empire en parfaite intelligence avec la bourgeoisie blanche. On voit que la condition du prolétariat noir ne s'est pas améliorée avec l'accession de Barack Obama à la Maison blanche... De même que les grévistes sud-africains sont désormais mitraillés par une police noire, dans la parfaite indifférence du monde. 

Toutes ces manoeuvres ont parfaitement fonctionné. Partout la cause identitaire a annihilé le combat social en divisant le prolétariat. Les mouvances socialistes et communistes furent taxées d'euro-centrisme. On loua les pratiques tribales et la liberté du commerce. 

En Europe, les gros possédants profitèrent de la globalisation pour délocaliser leurs fortunes. Bientôt, les concessions social-démocrates (et démocrates tout court) devinrent inutiles. Les "classes moyennes" dont le rôle historique était de faire le lien social entre la minorité possédante et les masses populaires, sont maintenant inutiles. On voit avec combien peu de considérations, oublieuses de leur vraie histoire, elles sont maintenant liquidées. Et parfois avec un raffinement de jouissance, on les jette à la vindicte populaire en dénonçant leurs « privilèges » ou leurs « moeurs libérales ». Comme une cerise sur le gâteau. 

Aujourd'hui, chaque peuple retranché derrière ses frontières et ses identités, se réjouit d'être exploité par un maitre "bien de chez lui". 

 

 

Anéantissement écologique et illusion machiavélique. 

 

Mais ce tableau noir s’accompagne d’une crise encore plus profonde. Non seulement les valeurs universalistes sont mises à mal. Non seulement les concessions social-démocrates sont démontées. Mais c’est maintenant le droit écologique qui est mis en danger. En effet, les possédants du monde vivent directement de l’exploitation des ressources humaines et naturelles de la planète. Il y a d'abord les pays extracteurs, qui comme la Russie, l'Algérie, les pays du Golfe, le Congo ou le Brésil (et tant d'autres), exploitent leur matières premières dans une destruction folle de l'environnement. Ensuite, ces matières premières sont expédiées vers l’atelier chinois où la pollution embrume les villes et souille les rivières. Enfin, ces produits sont ré-expédiés vers les pays riches pour y être consommés dans un dernier moment de pollution. A tous les stades (extraction, transformation, consommation), les produits vont s’infiltrer dans la chaine alimentaire et écologique, détruisant la santé humaine et les éco-systèmes. Sans compter qu'ils corrompent les sociétés politiques et les économies locales. 

Tout cela, les dirigeants du monde le savent et le comprennent parfaitement. Ce n’est pas un charabia de contestataire. C’est l’exposition de faits parfaitement connus, étudiés et documentés. D’ailleurs, pour tenir la barre sur cette mer cynique, l’oligarchie ici en France s’est récemment entichée d’un nouveau Raspoutine : le philosophe Machiavel revenu du fond de son 15ème siècle.

Nos dirigeants formatés à l'école libérale evoluent dans un constant mélange de dupe de soi-même et de cynisme orgueilleux. Car ils y croient un peu à leur libéralisme ! Mais en même temps, ils voient bien qu'ils vont dans le mur. Donc, ils essayent de renforcer la "main invisible du marché" de quelques manoeuvres machiavéliques. Dans Machiavel ils croient trouver leur salut, et le salut de leur idéologie, comme une clef ultime de la connaissance et de la maitrise du monde. On bascule ici précisément de la question politique à la question mythologique. Car il y a là quelque naïveté, qui tient plus de la gnose et de l’alchimie, que de la sagesse et de la maturité. Ils prennent Machiavel comme une boule de cristal ou un marc de café, au lieu de le lire doctement avec le recul nécessaire. Cette fuite en avant de nos dirigeants montre d’ailleurs à quel point eux-mêmes sentent la situation leur échapper.

En son temps, Gorbachev fit preuve de beaucoup plus de classe et d'audace pour sortir de son système. Nos bourgeois devraient s'inspirer du dirigeant soviétique et de sa pérestroïka, plutôt que de Louis XVI ou Bachar el-Assad. 

Nous sommes passés d'une situation politique à une situation mythologique. Car ce n'est plus du tout une question politique qui se joue. La question politique est réglée : le capitalisme est usé. C'est une question mythologique qui se joue. Nos dirigeants croient au capitalisme comme on croit à une religion. Il leur faudrait revenir au "cogito" cartésien ou à "l'existance qui précède toute essence" de Sartre. Comme hier au moment des décolonisations ou des émancipation des minorités, l'avenir des peuples vivants ne dépend au fond nullement de l'avenir des dirigeants. Ceux-ci, acculés à leur perte, ne peuvent plus que nuire ou s'effacer. 

Nos dirigeants sont souvent fiers d'avoir renoncé à tout idéal socialiste, et même à tout idéal démocratique. Ils pensent ainsi être plus dans le "réel", et ce d'autant que leur carrière personnelle en a souvent directement bénéficié. Pourtant, ils ont simplement perdu contact avec le sol. De même qu'une femme peut faire perdre la tête à un homme (et vice-versa), nos dirigeants tirent de leur promotion sociale une foi inébranlable dans leurs idées. L'illusion est là. Emmanuel Macron ne parle-t-il pas sérieusement de "devenir tous millionnaires" ? 

Pourtant, c'est l'honneur d'un dirigeant que d'être capable d'arracher à la fatalité du réel, un peu de cette justice à laquelle toute âme aspire. Révolutionnaire ou réformiste, le dirigeant qui cesse de servir pour se servir creuse ineluctablement le commencement de sa fin. "Il chute par là où il fut grand", dit-on. Car c'est précisément le moment où il glisse du débat politique bien réel (et complexe !) vers les chimères mystiques et mythologiques. Nos dirigeants courrent après des spectres, perdus sur une scène de Sophocle ou de Shakespeare. Ils ne se battent plus avec le réel. 

Dit autrement, on peut discuter longtemps de savoir s'il faut la révolution ou la réforme ; la social-démocratie ou l'état-ouvrier. C'est discuter avec le réel. Mais là, nos dirigeants se sont absorbés dans un monde irréel. Ils ont quitté le monde physique pour les vapeurs du monde métaphysique. C'est dans ce contexte qu'ils se radicalisent dans des croyances de type machiavaliques. Si quelque penseur avait pu à lui tout seul cerner les mystères de ce monde... ! Parce-que la réalité frappe à leur porte comme l'huissier vient quérir les créances du débiteur. 

 

 

La mort de Sardanapale et une sexualité sadique. 

 

Les dirigeants européens (et ici français) sont en train de liquider les valeurs démocratiques, la quête du socialisme tout en compromettant l'avenir écologique. C'est aussi là qu'on peut déceler la bascule d'un débat politique vers un destin proprement mythologique. Il y a là quelque chose de crépusculaire. 

Après tout, il est bien possible de liquider la démocratie et le partage social. Du moins, c'est ce qu'ils professent dans un libéralisme outrancier, mâtiné de fumerolles machiavéliques. Mais enfin, en venir au nom de cette idéologie à compremettre l'avenir écologique de la vie humaine ? On se rend bien compte qu'il ne s'agit plus simplement de "revenir des illusions socialistes et démocratiques" comme ils le disent. Il s'agit plus exactement d'un suicide. 

Ces dirigeants doivent quitter la scène, et ils s'accrochent au pouvoir. L'impasse écologique démasque ce qu'ils sont. Il ne s'agit plus de connaitre le ratio de partage des richesses, mais bien de préserver l'avenir de l'écosystème humain. Le capitalisme globalisé actuel met sur un siège ejectable presque tous les dirigeants de la Planète à leur manière. 

Dans le Reich agonisant, Hitler et ses nazis ne cherchèrent nullement à épargner des vies et des villes allemandes. Au contraire, ils cherchèrent à entrainer dans leur fin, le peuple et le pays qui leur avaient fait confiance (même si il ne s'agit pas de comparer par ailleurs le nazisme et le libéralisme). Comme le disait Hitler, "les allemands ne méritaient pas d'être allemands" ! Dans son délire, ils ne méritaient pas de lui survivre. 

Aujourd'hui encore, les humains, incapables d'être de parfaits bons petits libéraux en rang et en ordre, doivent-ils pour autant être condamnés à la mort écologique ? 

Le peintre Delacroix représenta dans un de ses plus fameux tableaux, La Mort de Sardanapale. Sardanapale était un tyran de Ninive dans les temps anciens. Ce tyran était assiégé dans sa forteresse. Proche de la fin, et assaillis par l’ennemi (ici, le poids des réalités), le roi décide de mourir en emportant tout son monde avec lui. Or, biens, femmes, esclaves, cheveaux... rien ne doit lui survivre, tout doit être détruit. "Après moi le déluge" dit le proverbe. Nous vivons la même chose à travers la crise écologique et l'obstination de nos dirigeants.

La scène de Delacroix représente un genre de bacchanale sadique, dans laquelle ses derniers sbires d'autant plus dévoués détruisent ses biens et assassinent ses femmes, ses esclaves et ses cheveaux sous ses yeux lubriques. A ce moment, la jouissance se pervertit. Et se détachant d’un « objet érotique », la jouissance se transfère dans la « disposition d’autrui ». C'est la perversion sadienne. La destruction de la morale est un premier pas. La destruction de l’autre est le second pas. La destruction de toute chose, dans un déluge tout-puissant (Lacan !) qu’il soit de feu ou d’eau, est la jouissance ultime de l’orgueil humain. C’est complètement possédés par cet hubris délirant, et ignorants d’eux-mêmes, que les dirigeants du monde, et singulièrement ceux de France, nous conduisent dans un abysse mystique (Lacan, encore). 

 

Nous sommes sortis d'une conflictualité politique. Nous sommes sortis d'une sexualité normale. Le sadisme réel n'a rien à voir avec les aimables jeux de bondage que l'on peut mener dans nos alcôves respectifs. De même que le terrorisme n'a plus rien à voir avec la poésie. La sagesse humaine consiste à savoir trouver des domaines où ces ombres parviendront à s'exprimer de manière positive. L'esthétique japonaise (entre-autres mille) ne découle-t-elle pas de semblables sublimations ? Le beau peut sortir du laid, si il sait appliquer sa force dans le cadre de jeux. C'est l'art sous toutes ses formes, parfois les plus secrètes. 

Mais Sade (et c'est son génie particulier) ne décrit nullement de pareils agapes, ni de semblables jeux poétiques propres à délasser l'homme de la pesanteur de sa condition. Il dénonce et met à nu une société en perte de vitesse et en cours de radicalisation. Une société où "le théâtre n'entretient plus de frontière entre la scène et la salle" comme on dit parfois à propos du nazisme. 

D'une certaine façon, c'est encore à une certaine "laïcité" intérieure que les événements nous appellent. A trouver d'un côté un domaine où exprimer l'étendue de ses fantasmes, et de l'autre trouver à traiter rationnellement les problèmes publics. Le jeu entre ces deux pôles constitue un véritable "art de vivre". Comme le rappelait Sartre dans sa conférence "l'existantialisme est un humanisme", cette séparation des pouvoirs n'interdit nullement l'action politique et la quête du mieux public.

C'est un conflit mythologique qui se révèle à l'occasion de l'outrance écologique de nos dirigeants. 

Il faut avec Descartes et son "cogito", rendre au physique le primat le méta-physique  ; au réel sa place sur les systèmes. Aux inquiets, nous disons que Copernic en ôtant à notre Terre sa place centrale dans l'Univers, n'a nullement amoindri les raisons de s'émerveiller. Au contraire, en étendant le champ de la connaissance, il a étendu d'autant les sillons du poète ! Quel esprit ne trouve pas encore plus de raisons de s’abîmer de perplexité face au vide intersidéral qu’à l’écoute des récits antiques de la Création ? Vraiment. De même pour la révolution écologique forcément sociale et démocratique. En reconquérant le réel physique, l’homme retrouvera tout à la fois l’objet de sa jouissance, le socle de sa raison, et les modalités de l’ordre social.


Moyenne des avis sur cet article :  4.67/5   (18 votes)




Réagissez à l'article

1 réactions à cet article    


  • sls0 sls0 2 mai 2016 19:41

    Un certain plaisir aujourd’hui, deux articles pour l’instant aux quels je met 5 étoiles.
    De la qualité qui me fait penser à l’agoravox d’antant que Zip_N regrette.

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON

Auteur de l'article

Cedric Mili


Voir ses articles



Publicité




Palmarès



Publicité