La patrie européenne (6) : Karim Benzema, français ou algérien ?
Les propos du footeux Karim Benzema, que j’ai mentionnés précédemment, peuvent en première réaction susciter un malaise ou une critique. Dans une interview datée de 2011 il disait, à propos de jouer dans l’équipe de France ou celle d’Algérie : « L’Algérie c’est mon pays, mais pour le sport c’est la France ». Cette phrase montre que les notions d’appartenance, de patrie, d’immigration et d’intégration ne sont pas aussi simples qu’on le voudrait.
La haine contre les italiens
Benzema est né à Lyon de parents algériens. Il a 26 ans. Il est français. Pourquoi dès lors dire que son pays de coeur, sa patrie, est l’Algérie ? De tels propos n’ont-ils pas encouragé le déploiement de drapeaux algériens place de la Bastille, lors de l’élection de François Hollande ? Déploiement que certains français ont ressenti comme une forme de colonisation, symbole inversé de l’ancien colonialisme pourtant détesté par ceux qui aujourd’hui applaudissent à cette démonstration ?
Qu’est-ce qu’être citoyen ? Qu’est-ce que la nationalité ? Ne serait-ce qu’un bout de papier comme on le lit ici ou là ? Cette suggestion est un peu courte quand on sait qu’être citoyen d’un pays, pour un homme, c’est être prêt à mourir pour ce pays. Ce serait cher payer le bout de papier si ce n’était que cela.
L’appartenance juridique, d’esprit, de coeur, d’éducation, de culture, est multiple. Il ne suffit pas d’être géographiquement et culturellement proches pour s’intégrer. Le mensuel Causeur cite, dans son édition de novembre, les travaux de l’historien Pierre Milza. Spécialiste de l’Histoire de l’Italie et du fascisme, il a également étudié l’émigration italienne en France. On pourrait penser qu’un italien venant en France a des atouts que n’a pas un algérien. Les religions sont identiques, ils ont une frontière directe, les français ont par périodes occupé des parties de l’Italie, la langue a la même source. Pourtant en 70 ans (1870-1940), seul un italien sur trois a réussi à s’intégrer. Le racisme contre les transalpins fut très agressif (en Suisse également) et les bastonnades n’étaient pas rares. En comparaison les algériens sont bien mieux acceptés en France que les italiens de l’époque.
L’immigration est donc un processus lent et complexe. L’algérien qui quitte son pays imagine qu’il reviendra. Tout le monde ou presque imagine un retour possible, d’autant plus quand il y a une mer, c’est-à-dire une coupure géographique. Le mythe du retour est puissant, c’est un des plus puissants, que l’on retrouve sous une autre forme dans le judaïsme et le christianisme. Franchir la mer, c’est prendre le risque d’une renonciation. Renoncer à ses origines est un deuil. Qui renonce facilement à ce qui a nourri son enfance ?
Plusieurs générations
Le philosophe et humaniste Ernest Renan estimait que le culte des ancêtres est, de tous, le plus légitime. On le trouve dans toutes les cultures et civilisations. Les ancêtres sont ceux qui ont préparé la Terre pour que nous y vivions, ils sont ceux d’où nous venons. Grâce à eux nous ne partons pas de rien. L’humain ni la civilisation n’ont de sens sans passé, sans racines. Il est dès lors légitime, plus même : fondateur, pour un humain, de faire référence à ses aïeux, ses parents, le pays d’où ils viennent, et qu’il lui manifeste une affection particulière - car directement ou indirectement ce pays a participé à la construction de son identité et de ses appartenances.
Je suis né à Genève d’une famille immigrée belge, j’était donc belge jusqu’à ma naturalisation. Pendant longtemps j’ai vibré pour l’équipe de foot belge, j’ai ressenti des pincements à chaque fois que la Belgique était citée. Aujourd’hui je sais que je ne reviendrai pas en arrière. Et si, un jour, je décidais d’aller vivre près d’Ostende pour marcher sur les longue plages de la mer du Nord, regarder passer les pêcheurs et écrire en regardant la mer, je resterais suisse et je défendrais ce qui est devenu mon pays juridique et de coeur. Mais j’aurai toujours en moi comme un parfum du plat pays.
Il faut plusieurs générations pour qu’une immigration s’intègre totalement. Presque un siècle pour les italiens, avec un taux d’échec impressionnant. Alors l’immigration nord-africaine prendra son temps. Il est normal qu’un jeune beur aime le pays de ses parents ou grands-parents. Ce n’est pas toujours un déni de l’Europe, c’est une identité et une appartenance. Les fils et les filles de l’immigration arabe savent ce qu’ils ont en commun : une langue, une religion, une morale familiale et sociale forte, une maîtrise souvent moyenne du français, un accent. Tout cela sera-t-il un jour gommé ? Probablement. Ce sera long.
Ce qui sépare comme ce qui unit
Ernest Renan, encore, disait à propos de la Nation :
« Une nation repose sur un réel passé commun et sur une volonté d'association : ce qui constitue une nation, ce n'est pas parler la même langue, ni appartenir à un groupe ethnographique commun, c'est « avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore » dans l'avenir. »
Les différentes cultures et histoires qui ont formé la France au cours des siècles se sont unifiées par des guerres et par la transformation au pas de course de la société agricole en société sociale et industrielle. Même avec cette unification historique et juridique les revendications régionales restent vives. Elles sont l’appartenance de coeur et de proximité.
Alors, quand Karim Benzema dit : « L’algérie est mon pays de coeur », il faut y voir l’amour d’un homme pour sa famille, pour ses ancêtres, et le respect de ses racines. L'amour du foot, le haut niveau auquel il aspire se réalisent en France. Dans trois ou quatre générations ses arrières-arrières-arrières petits enfants n’auront presque plus que des racines géographiques françaises et européennes : celles issues de l’Algérie seront trop lointaines pour rester prégnantes.
La différence trouble, dérange, peut faire peur, ou en tous cas demande une adaptation. Cela me paraît normal. Le non-Soi n'est pas le Soi. L’appartenance sépare, et exige que l’on réapprenne l’autre, celui qui n’est pas nous, l’étranger - même si celui-ci a parfois le même passeport. Mais l’on n’apprend pas l’autre, l’on n’aime pas l’autre si l’on ne se respecte pas soi-même, donc ses origines, donc sa propre identité. Une patrie européenne viendra peut-être, et je plaide pour cela. Mais elle se construira sur la reconnaissance et le respect des différences, de la fragilité de l’apprivoisement mutuel, autant que sur ce qui nous unit. On ne peut faire l’économie des différences sans miner nos alliances.
On ne peut aller vers l’autre sans en être d’abord éloigné. C’est l’histoire du renard dans le Petit Prince.
A suivre.
Précédents articles :
La patrie européenne (1) : le retour
La patrie européenne (2) : construction d’un sentiment
La patrie européenne (3) : le désir d’Europe
La patrie européenne (4) : l’union éclatée
La patrie européenne (5) : mai-son
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