La pensée trentenaire
Ceux qui ont 30 ans cette année sont nés en 1978. Ils ont émergé à la pensée consciente vers 1981 et ont vécu sous la gauche toute leur adolescence. On peut parler de « la génération Mitterrand ». Lorsqu’ils ont voté, c’était sous Chirac – peut-être pour lui déjà en 1995 et sûrement en 2002… Que pense donc cette génération, la trentaine venue ? TNS Sofres publie une enquête sur ses « valeurs », en avril 2008. Une "valeur" est en théorie "ce qui vaut" ; de nos jours elle signifie trop souvent "ce à quoi on se raccroche". La conception nouvelle n’est pas positive, mais de l’ordre de la réaction à ce qui survient. Ce pourquoi je préfère parler pour ma part de "pensée", mot plus général qui englobe le positif et le négatif - et laisse cohabiter les nécessaires contradictions.
Car des contradictions, pour les trentenaires d’aujourd’hui, il y en a ! 84 % déclarent se sentir bien dans la société telle qu’elle est, dont 14 % « très bien » (et seulement 3 % « très mal » - la « révolution » n’est pas pour demain, n’en déplaise aux yakas). Enfants, famille et amis sont l’univers où passer le meilleur du temps (en gros la moitié au moins des sondés). Avec un peu d’activité : du sport (37 %), de la télé (35 %, dont le sport devant la télé…), internet (34 %, mais 43 % pour les sans enfants). Pas plus le cinéma que lire (autour de 20 %), finalement peu de musique, moins qu’avant (13 % - 1968 est bien loin…). Encore moins faire des courses (20 % enfants obligent, mais 10 % sans) ! La consommation de marchandises n’est donc pas cette tentation ignoble qui hante tant la « pensée de gauche » ; elle est plutôt « culturelle » cette consommation - télé incluse, qui est un cinéma à domicile à cause des enfants (19 % avec, 28 % sans). A noter les jeux vidéo, cette américanisation des comportements et du culturel qui, eux, entrent carrément dans la « marchandise » (sans s’attirer les foudres de ladite « pensée de gauche », on se demande pourquoi). Ils touchent quand même 16 % des 30 ans (adolescents attardés ou mutants ?), contre 4 % des 30 ans munis d’enfants (adultes « normaux » ou dépassés ?). Pourtant, la marchandise comme infantilisation, voilà une critique de gauche recevable ! Malgré le battage des intermittents du spectacle, vivant sur fonds publics, les trentenaires vont moins les voir (9 % avec enfants, 15 % sans) qu’ils ne vont au cinéma – et moins qu’ils ne jouent aux jeux vidéo pour les plus libres… Faut-il faire tout ce foin et tout ce saupoudrage de dépense publique pour une pratique somme toute marginale de « la culture » d’aujourd’hui ? Ou est-ce une action « politique » symbole d’une gauche qui cherche ces rassemblements collectifs qui se font plus rares ? N’y a-t-il pas d’autres priorités pour un Budget qui ne saurait être extensible à l’infini, ou est-ce le retour aux priorités de base (manger, dormir, être soigné) qui désormais importe au plus grand nombre ? En bref, l’enquête renvoie l’image d’une génération égocentrée, très imbibée d’usages « américains » (ou de la modernité ?), repliée sur les proches et les activités locales. Très peu de bénévolat, 8 % que ce soit avec ou sans gosses.
Ce que confirme le regard que les trentenaires portent sur eux-mêmes : « individualistes » à 34 %, « solidaires » seulement à 18 % ou « engagés » à 17 %. Ils se veulent lucides (31 %) et responsables (28 %) – voire désabusés (25 %) ou égoïstes (22 %). Rançon des rêves brisés de la gauche cru 1981, dont le relais réaliste n’a jamais été pris dans le parti, tout comme de la fainéantise Chirac. Les trentenaires se voient plus « pessimistes » (21 %) qu’« optimistes » (15 %). Rien d’étonnant à ce que la « morale » soit tombée si bas… à 10 %. Elle se trouve au 11e rang des qualificatifs. Exemple des pourris sous la gauche comme sous la droite, du Carrefour du Développement aux écoutes illégales, faux attentats (Irlandais de Vincennes) et suicides (Bérégovoy, Grossouvre) sous Mitterrand - et aux dépenses de la mairie de Paris, dessous de table, billets d’avion, frais de bouche Chirac, pots de vins sur trafic d’armes (frégates de Taiwan, imbroglio Clearstream), copinage éhonté (un ami du président poussé à la tête d’EADS et soupçonné de délit d’initié sur ses propres actions !) et autres faux électeurs Tibéri. Reste aussi cette réprobation Mai-68 pour tout ce qui touche à l’autoritarisme, dont la « morale » est le Surmoi fouettard. A noter que seulement 2 % se disent « sans opinion » pour qualifier leur génération. S’ils sont timides, ils ne sont pas inconsistants, c’est rassurant.
La « chance » des trentenaires par rapport aux aînés vient des loisirs, de la santé et de l’aisance matérielle. En revanche, qualité de vie et logement agréable sont balancés (autour de 50 %), tandis que ressources financières, situation mondiale et emploi sont de vraies malchances. Surtout l’emploi – merci Mitterrand et Chirac, merci l’immobilisme idéologique (à causes opposées) ! Ils sont 84 % à jeter à la gueule des quadra, quinqua et autres sexa voire septua, leur échec patent dans la gestion de ce qui est le problème majeur de la France – bien qu’étant à la base du faire-société. Le raidissement corporatiste et caporaliste de la gauche sur l’emploi, tout comme l’hypocrisie d’une libéralisation mal assumée et mal suivie à droite, ont gelé le travail en France. N’est-ce pas pour cela surtout que Sarkozy a gagné ? Pas la peine de donner des leçons de « solidarité » et des incantations à la « démocratie participative », si c’est pour ne rien faire d’efficace – au contraire de tous les pays voisins – sur cette priorité de l’emploi !
La gauche pourrait se rattraper : elle a bien fait l’école et la génération Mitterrand récite son petit catéchisme convenable de valeurs très positives : « progrès », « droits de l’homme », « engagement ». Mais avec cette contradiction imitant fort bien la gauche partisane : en parler souvent (78 % d’engagés très positifs et 75 % de solidaires) - le faire rarement (17 % d’engagés effectifs, seulement 18 % de solidaires) !
La droite menace : mérite (75 %), travail (73 %), entreprise (73 %) et morale (71 %) sont des valeurs positives, avec la même contradiction sur la morale (très valorisée, très peu pratiquée). Si le « libéralisme » (52 %) est presque aussi bien (ou mal) vu que l’argent (55 %), c’est en tout cas la grève (49 %), l’Administration (46%), la mondialisation (43 %), la religion (40 %) ou la politique (36 %) qui sont mal perçus, en dessous des 50 %. Quant au marxisme, son heure est passée, il a tant écœuré la génération gavée par les profs idéologues, qu’il ne recueille que 21 % de valeur positive ! Il faut dire que l’événement marquant pour 47 % est la chute du Mur de Berlin en 1989 – l’échec marqué du social-communisme. Ce pourquoi la gauche italienne – réaliste – a supprimé toute référence au communisme et au socialisme dans sa représentation partisane. Seulement 14 % des trentenaires ont été marqués par l’élection de Mitterrand, premier président de gauche de la Ve République, en quasi-jeu égal avec la rupture Sarkozy (12 %).
D’où l’attentisme politique : prouvez ce que vous pouvez faire et on vous croira. Pas la peine de bavasser, gauche et droite même combat. Les craintes majeures sont en effet l’accroissement des inégalités (58 %) et la dégradation de la Sécurité sociale (43 %). Elles sont liées inextricablement au problème n° 1 à 30 ans : l’emploi ! l’emploi ! l’emploi ! Avec la crainte de la baisse du pouvoir d’achat (54 %) et le chômage (43 %). La perte d’identité de la France ou de son influence diplomatique culturelle sont les dernières roues du carrosse, respectivement 13 et 9 %, bien loin des préoccupations des souverainistes gauche ou droite. La « qualité des services publics » dont syndicats et technocrates se remplissent les babines ne fait pas bander : 19 % seulement « craignent » leur dégradation. Peut-on se réjouir de l’échec d’école, de l’impasse de l’université, des lenteurs et oukases de la justice, de l’action de la police, de la gabegie des hôpitaux, des autorisations diverses au commerce, de la paperasserie des petits-chefs dans les diverses administrations ? Il y a un appel à l’Etat pour réorganiser tout ça, s’élever au-dessus des petits intérêts mercantiles ou corporatistes, offrir la même base à tous : ils sont 67 % à le réclamer, évidemment plus à gauche 76 % (toujours caporaliste), qu’à droite 54 % (plus éprise du lâchez-nous les baskets). Mais enfin, l’Etat reste une valeur trentenaire. Yaka le rendre plus efficace et proche des gens…
Enquête TNS Sofres réalisée par téléphone auprès d’un échantillon de 400 personnes, représentatif de la population des 30-39 ans selon la méthode des quotas, du 26 au 28 mars 2008.
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