La philosophie rend-elle sage ?
Avant même de nous poser la question : la philosophie rend-elle sage, demandons-nous d’abord : qu’est-ce que la philosophie ? Le mot philosophie vient du mot grec philosophos qui signifie ami de la sagesse. Le philosophe est donc quelqu’un qui, sans être à proprement parler un sage, aspire à la sagesse, car il y a un pas entre être sage et désirer le devenir. D’ailleurs Pythagore ne disait-il pas : il n’y a qu’un sage : Dieu. La recherche de la sagesse est donc à l’origine de la philosophie qui est l’art d’appréhender le monde et l’être par la voie de la raison. Les premiers philosophes ambitionnaient le savoir total. Démocrite écrivait non sans audace : "Je vais parler de tout". Et Aristote lui-même n’avait-il pas inclus dans son oeuvre, la logique, la rhétorique, une théorie sur l’univers, une physique, un traité de l’âme, une morale, une poétique et une étude de l’être, sans oublier une histoire des animaux ? Cette prétention au savoir universel, qui pourrait nous sembler prétentieuse aujourd’hui où la connaissance s’est considérablement enrichie des acquisitions nouvelles des sciences et techniques, avait néanmoins une motivation respectable : la passion de s’informer et de comprendre afin de mieux éclairer sa conduite et de vivre, non dans l’illusion, mais à partir d’une conception exacte du bien et du mal et selon une attitude empreinte de raison et de réflexion.
La philosophie, contrairement à la science, s’intéresse donc principalement aux réalités qui ne sont pas d’ordre matériel, ne sont saisissables que par l’intelligence : le vrai, le bien, le juste - et en règle générale ne tombent pas sous le sens : à l’homme par la psychologie et la morale, à la transcendance par la métaphysique. Le philosophe s’est de tout temps consacré à la découverte de ce qui est au-delà des apparences. Il a voulu savoir ce que les choses sont en elles-mêmes et sa question fondatrice fut celle-ci : qui sommes-nous et pourquoi sommes-nous ? Tant il est vrai que la philosophie est le lieu d’une réflexion, d’une interrogation sur le sens de la vie, les buts à atteindre, les situations à anticiper, les conséquences à prévoir, les solutions à trouver, les décisions à prendre, et, également, sur la valeur de nos actes, le bien et le mal, le droit, la liberté, la justice. Pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? En quoi consiste le bonheur ? Il est de notre dignité de les poser et de tenter d’y répondre ? Si Pascal a parfois dénoncé la vanité d’une certaine philosophie, il a su choisir les termes qui exaltent la grandeur de l’homme qui, se sachant mortel, s’interrogeait à ce sujet.
Instruit par les leçons du passé, le philosophe contemporain est plus que jamais conscient qu’il ne pourra jamais prétendre à la construction d’un système absolu. A ce propos, Jaspers n’a pas hésité à écrire qu’en philosophie les questions étaient plus essentielles que les réponses, parce que chaque réponse était en quelque sorte une nouvelle question et comme aucune réponse ne pouvait s’octroyer le pouvoir de satisfaire tout le monde, elle ne devait en aucune façon s’imposer au terme d’une démonstration péremptoire. Pour philosopher, il est donc nécessaire de poser pour principe que tout n’est pas de l’ordre du démontrable et que, sans la sagesse, l’homme s’égare ou, pire, se perd et s’arroge ainsi le triste privilège de se faire le complice d’une défaite de l’intelligence, tant le domaine de l’évidence intellectuelle est étroit. S’arracher à la subjectivité pour atteindre l’objectivité est sans doute le seul moyen d’exercer notre jugement critique de la façon la plus probe. Mais l’objectivité est-elle possible ? Dans la pratique du jugement, il est important de distinguer ce qui sépare le croire du savoir, car ce que je crois n’est pas obligatoirement ce que je sais. Le savoir définit ce dont nous sommes intellectuellement certain, alors que le croire sous-entend une part de foi et de confiance. Or, l’amour, qui conduit à la sagesse, n’est-il pas la démarche qui implique autant d’intelligence que de coeur, de discernement que d’intuition ? Nous voyons qu’il serait hasardeux de s’en remettre à la seule raison, puisqu’à l’évidence il n’est pas nécessaire de comprendre pour croire et de croire pour comprendre...
Et puisque nous nous interrogeons sur la vérité, ne serions-nous pas avisés en supposant qu’en ce monde nous ne l’atteindrons jamais ? D’ailleurs l’enseignement commun de toutes les grandes philosophies est d’avoir placé la recherche de la vérité dans la vie terrestre, mais sa possession dans l’au-delà. Nous nous doutons bien que le meilleur des mondes proposé par Aldous Huxley est une utopie et que le bonheur n’est pas quantifiable, que ce souverain bien n’est accessible que dans l’ordre de l’amour. Or, la sagesse procède de ce bonheur- là, c’est-à-dire d’une connaissance vraie, d’un affranchissement de la connaissance approximative et immédiate. Si l’intelligence ne doit jamais abdiquer, car ce serait indigne de l’homme, l’amour ne doit pas faillir, car ce serait indigne de l’espérance qui est au coeur de la plupart de nos actes.
Il est courant de dire de nos jours que le monde compte plus de savants que de sages, l’homme moderne s’étant peu à peu éloigné de ce qui est inhérent à la sagesse : la vertu. La philosophie de ce début de XXIe est plus une philosophie du rationnel que du spirituel, de l’inquiétude que de la tranquillité, alors même que ce ne sera que dans une forme de vie contemplative que l’on parviendra tout ensemble au Bien et au Bonheur. A la quête de la sagesse, étroitement liée au bon usage des vertus, s’est substituée celle des plaisirs, de la consommation immédiate, des intérêts particuliers et, davantage, du bien-être de l’individu que de la plénitude de la personne. Soyons-en conscients et n’attribuons pas à la raison tous les pouvoirs. Nous savons qu’il y a dans l’univers, autant qu’en nous-même, une part immense de mystère que notre intelligence seule ne parviendra jamais à dévoiler. Aussi posons-nous cette autre question : et si l’amour était l’intelligence suprême, autant que la sagesse suprême ? Ce ne serait donc pas l’exercice de la philosophie qui rendrait sage, mais l’amour, ce don invisible... C’est pourquoi la philosophie reste, comme on l’a dit souvent, un non-savoir, le désir d’une participation humble et partielle à une sagesse, dont la source est intime (et approchable que dans cette intimité) et vers laquelle l’homme de bonne volonté ne cesse de tendre.
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