La plage a disparu à Lacanau et le monde d’hier est enseveli
Les tempêtes de l’hiver 2014 ont occasionné des dégâts que j’ai pu constater en me rendant à Lacanau, station balnéaire prisée des surfeurs toute l’année mais aussi des baigneurs et autres estivants quand la saison chaude arrive. L’été, je ne vais jamais à Lacanau. Trop de monde, impossible de se garer, le sable chaud qui colle à la peau, tous ces corps huilés se prélassant sur la plage, bref, un endroit à fuir. Mais pendant les saisons intermédiaires et surtout l’hiver, la plage de Lacanau est un lieu somptueux, avec une mer qui n’est jamais pareille, des couleurs, des embruns, des vagues plus ou moins intenses venant s’échouer sur le sable, décorant d’une écume dissipée les émanations des dunes, des paysages évoluant au gré de la marée, un ciel changeant, souvent du grand vent et cette impression de nature sauvage où l’on se plaît à s’oublier, en observant l’océan nous regarder comme s’il désirait nous engloutir à jamais. Pour compléter ce somptueux tableau avec ses rayons de soleil ciselant les nuages, d’un côté la dune, de l’autre l’espace infini et au dessus, les vols de mouette et sur la plage abandonnée, les coquillages sont de sortie.
Depuis une bonne dizaine d’années, j’ai pu observer cette belle plage qui s’étend du sud au nord avec parfois, 100 mètre séparant l’océan de la dune à certains endroits, lorsque la marée est basse avec un fort coefficient. Quand la marée monte, elle laisse intacte une zone de sable surélevée. Le sable reste sec, même par gros coefficient et la dune persiste et résiste aux rides du temps et aux vagues à l’âme tourmentée venues s’échouer depuis l’océan. Cette description est maintenant du passé. Cette année, la configuration de la plage est complètement transformée. Enfin, je ne sais même plus si on peut parler de plage. L’autre jour, vers 15 heures, j’ai observé depuis la promenade ce qui restait de la plage située devant les habitations et les parkings. Rien, plus rien, les vagues venant s’échouer sur les rochers, interdisant toute virée sur le sable. Pourtant, le coefficient de était moyen, 80, et de plus, la marée n’était qu’à la moitié de sa remontée. Au nord, il restait une zone de sable disponible entre les vagues s’échouant et la dune mais je compris vite que ce n’était plus l’étendue de sable que j’avais connue. Le sable était lissé, aplani suffisamment pour se laisser recouvrir par la marée montante qui une fois haute, ne laissait plus aucune place pour la balade, les vagues les plus puissantes venant caresser le bas de la dune pour la grignoter un peu plus. Je n’ose pas imaginer ce qui va se passer à la fin février, quand les coefficients font dépasser allègrement les 100. Avec une forte houle et une dépression, ce seront encore quelques mètres de dune qui font disparaître dans la mer.
N’étant pas géophysicien, je n’ai pas d’explication à ce phénomène soudain qui nous a surpris mais qu’on pouvait déjà pressentir les deux années précédentes. Deux hypothèses. Le niveau de la mer monte mais cela ne tient pas car on devrait le constater dans les ports et ce n’est pas le cas. Si la mer ne monte pas c’est que la terre s’affaisse, d’une quantité significative, un mètre ou plus. L’explication la plus plausible étant que le sable est « avalé » par l’océan. Ce qui n’exclut pas un affaissement localisé de la croûte terrestre mais cela revient à une montée de la mer, ce qui devrait se mesurer. C’est semble-t-il toute la façade atlantique de la Gironde qui a subi cette érosion, constatée devant la dune du Pyla mais aussi par mes soins sur la plage de Carcans, 10 kilomètres au nord de Lacanau, une plage où les années précédentes, on pouvait voir des pêcheurs pratiquer le surf casting à la marée montante, ce qui actuellement est devenu impossible. Ne me parlez pas de réchauffement climatique, je conchie les écologistes !
Ces plages disparues s’offrent à quelques méditations allégoriques et oniriques sous le miroir du temps où se réfléchit la puissance des forces transformatrices, non seulement naturelles mais aussi humaines. Cette plage ensevelie par les eaux évoque la disparition des temps anciens marqués par un état d’esprit léger et optimiste alors que la confiance régnait malgré l’économie en état permanent de crise. J’imagine Zweig sur la plage ensevelie rêvant d’un livre à écrire sur le monde d’hier, de 1960 à 1980. Depuis l’an 2000, les peurs et le chaos président aux destinées du monde, annonçant quelque improbable désastre mondial, une barbarie dans la plupart des pays ; l’humanité peinant à guérir des haines, de la Centrafrique en Afghanistan, du Nigeria aux Etats-Unis, de l’Ukraine à l’Egypte et la Syrie et en Europe, la paix pour combien de temps ? La dune finissant par ressembler aux falaises de marbre, annonçant le désert et l’errance d’une humanité sans dieux, livrée aux machines, à la marchandise, au profit, au chaos par de sombres agitateurs politiques. La plage balayée, comme l’art décapité par le tsunami de l’industrie musicale imprégnant les cerveaux maladifs de fumier musical. La plage enseveli de son sable fin et maintenant recouverte d’immondices rejetés par la tempête. La terre aussi est riche en immondices, bâtiments hideux construits dans les villes, zones rurales investies par les hordes de bobos investisseurs prêts à façonner les paysages pour les rendre aseptisés et fades, aux normes industrielles académiques, ces bobos qui vénèrent Starck et Jobs.
Dans le monde d’hier, les gens étaient curieux, inventifs, avide de sensations et d’émotions nouvelles, intéressés par les livres, curieux d’écouter les nouveautés du rock, de l’électronique et du krautrock au progressif et jazz rock. Maintenant, les gens se plaisent à consommer comme un troupeau. Les disques de Stromae, Daft Punk, les livres d’Onfray et les films de Dany Boon font recette. Pourquoi ce grégarisme culturel ? Besoin de se rassurer dans un enclos consensuel ? L’homme post-moderne a besoin de sécurité, de norme, de choses convenues. Le pouvoir post-moderne considère l’homme comme l’élément d’un calcul. Le système de santé emploie des vétérinaires pour prendre soin de l’homme afin qu’il s’insère dans le système productif. Le pouvoir tente de prendre en charge l’existence des hommes sans comprendre l’histoire de chaque personne. L’homme tracé par Foucault avec du sable fin s’est enseveli à Lacanau. Les temps changent. Je n’aime plus Stravinsky et quand Zweig pensait au monde d’hier, les sombres temps de l’Europe étaient en place, avant le déclenchement du grand carnage de 1914. En 2014, un carnage se déroule à Kiev mais rien ne dit que la guerre civile ne gagnera pas toutes les nations européennes si le système continue à massacrer les existences au nom de la croissance et de la politique de l’offre.
Pas d’état d’âme mélancolique, pas de valse triste de Sibelius. Le monde est un combat, à géométrie variable, avec des partisans, des narcissiques, souvent pervers, des gens qui se rehaussent en détruisant leur prochain tels des macrophages attaquant leurs semblables comme dans une maladie auto-immune où les cellules se bouffent entre elles dans un même organisme. L’homme est l’inverse du champignon. Ce dernier pousse sur la pourriture alors que la pourriture se répand à l’intérieur de l’homme. On le constate dans les décisions des commissions de spécialistes à l’université ou bien les trolls sur Internet, y compris la modération sur un site participatif hélas gagné par le désert qui avance. Le combat sera aussi celui des justes, pour la civilisation et l’élévation.
J’aime bien cette plage ensevelie à Lacanau car elle est l’allégorie parfaite d’un monde qui n’est plus, d’un monde qui n’est pas encore et d’une docte inquiétude lorsqu’on la parcourt. Cette plage annonce aussi la fin de la Modernité et des conceptions scientifiques connues de tous mais illusoires, de la mécanique à la biologie et l’évolution. Une nouvelle science va émerger et sans doute une nouvelle société mais pour l’instant, le spectre du chaos et du déclin gagne le monde. J’ai décidé de ne pas m’en préoccuper. L’homme finit par mourir et c’est tant mieux. Le renouvellement des âmes ne peut être que bénéfique. Quoique, nos générations de 30 et 40 ans semblent assez mal barrées. Le vieux con que je suis contemple ce spectacle peu ragoûtant. Dieu merci, le prog ne meurt jamais, ni l’esprit et la vie est une explosion de découvertes pour qui sait en prendre soin et se laisse gagner par la curiosité, observant parfois une plage ensevelie à Lacanau, en espérant voir l’ancien monde balayé et le nouveau se dessiner lentement.
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