La plus belle fille de la classe. Et moi...
Elle s’appelait Monique. Elle était blonde, mince et dotée d’une paire d’yeux bleus qui lui donnaient un air scandinave. Elle était jolie et le savait...

Nous étions en seconde dans un lycée public du 14e arrondissement. Un complexe flambant neuf mais encore dépourvu de nom. Nous étions âgés de 16 ans, pour la plupart d’entre nous. Pour la première fois de notre scolarité, nous avions intégré une classe mixte. Hérité de la discipline qui prévalait alors dans les établissements parisiens, le port de la blouse était fortement recommandé, mais non obligatoire dans ce lycée en rodage. Une recommandation nettement plus suivie par les filles que par les garçons. Du moins dans les premiers mois.
Les rejetons issus des classes moyennes et populaires étaient majoritaires dans cette classe de seconde. S’y ajoutaient quelques fils et filles de bourgeois ayant atterri là pour cause de résultats scolaires médiocres qui leur avait interdit l’accès à des lycées plus prestigieux de la capitale. Monique, intellectuellement paresseuse, faisait partie de ces derniers, au grand dam de son père, chef d’un important service technique de l’Administration. Quant à moi, éternel trublion, j’avais échoué là au terme d’un parcours chaotique qui m’avait vu fréquenter auparavant pas moins de huit établissements publics et privés, en externat comme en internat, pour cause d’allergie persistante aux abus d’autorité.
Très vite, des clans s’étaient formés dans la classe. Clans de filles d’un côté, clans de garçons de l’autre, les uns tordant le cou ou jetant des coups d’œil en coin pour observer les autres, et vice-versa. D’un naturel plus indépendant, je faisais bande à part, et préférais, pour quelques minutes ou quelques jours, passer d’un groupe à l’autre au gré des circonstances, de mes humeurs ou des sujets de conversation, fuyant comme la peste les interminables commentaires sur les bagnoles et le football.
Monique avait, en moins de deux semaines, réussi à s’imposer comme une sorte d’icône. Les clans féminins, de plus ou moins bon gré, lui avaient fait allégeance comme si sa tête eût été ceinte d’une couronne de Miss décernée par un jury incontestable. Quant aux garçons (moi compris), ils lorgnaient vers elle avec une furieuse envie de l’approcher, et plus si affinités. Bien qu’elle soit invisible, la barrière des sexes contrariait pourtant ces intentions de rapprochement plus sûrement qu’une clôture d’obstacles barbelés. Beaucoup de choses allaient changer quatre ans plus tard, mais en 1964 l’apprentissage de la mixité scolaire restait à faire.
Côté filles, Monique a fait le ménage dans son entourage, ne conservant dans son premier cercle – grâce à leur banalité tant physique qu’intellectuelle – que deux amies fidèles, manifestement recrutées à leur insu comme faire-valoir et demoiselles de compagnie, le cas échéant récipiendaires des états d’âme de l’icône. Côté garçons, rien de tel, encore que Michel – un fils de médecin – se soit lui aussi constitué un cercle de courtisans, impressionnés par son assurance verbale et son élégance vestimentaire. Mais il n’y avait pas la moindre rouerie chez Michel, seulement le plaisir d’être entouré d’un public.
Peu à peu, des contacts se sont noués entre filles et garçons, principalement autour de questions scolaires prétextes à échanger avec les filles. La programmation de Salut les Copains et la rivalité entre Les chats sauvages de Dick Rivers et Les chaussettes noires d’Eddy Mitchell ont fait le reste en ouvrant la voie à des discussions plus diversifiées.
Des diabolos-menthe et des Monaco au café d’en-face se sont mis à suivre à la sortie des cours. Monique et sa garde rapprochée se tenaient pourtant écartées de ces rassemblements impromptus. Pas question d’écorner l’image de l’icône en s’affichant avec n’importe qui dans un bistrot enfumé dans le bruit constant du flipper Ship Mates et des clips déversés par le Scopitone. Cette mise à l’écart volontaire a valu à Monique d’être considérée comme une « bêcheuse », les persiflages les plus critiques venant des rangs féminins, ravis de trouver là un angle d’attaque pour extérioriser la pointe de jalousie qui les agaçait. Et le fait est que, non contente de snober les petites sorties au bistrot, Monique affichait de surcroît une certaine condescendance envers tout ce qui n’était pas elle en se donnant volontiers des poses altières. Mais en fine mouche, elle savait en corriger les effets en délivrant également des sourires désarmants.
Les semaines passant est arrivé le temps des flirts. Quelques garçons ont tenté leur chance du côté de Monique. Sans succès : éconduits fermement mais gentiment, ou menés en laisse, la langue pendante comme des chiens à qui l’on promet un os à ronger, tous sont repartis sans rien obtenir, insatisfaits mais résignés. Aucun n’avait même réussi à l’embrasser.
Ensuite est venu l’épisode Michel. Normal : la Belle et l’Élégant, tous deux issus d’un même milieu bourgeois, c’était dans l’ordre des choses. Ces deux-là sont devenus soudain très proches. Ils le sont restés durant deux semaines. Deux semaines interminables pour leurs courtisanes et courtisans respectifs, remisés dans un rôle de simples comparses.
Puis un matin tout a été fini. Monique et Michel étaient là, mais ils faisaient manifestement tout pour s’éviter. Que s’était-il passé ? Ou, a contrario, que ne s’était-il pas passé ? Mystère et boule de gomme, comme on disait alors : même les confidents habituels n’en ont rien su. Durant une semaine, les conjectures sont allé bon train avant progressivement de s’atténuer puis de disparaître des conversations chuchotées durant les entre-cours.
Quelques mois ont passé sans que je tente quoi que ce soit auprès de Monique comme m’y poussaient pourtant un ou deux camarades. J’étais alors trop timide vis-à-vis des filles et quelque peu complexé par mon pantalon élimé et mon blouson en mousse bleu et noir de style décrochez-moi-ça. Or, voilà qu’un jour d’avril, Monique est venue me trouver à la fin des cours. « Pourrais-tu me raccompagner chez moi ? » m’a-t-elle demandé. Et comment !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Monique habitait à quelques centaines de mètres de là, dans un vaste appartement de fonction. Nous avons marché tranquillement jusqu’à son adresse en parlant de choses et d’autres. Puis nous sommes entrés dans le hall du petit immeuble où elle vivait. Un tapis rouge était fixé sur les marches de chêne de l’escalier par des barres de laiton. Rien à voir avec mon HLM. Sitôt la lourde porte refermée, nous avons été plongés dans une semi-pénombre. J’ai voulu allumer la minuterie. Monique m’en a dissuadé : « On est mieux comme ça pour parler » a-t-elle dit d’une voix changée. Malgré ma naïveté, j’ai compris qu’elle attendait que je l’embrasse, et que l’occasion ne se reproduirait pas.
Après quelques hésitations et une rapide montée en température, j’étais sur le point de le faire lorsque la porte s’est ouverte sous la poigne ferme d’un homme d’environ 45 ans. Le père de Monique. Il nous a observés quelques secondes sans rien dire, puis il a allumé la minuterie et, toujours sans un mot, a fait signe à Monique de monter avant de lui emboîter le pas en m’ignorant totalement.
Le lendemain, Monique m’a appelé et devant ses deux courtisanes hilares, m’a asséné en souriant ce que lui avait dit son père : « Il n’est plus question que je te revoie avec un individu douteux ! » Rarement, je m’étais senti si humilié. Il va de soi que nos relations en sont restées là. Mais le destin faisant bien les choses, quelques jours plus tard, j’étais une nouvelle fois définitivement viré d’un établissement scolaire. Le dernier. Peu après, je partais pour l’Auvergne pour y enchaîner les travaux de la ferme jusqu’à mon retour à Paris en novembre : j’avais décroché un poste d’employé de bureau, encore récemment qualifié de « commis aux écritures ». Une autre vie commençait...
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