La politique de l’argent

On nous parle de sommes astronomiques, de milliers de milliers de millions de dettes, de pays en faillite, de banques à la dérive, d’entreprises, de ménages, d’Etats sous le contrôle de leurs créanciers, d’effacements de la dette « volontaires » ou unilatérales. Depuis 2008, le discours politique s’efface au profit de l’urgence financière. Les choix proposés « rigueur » d’une part, « relance » de l’autre, ne conçoivent l’action que sous l’aspect des leviers boursiers, que d’une politique dite d’urgence économique et qui se perçoit comme une action à mener sur le fait accompli instauré par le pouvoir financier.
Ses instruments de régulation et de stabilité agissent à travers ce fait accompli, et l’idée, largement partagée, que la dette n’est que le résultat d’une mauvaise gestion, d’une propension à la dépense des Etats. Derrière les discussions sur la dette, il y a toujours l’idée qui consiste à dire qu’il y a trop de services d’Etat, trop d’interventionnisme des Etats, pour être bref, trop d’Etat et surtout trop de politique.
Or, et quoi que l’on laisse croire, l’Economie n’a pas grand chose à faire dans cette crise et les solutions données depuis quatre ans sont, sans exception, politiques. Commençons par la toute dernière, la « crise grecque ». Quel était le but énoncé, du moins à ses débuts ? En finir avec un Etat pléthorique tricheur et une fraude fiscale pratiquée par les plus hauts revenus, tous deux responsables d’une dette d’autour de 200 milliards. Quel est le résultat ? Des 250 000 personnes qui se sont trouvées au chômage, aucun pour l’instant n’est issu du secteur stricto sensu de l’Etat. Les retraites ont diminué de 30%, mais surtout les salaires - déjà de misère -, ont drastiquement baissé : désormais le marché du travail se compare aisément à celui des pays du tiers monde et de l’Europe de l’est. Plus besoin de délocaliser en Thaïlande, au Maroc ou en Bulgarie, la Grèce est là. C’est ce que la troïka appelle le renforcement de la compétitivité. Comme la cible des très hauts revenus n’a jamais été touchée, que leurs centaines de milliards de fraude fiscale institutionnelle sont toujours en Suisse et aux Caïmans, les fortunes les plus privilégiées pourront « investir » en Grèce, comme elles l’ont toujours fait dans les secteurs hors règles et lois conséquentes, en mer, en Afrique, en péninsule arabique, en Amérique Latine. Cette main d’œuvre bon marché aura le devoir supplémentaire de rembourser sur des générations la dette qui, entre temps, a doublé. C’est une obligation que les caciques ont accepté de graver sur le marbre de la constitution de leur pays. Ces caciques, hommes politiques, hauts fonctionnaires, patrons du secteur financier qui sont à la source de la crise sont-ils touchés ? Non. Ils seront même appuyés fortement pour que « rien ne change » aux prochaines élections, afin de préserver les accords qu’ils ont signé avec les bailleurs et les institutions dites de « stabilité ». Certains deviendront « administrateurs » des secteurs entiers de l’appareil et des services de l’Etat désormais en voie de privatisation, et qui touchent la santé, l’éducation, la sécurité, l’énergie, les télécommunications, les transports, etc. Cela s’appelle faire de la politique. L’économie n’a rien à voir là dedans.
Revenons aux débuts de la crise, celle des surprimes. Les Etats ont immédiatement débloqué des milliers de milliers de millions pour y faire face, au point qu’en Amérique (et sous le couvert du plan Paulson) on ne sait toujours pas combien on en a distribué. Ont-ils été remboursés ? Non en grande partie. Sont-ils dus ? Non en grande partie. Les responsables, individus et institutions ont-ils été sanctionnés ? Non, en très grande partie. Quel était alors le but énoncé ? Sans aller jusqu’à sauver le monde, projet cher au président de la république, il s’agissait de sauver les mécanismes de crédit pour ne pas casser la « relance de la croissance ». Qu’en est-il ? Une croissance proche de zéro, des Etats surendettés, un chômage galopant, et surtout un secteur financier en pleine forme qui fait pression sur les Etats pour qu’ils abandonnent leurs prérogatives d’Etat solidaire, d’Etat pérenne, d’Etat social. Cela s’appelle politique, l’Economie n’a rien à voir dans cette affaire.
La source de cette situation, elle aussi, reste éminemment politique. Laminés par la crise pétrolière les Etats s’abandonnent dans une course inflationniste non anticipée par la logique des accords de Bretton Woods dont le dollar était l’étalon or. L’administration Nixon embourbée dans une guerre sans fin et une guerre froide dépensière, a ouvert le bal que les autres puissances occidentales ont suivi, et qui consistait à remplacer le financement par les banques centrales par celui de la finance privée, pour juguler l’inflation. Les dettes souveraines, du moins dans leur aspect actuel commencent à partir de là, et toutes les décisions politiques prises depuis n’ont fait que déconnecter le secteur financier des règles et des lois de la Cité. Le paroxysme de cette situation étant appelé crise permanente de la dette. Pour paraphraser Nikita Khrouchtchev : « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à vous est négociable ».
En filigrane, pointe ici un autre choix politique, celui qui oppose le dynamisme exportateur de l’outil de production à celui de la demande intérieure, c’est-à-dire du bien-être des citoyens. En d’autres termes, la mondialisation marchande vise les marchés éphémères en voie de développement ou le développement harmonieux de tous ? Vise-t-elle les marchés proches d’une expansion de l’ordre de 8-10% mais étrangers à l’Etat de droit et l’Etat solidaire ou ceux d’un classique 2-4% signe d’un Etat de droit conquis, fait de compromis (et de contrats) sociaux ?
Le néolibéralisme politique, comme le souligne Naomi Klein, préfère une vision flibustière et opportuniste de l’économie. Ce capitalisme, n’est fait que d’accumulation de profits à travers les crises (souvent provoquées) et met en place de systèmes en même temps liberticides (en ce qui concerne la société civile et l’Etat de droit) et chaotiques en ce qui concerne les règles économiques. Les agences de notation, qui n’ont pris l’importance qu’elles ont que du fait que les Etats ont privilégié l’emprunt au salaire et à l’impôt peuvent sans scrupule distribuer des bonnes notes aux espaces financiers d’exception, comme les pays offshore et autres paradis fiscaux, les pays totalitaires politiquement, louvoyant financièrement, trichant sur les règles de l’OMC commercialement ; des pays qui s’assoient sur des rentes hors comptabilité (marché libre des hydrocarbures aux Pays Bas), et ceux qui garantissent le bien être des institutions financières et des exportations au dépend de leur propre marché du travail.
Tout cela n’a rien à voir avec l’économie : c’est un projet qui utilise le levier financier pour uniformiser le monde à sa propre vision politique. Avant la chute du mur de Berlin, le capitalisme avait rencontré ses limites, la conquête de l’ouest était pratiquement terminée. L’effondrement du bloc soviétique a ouvert de nouveaux marchés, a fait taire toute crainte d’anti discours, et a permis un retour en arrière concernant l’Etat social et l’Etat de droit censés répondre à la menace communiste.
La crise financière permanente n’est que l’outil de ce projet politique.
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