La possibilité d’un avenir
Nos sociétés, lourdes d’incertitudes et d’inconnues comme de violences potentielles, sont devenues une manufacture à hauts risques comme l’annonçait le philosophe Ulrich Beck (1944-2015) voilà plus de trois décennies (La Société du risque, 1986). Alors que le tissu du monde tenu pour « dominant » se déchire, un ouvrage collectif de la Fondation des Sciences sociales, paru en réponse à un persistant fond de pessimisme civilisationnel, entend éclairer par des études de cas les enjeux vitaux en cours et ménager la possibilité d’un avenir.
Nombre de plaques tectoniques sont en mouvement dans un monde d’instabilité permanente, euthanasié par de démentiels taux d’intérêts « négatifs », qui échappe à nos équations et autres « modélisations » comme à toute vélléité de « réguler » les chocs.
« En majorité, nous peinons à nous mobiliser et nos sociétés contemporaines semblent s’accommoder des menaces comme des « poisons légaux » qu’elles s’infligent » constate l’économiste Claudia Senik en introduction à l’ouvrage collectif présentant les travaux des chercheurs lauréats de l’appel à projets lancé par la Fondation pour les sciences sociales sur le thème « Sociétés en danger ». Le « collapsologue » Joseph Tainter avait déduit de l’analyse de l’effondrement de divers systèmes sociopolitiques du passé qu’ « à un certain point dans l’évolution d’une société, l’investissement constant dans la complexité en tant que stratégie de résolution des problèmes produits un rendement marginal décroissant ». Non seulement le « progrès » technologique n’apporte plus d’avancées à la hauteur de celles induites par les précédentes « révolutions industrielles », mais il déstabilise l’organisation sociale en l’étouffant dans un inextricable réseau de contraintes parasitaires et menace plus que jamais nos écosystèmes.
Le monde qui s’en va, celui qui vient
Nombre de nos contemporains, déçus par l’actuelle gestion de la « mutualisation » des risques montants, semblent séduits par le survivalisme. Sébastien Roux constate que celui-ci se révèle « moins un ensemble rationnel de techniques ou de connaissances qu’une véritable utopie conservatrice qui fait de la peur et des inquiétudes un projet politique contemporain »... Quand leur monde danse sur le volcan, les populations tétanisées et leurs présumées « élites » basculent dans le chacun pour soi alors même que la gravité des périls supposerait une coopération bien comprise pour la survie de tous... Mais tous ont-ils la même planète « en partage » ? L’individualisme démocratique mis en lumière par Tocqueville (1805-1859) basculerait-il dans un nihilo-individualisme autocentré désaffilié, s’affranchissant allègrement du lien de « citoyenneté » sans plus se soucier de ce qui nous spécifierait comme « peuple » voire comme « civilisation » ?
S’agissant de l’effondrement du système financier international de 2008 prédit par certains analystes et gestionnaires de fonds perspicaces, Pierre Pénet distingue la portée de la parole prophétique, contenant une « forte dimension politique » et aspirant à « enclencher un processus de régulation ou de mobilisation collective », de celle des « collapsologues » encline au fatalisme « face à des dangers perçus comme inéluctables » : « Au-delà des enjeux de vérité, le grand mérite de la parole prophétique est d’élargir l’horizon des futurs possibles à des formes de risques non détectées (...) Contre la croyance dans la permanence de la réalité, les prophètes sont aux aguets et nous appellent à la vigilance. La faculté des prophètes à imaginer des futurs alternatifs est un bien public et une ressource précieuse dans les processus de mise en dispute des représentations de l’avenir ».
Mais la « leçon » de 2008 a-t-elle été entendue ?
Laura Viaut invite à considérer une situation d’effondrement de l’Etat comparable au précédent historique de l’an mil ainsi que la logique d’une justice restaurative : « Alors que le procès entretient l’adversité entre les parties, la justice restaurative entretient la paix et le dialogue en se fondant sur le principe du consensualisme et en permettant aux parties de construire leur futur. Ce système restauratif est révélateur d’une véritable culture du compromis dont le point culminant se situe au Xie siècle ».
Au vu du délitement actuel des sociétés dites démocratiques, la loi est-elle encore tenue comme une référence tierce symbolisant la prééminence d’un ordre commun ?
Et si les animaux, « extraits définitivement de la catégorie des choses », basculaient dans « celle des personnes au sens juridique et bénéficieraient d’un régime ad hoc » ? Le souci écologique met le droit à contribution avec un regard juridique renouvelé sur le vivant et la « solution de la personnification » comme le rappelle Caroline Regad : « Il est urgent de mettre définitivement fin au règne de la réification des animaux (Déclaration de Toulon). Et s’il n’y a plus de chosification des animaux, la logique bipartite de notre système évolue juridique emporte avec elle une seule solution : celle de leur personnification ».
La mise en marché des peurs urbaines inspire à Myrtille Picaud une analyse du développement de projets de safe cities compris comme « la construction d’un marché numérique de la sécurité urbaine » et une « opportunité de croissance pour les entreprises françaises en perte de vitesse face à une concurrence étrangère croissante ». La « protection » mais à quel prix et pour quel « avenir urbain » ?
Coralie Chevallier titre sa contribution dans le registre du roman feuilleton policier d’antan : « un assassin dort à Notre-Dame »... Elle invite à considérer l’incendie de la cathédrale parisienne comme un « observatoire du processus historiquement réitéré d’invisibilisation des toxiques dans l’espace public » – en l’occurence le plomb, l’une des « substances les plus anciennement et massivement présentes dans l’activité humaine et industrielle », considéré comme un « poison légal », responsable d’une maladie bien connue depuis l’antiquité romaine et dénommée « saturnisme ». Depuis, les lobbies de la chimie, des pesticides, de l’amiante, des ondes et autres nanoparticules se sont occupé à leur manière de la santé de l’espèce présumée informée ou prévoyante en d’implacables « tours de manège » l'entraînant dans un mouvement perpétuel sans issue vers le pire voire l'extinction...
Dans l’épais brouillard de risques (économiques, écologiques, politiques et géopolitiques) traversé par ladite espèce, l’ouvrage dresse une cartographie des périls en cours en cet âge de déracinement. Ainsi qu’un inventaire des possibles, dont la mise en oeuvre pourrait idéalement être inspirée par une « éthique de responsabilité » ménageant une chance d’avenir. Lorsque des sociétés dévalorisent l’histoire longue au profit d’une « adaptation » incessante et d’une fuite en avant appelée selon ses phases successives « innovation », « mobilité », « disruption » ou « changement » perpétuels, l’espèce présumée soucieuse de sa survie se devrait de manifester une foi maintenue dans sa capacité à tracer des chemins viables et accueillants dans l’ouvert, reliant à ce qui est et à ce qui demeure de ressources réelles.
Claudia Senik (sous la direction de), Sociétés en danger – menaces et peurs, perceptions et réactions, La Découverte, 240 p., 23 €
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