La première des dérives : subvertir le langage
Crise économique, crise écologique, crise sociale, crise morale, crise identitaire...Tout est crise. Les « observateurs », comme on daigne appeler les prétendus « experts » invités à apporter un « éclairage critique » sur la situation de la France, n’ont que ce mot à la bouche : la crise n’est plus un nom commun mais prend les propriétés de l’adverbe, ce mot invariable qui ne s’adapte pas à la phrase ; cette figure marmoréenne de la grammaire française. La crise est devenue une sorte d’état fixe, de pivot auquel l’on rattache tout adjectif qui paraît adéquat, alors que l’on ne sait même plus ce que cela signifie.
Selon un dictionnaire fiable, la crise est une « situation de trouble, due à une rupture d'équilibre et dont l'issue est déterminante pour l'individu ou la société ». Les discours font de la crise un facteur d’unité, en l’élevant au rang de champ lexical dominant, alors qu’elle est en réalité fracture. Les observateurs sont unanimes : « nous sommes en crise ». Le langage s’écroule sous le goût prononcé des présentateurs et autres chroniqueurs, les nouveaux prophètes au royaume du « pronostic politique », pour l’expression exubérante ; trompé par la douce mélodie crisogène de « l’éditorialiste ».
« L’éditorialiste », parlons-en. Il doit rédiger, en un court billet - il était appelé autrefois « billettiste » - son avis sur un sujet, ou celui de la rédaction du journal pour lequel il écrit. Lire un « édito », abréviation qui confère audit exercice une dimension ludique, c’est recevoir en pleine figure une salve de termes dramatisants : « leur choix groupusculaire est crépusculaire », « l’erreur historique », « le spectre de la défection radicale de ses alliés », et j’en passe. L’éditorial est un exercice singulier, qui représente à lui seul la « dérégulation temporelle » qui nous est contemporaine : faute de temps et de « caractères suffisants », l’éditorialiste est contraint d’employer un langage lourd, aux accents apocalyptiques, pour faire passer son message et qualifier une situation, sinon banale, du moins courante. Le passage du clepsydre au chronomètre, du livre au réseau social, retire au langage de son parfum et de ses jeux, pour en faire un outil rationalisé au profit d’une communication instantanée. Le langage est désormais une fioriture, et l’essentiel est ailleurs ; on est impatient, stressé, fatigué, et on se fiche éperdument des bienfaits de la langue, « parce qu’on n’a pas le temps ».
Face à la « crise », le temps manque, et dans cette ambiance d’urgence totalitaire, les nouveaux gouvernants souffrent d’une « pactomanie aigüe ». Il y eut d’abord le « pacte de responsabilité », et il y a désormais le « pacte de solidarité ». Le « pacte » n’est plus une convention tacite entre deux parties, mais un absolu institutionnel, la nouvelle base des relations entre les différents « acteurs » de la société. Un « pacte » entre « acteurs », nouveau symptôme de cette rationalisation moderne, on grignote les liens jusqu’à l’os de sorte qu’ils deviennent de simples voies de communication ; il n’y a plus d’hommes et de femmes, qui expriment des sensibilités et peuvent nouer des ententes durables et pas nécessairement formelles. Cette nouvelle utilisation des mots, sortes de faux néologismes, ne désigne que des « pôles », de grands ensembles mécaniques et numériques, sans vie, et avec pour seule odeur celle de l’huile fuyant d’un moteur en panne. On entend le bruit agressif des rouages en métal qui ne fonctionnent pas en harmonie ; le souhait de tout « pactiser » fait valoir le caractère compact, épais et incertain des relations sociales, dépourvues de toute fluidité.
Enfin, le « tabou » - lié à l’absence de fluidité. Le langage n’est plus un moyen d’expression, mais un moyen de l’expression. En effet, on distingue désormais une expression, celle qu’il est préférable de choisir pour ne pas se voir opposé le courroux des bien pensants. Cela ne nous amène pas à tomber dans la caricature : il n’est nullement question de dire que la liberté d’expression tombe en disgrâce. Bien plutôt, les individus intériorisent une manière de s’exprimer et de penser, qui précisément limite leur expression et ses moyens. On créé des « novlangues », ces néo-jargons utilisés pour décrire des idéologies émergentes : on parle du « poly-amour », des « travailleuses du sexe », d’un « scénario sexuel » pour exprimer une prétendue visée de l’égalité entre les hommes et les femmes, qui se mue en fait en une indifférenciation des genres. On évoque le « multiculturalisme », le « vivre-ensemble » d’un côté, « l’immigrationnisme » de l’autre, dans le but d’emphatiser des états ou des mouvements : comme s’il pouvait exister un « multiculturalisme français », ou des propagandistes défenseurs de l’immigration illimitée pour, je cite, « détruire la France ». Dans les deux parties, le langage est laissé à l’abandon d’une réflexion politique néantisée.
L’ensemble des forces politiques qui éprouvent le besoin de subvertir le langage pour donner un nom à leurs idées, font très souvent preuve de la démagogie la plus patente, c’est-à-dire, pour définir un terme utilisé à tort et à travers, le fait de flatter ou stigmatiser une communauté pour s’attirer les sympathies de ladite communauté, ou des autres. En somme, la conservation du langage est le premier des impératifs politiques, car, dès lors qu’on veut en faire un usage soi-disant « réactionnaire » ou « révolutionnaire », on entre dans un état de désertion de la pensée.
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