La promesse du pire
Peu de temps avant sa mort qu'elle savait venir, Viviane Forester a écrit ce court essai -"La promesse du pire", éditions du seuil-, qui résumait sa pensée, qu'elle aurait voulu développer dans un livre plus long.
Lire cet essai, comme un don de sa pensée à l'Humanité alors qu’elle la quitte, a fait immédiatement de moi quelqu'un qui a regretté sa mort survenue il y a un an. Cet article qui vise à mettre en évidence l’importance de ce texte est ainsi, également, un hommage à la personne de cette femme remarquable.
Dans un beau style littéraire qui renforce une analyse qui appartient pleinement aux domaines de l'économie et de la politique, mais qui a aussi une portée philosophique, elle dresse le portrait exact de notre monde d'aujourd'hui. Dit "mondialisé". Elle n'oublie pas les références à des penseurs majeurs, - à propos de Marx, à propos de la notion de marchandise, elle montre combien il ne faut surtout pas utiliser sa pensée de manière dogmatique, et définit bien les lourdes menaces qui pèsent sur notre "civilisation" et sur l'Humanité même.
Nul doute que cette femme qui appartenait à l’élite de la pensée, généreuse, se verra refuser la place qui lui revient. Dans la logique de ce qu’elle dit sur la destruction de notre civilisation.
Pour donner un exemple de sa capacité à analyser ce que l’on pourrait résumer par « où en est l’humanité aujourd’hui » et à aborder la complexité de ces domaines entremêlés qui sont déterminants dans cette question, - la politique, l’économie, l’énergie, la communication-, on retiendra, dans cet essai, sa compréhension de la manière dont une révolution technologique entraine l’évolution de nos sociétés. En l’occurrence le développement d’une spéculation généralisée et planétaire sur la base du développement des capacités et des réseaux informatiques.
C’est un texte qu’il faut surtout lire, pour sa portée, mais aussi pour son aspect littéraire qui lui confère un caractère profondément humain. Néanmoins il est nécessaire de mettre en avant les questions majeures qu’il aborde pour en démontrer l’importance.
Le point central qui illustre bien la capacité de cette femme à maitriser les questions économiques, est la référence aux changements profonds du capitalisme avec l’émergence de l’ultralibéralisme. Révolution capitaliste qu’elle a compris d’emblée avec son essai de 1996 « L’Horreur économique ». Il s’agit bien d’une révolution parce que ce nouveau capitalisme de l’horreur économique, s’est inscrit dans des traités et institutions, notamment dans l’espace que l’on nomme l’Europe. Et la pertinence de son analyse, au niveau de son volet économique, livrée dans son essai de 1996, est telle que le système a dressé un véritable contre feu.
Dans cette campagne de dénigrement, les experts officiels, autorisés, lui ont évidemment opposé leurs chiffres bidonnés. Mais depuis cet échafaudage de fausses données sur l’économie, - croissances gonflées, chiffres du chômage trafiqués, particulièrement pour les jeunes, évolution du « pouvoir d’achat » expression qu’elle dénonce d’ailleurs rappelant qu’il s’agit de survivre pour la majorité des gens…-, s’est depuis complètement lézardé. Des pays majeurs comme le Japon sont en déflation depuis des dizaines d’années, ce que l’on nomme Europe est en récession, la croissance de la Chine est largement surévaluée… Le monde est à l’arrêt, tandis que la démographie qu’il faudrait prendre en compte dans la notion de PIB, est croissante à un rythme qui serait considéré comme inquiétant si tout débat sur cette question n’était interdit.
La nature économique et le rôle politique de la dette et de la crise de la dette sont particulièrement bien définis. Ces deux épouvantails agités pour justifier les mesures d’austérité ne sont que les symptômes de la mise en œuvre de l’ultralibéralisme. Les intérêts de la dette qui représentent en France quasiment le premier budget de l’Etat, sont des rentes payées au système financier dominant. La Grèce, déjà déséquilibrée, a plongé dans la dette dès son adhésion au système ultralibéral européen. L’Ukraine en se tournant vers l’occident voit immédiatement débarquer le FMI, ses prêts qui mettent en place une véritable ponction de l’économie des pays qui y souscrivent, et ses mesures d’austérité. En conséquence ces deux réalités sont des éléments permanents et ne relèvent nullement de situations transitoires.
Pour finir, on peut se rendre compte à quelle point elle a saisi la nature profonde et ravageuse du système néo libéral. La spéculation généralisée, à tel point que tout est sujet à spéculation, les échanges internationaux [d’où la nécessité des grands marchés transocéaniques pour augmenter les flux], les entreprises elles mêmes, et la création d’une économie virtuelle avec son attirail d’outils d’ingénierie financière totalement déconnectée de la véritable activité économique.
Dans cette étonnante perception des domaines qui ne lui sont pas naturellement familiers, il y a ce qu’elle comprend de la donnée énergétique. C’est à la fois la donnée incontournable du progrès et un domaine physiquement limité dans notre monde actuel.
Naturellement ce qu’elle exprime le mieux avec sa sensibilité littéraire ce sont les impacts, les dommages et les ravages, que ce système économique dominant a sur l’humanité.
L’homme est dégradé. La notion d’ « exploitation capitaliste » de Marx évolue en véritable « domination » de l’être humain. Quelque chose qui n’est pas loin d’Orwell. Les civilisations sont en voies de destruction. Les sociétés sont démembrées.
Enfin, Viviane Forrester exprime de manière étonnante le rôle de la communication et de ses manipulations qui vont jusque dans les détails de la sémantique, pour anesthésier les humains. Et surtout annihiler leurs réflexions.
Dans ce texte sombre, elle livre à la fin une clé pour faire renaitre un peu d’espoir : « Mettre en question chaque question. La première d’entre elle étant celle de leur escamotage »
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