La puissance militaire américaine - entretien avec Florent de Saint Victor
Florent de Saint Victor a travaillé au centre de doctrine d’emploi des forces du Ministère de la Défense et a récemment participé à l’ouvrage Faut-il brûler la contre-insurrection ? Aujourd’hui étudiant à l’école de Guerre économique, il anime le blog Mars-attaque et le réseau Alliance Géostratégique.
lebulletindamerique.com : Assistons-nous à une remise en cause de la puissance militaire américaine ?
F. de Saint-Victor : En observant les difficultés rencontrées en Irak et en Afghanistan, il serait assez juste de prétendre assister à une remise en cause de la puissance militaire américaine. En effet, et de manière incontestable, différents adversaires ont réussi récemment à mettre en difficulté le rouleau compresseur américain, colosse impressionnant alors auréolé des succès de la fuite des Taliban de Kaboul ou de la chute de Saddam.
Non préparée à ces types d’affrontements, l’armée américaine a alors grandement évolué tout en tentant de conserver des capacités pour agir face à des adversaires plus « réguliers », plus semblables à elle finalement. Il serait donc présomptueux d’enterrer trop vite l’armée américaine encore capable de projeter ses brigades de combat, faire naviguer ses porte-avions, employer ses moyens dans le cyberespace.
Mais pour revenir aux leçons tirées du cas irakien et afghan, l’armée américaine a surtout appris (ou réappris) à ses dépens qu’il ne suffit pas d’aligner 100.000 victoires sur le terrain pour parvenir aux objectifs du politique. Car la puissance militaire n’est qu’un outil au service d’une « grande stratégie » qui a été par le passé soit trop ambitieuse, soit non définie. Or, rien ne peut garantir que ces maux actuels soient convenablement soignés dans le futur.
lebulletindamerique.com : Comment percevez-vous ses évolutions dans les prochaines années, voire décennies ?
F. de Saint Victor : Aujourd’hui, la puissance militaire américaine est une énorme machine de fer, d’informatique et de cerveaux. À la fois capable de gérer le présent et de penser le futur, elle tente de préserver son potentiel dans le temps face à des adversaires aux multiples visages, la guerre étant ce caméléon changeant, expliquait Clausewitz. Savoir penser ces adversaires (Chine ? Iran ? Hydre terroriste ? Groupes criminels ?), les contourner ou les dominer seront toujours les capacités clés pour l’avenir.
Mais une limite vient aussitôt à l’esprit qui est celle des contraintes budgétaires particulièrement sensibles pour une armée bâtie autour de l’hyper-technologisme. À cause d’une sophistication de plus en plus poussée, les matériels sont de plus en plus coûteux. En parallèle, les budgets sont de plus en plus soumis au regard inquisiteur de la direction politique. Il est donc possible qu’un déclassement soit crée (ou accéléré) par une rupture budgétaire engendrée par cette voie stratégique singulière suivie depuis des années.
lebulletindamerique.com : On évoque souvent Petraeus. En France, les commentateurs les plus critiques s’étonnent de la place d’un militaire dans les sphères politiques et institutionnelles, sous le regard de l’opinion publique. Ils semblent effrayés à l’idée de le voir à la Maison-Blanche. L’Amérique est-elle la nouvelle Sparte ? Ou Rome ?
Pour comprendre ce regard sceptique, il faut effectuer un bref retour en arrière. En France, la guerre d’Algérie est bien « un passé qui ne passe pas » comme disait De Gaulle. Dès lors que les militaires s’approchent trop près des sphères politiques, les souvenirs de ce passé ressurgissent. C’est bien au cours de cette épisode que l’on assiste à la dernière irruption en France de « la colère des légions » et de l’apparition de « centurions ».
Et pourtant, la chose militaire est fondamentalement politique. C’est en cela qu’il faut comprendre l’approche américaine différente de la nôtre. C’est une approche bâtie sans doute sur les habitudes d’une Nation construite par les guerres et les conquêtes (à commencer par celle de son territoire). Et où les ouvriers du « hard power », ayant des outils militaires encore imposants, ont su valoriser leurs compétences et donc le besoin d’être proche du pouvoir.
Washington finira-t-il comme Rome qui s’est essoufflée par les conquêtes ? Il serait sans doute injuste de mettre toutes les difficultés des États-Unis sur le dos des militaires. Par contre, la pause stratégique (interventionnisme plus mesuré semblable à l’après Vietnam), qui semble se dessiner, est la conséquence des bourbiers afghans et irakiens. Conduira-t-elle à la lente disparition de la puissance américaine ou lui permettra-t-elle de reprendre son souffle ? L’avenir le dira, sachant que d’autres sont déjà prêts pour lui prendre sa place.
lebulletindamerique.com : Pensez-vous que la France aurait quelque chose à apprendre de l’armée américaine ? Et, inversement ?
F. de Saint Victor : Deux systèmes comme les forces armées américaines et françaises subissent un double-jeu d’influence et de répulsion. Les commentateurs glosent souvent, et à juste titre, sur la prise en compte par les Américains de l’expérience française de contre-insurrection. Ils tentent aussi de retenir de l’armée française cette « french touch », ensemble d’attitudes plus ou moins innées qui pousseraient ces derniers à développer une approche au plus près des populations, tout en ne recherchant pas le règlement des crises uniquement par l’emploi de la force.
De l’armée américaine, les forces armées françaises gagneraient à développer une capacité d’adaptation ultra-dynamique. Non ankylosées dans des structures et freins psychiques rigides, l’armée américaine intègre avec une plus grande facilité l’innovation technologique, conceptuelle ou structurelle. Aidée en plus par une liberté de ton et une capacité d’influence, elle possède aussi la capacité de peser sur les grands débats stratégiques et de modeler jusqu’à un certain point le futur. Autant de domaines où la France a encore des efforts à accomplir.
lebulletindamerique.com : Comme mot de conclusion, les sociétés militaires privées américaines sont présentes sur les grands théâtres d’opération du Moyen-Orient. Est ce une réussite ou un échec ?
F. de Saint Victor : Le mouvement de « civilinisation » des armées américaines (c’est à dire du remplacement poste pour poste de militaires par des civils) est un long processus historique. Aux premiers contrats d’externalisation de la logistique durant la guerre de Sécession se sont ajoutés l’entretien des véhicules, le transport de l’armement et même la protection des convois ou des lieux sensibles. Le spécialiste de ces questions, Georges-Henri Bricet des Vallons, le montre pour le cas irakien : la présence des civils atteint toutes les strates de l’appareil militaire américain, seules les grandes décisions politiques semblent en partie préservées.
Or, est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Pour moi, les États-Unis semblent être allés trop loin et sont aujourd’hui incapables ni de faire machine arrière ni de reprendre le contrôle. Sans être infaillibles, les États, dotés de leur appareil décisionnel, militaire et diplomatique, restent pour moi les garants de valeurs et d’un lien social bénéfique. En conséquence, et loin de caricaturer des méchants contractors et de gentils militaires, la voie suivie me semble être un échec (bavures aux conséquences stratégiques, impacts sur des décisions non raisonnées, etc.) et un danger (intérêt supérieur du gain sur celui du Bien, etc.).
Florent de Saint-Victor a tenu à recommander le dernier ouvrage du général (2S) Vincent Desportes, tout juste paru, pour éclairer le rapport des États-Unis à la puissance militaire et pour approfondir les conséquences des récents événements sur l’avenir stratégique des États-Unis.
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