La pureté des barbares
Au soir du 2ème tour de l’élection présidentielle en 2007, l’ancien président de la république française, Nicolas Sarkozy, déclara : « je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi ». Il ne croyait pas si bien dire. Voilà déjà un bout de temps que l’Europe s’essaie à ne plus battre sa coulpe, comme le fit la ville de Pérouse en 1261 – qui fit pénitence et implora le pardon, ignorante qu’elle était des vertus de « la distance », que sauront manier plus tard les siècles de lumières et de civilisation.
« Mes victimes ? Ne faites pas de mélodrame, Rollo. Regardez un peu en bas ». Harry Lime lui désignait du doigt, par la vitre, les gens qui passaient comme des mouches noires au pied de la Roue. « Ressentiriez-vous une pitié réelle si l’une de ces petites taches cessait de bouger… pour toujours ? » (« Le troisième homme », Graham Greene). En d’autres termes, selon que vous serez tout contre ou à distance, les jugements de conscience vous rendront noir ou blanc, barbare ou civilisé, coupable ou innocent.
Et effectivement, quand on y pense, la culpabilité ne serait qu’une question de distance… Merveilleuse distance, quelle trouvaille ! L'un serait à Bujumbura et l'autre à Tamanrasset, et pouf ! un bouton, ni vu ni connu, je dors en paix. Ou même l'un se trouverait dans un lit et l'autre se retournerait dessus croyant voir un cafard, et hop ! envolé, aplati, le cafard, je dors en paix. Une fourmilière, un grouillement de vers, une petite semelle, et crac ! de la bouillie, on n’en parle plus, je dors en paix. Un cancer, quelques métastases, et pschitt ! éradiqués, terminé, je dors en paix. Une colonie de primates, des chaines autour, des fouets en veux-tu, et vlan ! vogue la galère, je dors en paix. Un robot silencieux, un tableau de bord, un écran vidéo dans les cieux, et pfiu ! en plein dans le mille, demi-tour, je dors en paix. Un algorithme, un hochement de tête, un battement de cils, un paraphe, et… « Little boy » is watching you. C’est qu’il faut désormais au civilisé une très longue cuiller pour diner avec le diable, s’il veut se sentir dans son assiette, en paix, le pouce dressé. Il s’agit pour lui de commettre sans se commettre. C’est l’ultime enjeu. Pas touche. Rien que feux d’artifices et aseptisation. Un ballet. Précis, propre, net, beau. Pur. Comme une asymptote ou une ligne de coke. De l’abstraction. Chaste. Résultat des courses : « Une petite tache », un ciel qui chavire, craquèle et s’abat comme une fin du monde, un déluge de feu et d’acier, des nappes de sang et de braise, un tapis de désolation, une cohorte de drames, des larmes, de la chair, des boyaux à ciel ouvert, des vies brisées, des langues crispées, des générations enrayées, inoculées, effacées, femmes, hommes, enfants, souris, oiseaux, nourrissons, chiens, chats, plantes... carbonisés. Du bronze. Liquéfié. Du cuir. Cramé. Des odeurs de putréfaction. La mort. De la violette. Du Curzio Malaparte. En extase, je dors en paix. Welsch ! Et plus ça fait nombre et indifférencié, et plus je me tape un pied divin, welsch ! Responsabilité et culpabilité. Cul-pabilité... encore une histoire de sexe, de pur et d’impur, d’identité et de différence, chapitre infini, on n'en sort pas. « La civilisation apparaît comme étant le moyen pour les hommes de s’élever au-dessus de la condition animale », est-il dit. Et comment ! Sacrée distance ! Que recul, métaphores, métamorphoses et sophistication. Pourquoi se gêner ? La civilisation est reine, et la distance est son bras armé.
Dans son célèbre essai paru en 1966 aux Etats-Unis (« La dimension cachée »), Edward T. Hall met en place un modèle d’anthropologie de l’espace et étudie la proxémie, autrement dit le rôle de la distance dans les relations interpersonnelles – qui serait plus étendue dans les pays occidentaux que dans les pays méditerranéens, et extrêmement réduite dans les pays arabes et africains, où le contact physique est fréquent. Une classification qui ne surprend guère, quand on sait que le terme « Barbarie » (côte des Barbaresques) désignait l’Afrique du Nord. « La Barbarie était une grande contrée d’Afrique, enfermée entre l’Océan Atlantique, la mer Méditerranéenne, l’Egypte, la Nigritie et la Guinée », nous apprend l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Mais, au juste, c’est quoi un barbare ? Ca fait quoi ? Certes, c’est intrusif et brutal, ça baragouine ; c’est pulsionnel, c’est kitsch, c’est grossier, mal équarri, ce qu’on veut, mais surtout ça ignore la distance, ne sait pas ce que c’est que la distance. Voilà… la distance. Le barbare est désordonné, remuant ; c’est un envahisseur, il sait faire nombre, se déplace en hordes, marche de travers, ne laisse pas place ; il se répand, vous colle à la vue, à l’ouïe, à l’esprit, à la mémoire, aux instincts, à l’objet ; il a viscéralement goût pour la promiscuité, le corps à corps, le bouche à bouche, le nez à nez. Un barbare ça vous tutoie, et jusqu’au fondement, vous plaque son haleine sous le nez, vous agrippe, vous tripote, et la chair, le sang, les tripes, anthropophage, c’est vorace ; et ça décapite, et ça égorge, ça éventre, ça écartèle. Un barbare ne craint pas le contact, il y va, le recherche, le réclame, s’en habille, s’en nourrit ; il vous arrache le cœur de ses mains, et s’il le plaque à l’oreille ce n’est que pour mieux vous entendre battre. C’est qu’il aime ça, vibrer, il aime ce qui vit, et la mort, le rythme, le sang, la viande, la couleur, l’odeur, le risque, la frontière, le mouvement, le jeu, à s’enivrer. Il vous veut debout, de l’autre côté, la couenne rutilante, pour s’en aller chercher et ramener à lui. Et il danse, et pour lui, sur vous, pour vous … A fleur de peau. Sensuel. Passionné. De près. Tout contre. Sentir, voir, et de ses mains, et de ses yeux, et de son sexe. « Les peuples vivent dans des perceptions sensorielles différentes », nous rappelle Edward T. Hall. Ce qui n’empêche pas le barbare et le civilisé de se donner la main pour l’affaire de leur vie, pour un même projet totalitaire : devenir « 1 » et accéder au monde de la pureté. Le barbare en absorbant le civilisé par le détour du temps et du désir, et le civilisé en éradiquant le barbare, porteur de sexe, de limite et de frontière. Et c’est la fin de l’histoire. Celle du dedans et du dehors. De l’ombre et de la lumière. Celle du rythme et de la fin.
Marcel Zang
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