La raison du sarkozisme
Une fois de plus, le mot « cynisme » est employé à propos de Sarkozy. C’est sous la plume de Michel Onfray (philosophe) et de Patrick Braouzec (député PCF) dans un « point de vue » du Monde du 21 janvier. Cet attribut lui est aussi fréquemment collé par des gens du PS ou du MoDem. Cela mérite donc un arrêt. Posons-nous aussi cette question : le sarkozisme est-il fondé sur la raison ? Est-il un courant rationnel ?
Quand on parle de raison, on pense aussitôt à Emmanuel Kant et à sa Critique de la raison pure. Kant distinguait en effet deux versants de la raison : la connaissance (raison pure) et la morale (raison pratique). Moins connue, la Critique de la raison cynique...
Critique de la raison cynique :
Le philosophe allemand Peter Sloterdijk est l’auteur d’une Critique de la raison cynique qui date de 1983 et qu’on ne saurait donc accuser de gauchisme ou d’anti-sarkozisme primaire. Le mouvement des Lumières initié par l’exigence kantienne de rationalisme ne menant nulle part, l’esprit en serait sorti désenchanté, désabusé. Le monde en aurait basculé entièrement dans le relativisme et, pire, dans le cynisme. L’évocation de la pensée du Peter Sloterdijk vient donc avec un certain à propos éclairer ce qu’est le cynisme moderne.
Premier extrait : "Instinctivement, il (ndlr : le cynique moderne) il ne comprend plus son mode d’existence comme quelque chose qui a affaire avec ’être mauvais’, mais comme une participation à une façon de voir collective qui s’est rabaissée au réalisme.(...) le temps de la naïveté est révolu."
Deuxième extrait : "Psychologiquement, le cynique des temps présents peut se comprendre comme un cas limité de mélancolie, lequel parvient à contrôler ses symptômes dépressifs et à rester à peu près capable de travailler. En effet, cela compte essentiellement pour le cynique moderne : sa capacité de travailler - malgré tout, après tout et à plus forte raison." Travailler plus donc, mais aussi se jeter à corps perdu dans l’activisme.
Pour son rapport avec ce qui est mal, le cynique sait ce qu’il fait, mais se dédouane en disant que s’il ne le faisait pas, d’autres, et peut-être pires, le feraient de toute façon. C’est avec cet argument que le sarkozisme a chassé et continue de chasser sur les terres du FN.
Voilà notre Nicolas Sarkozy "chaudement habillé pour l’hiver" comme on dit et par un philosophe. Mais, à côté de ces penseurs qui attribuent l’expansion du cynisme aux ambitions déçues du rationalisme, voici Edgar Morin qui, lui, plaide au contraire pour une rationalité plus audacieuse.
A l’instar de Sarkozy, citons Edgar Morin !
Edgar Morin, dans Terre-patrie (1993) développe le concept de rationalité élargie.
"La vraie rationalité est ouverte et dialogue avec un réel qui lui résiste. Elle opère une navette incessante entre la logique et l’empirisme ; elle est le fruit du débat argumenté des idées, et non la propriété d’un système d’idées." On ne reconnaît pas là la démarche sarkoziste qui méconnaît le débat d’idées y compris dans son propre camp politique. La navette incessante entre théorie et pratique lui fait également défaut, au nom du seul pragmatisme et de l’intérêt immédiat, ou encore de l’"urgence".
"La vraie rationalité (...) sait que l’esprit humain ne saurait être omniscient, que la réalité comporte du mystère. Elle négocie avec l’irrationalisé, l’obscur, l’irrationalisable." Or, "omniscient", mais aussi "omniprésent", "omnipotent", sont des qualificatifs généralement utilisés pour qualifier Sarkozy. Pour ce qui est de l’omniscience, on a pu assister à ses intrusions dans les domaines scientifique, historique et moral. Son omniprésence fait les choux gras de ses adversaires : "La fonction présidentielle, ce n’est pas s’occuper de tout, mais de l’essentiel", déclare Bayrou pris de "tournis" par l’"actionnite désordonnée" du président. La gauche en pense autant.
"Elle est non seulement critique, mais autocritique. On reconnaît la vraie rationalité à sa capacité de reconnaître ses insuffisances." Le propre du sarkozisme est de verser dans la critique assez systématique des autres, mais jamais dans l’introspection.
Enfin, écrit Morin, "la réforme de pensée nécessaire est celle qui générera une pensée du contexte et du complexe." La pensée du contexte consiste à tout penser en termes planétaires, y compris la politique. La pensée du complexe reprend l’idée de Pascal qui disait "Je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties". Edgar Morin affirme que la partie (l’individu, la nation) se trouve dans le tout (la planète), mais que le tout se trouve aussi à l’intérieur de la partie. C’est, en très résumé, la "pensée du complexe". "Le particulier devient abstrait lorsqu’il est isolé de son contexte, isolé du tout ce dont il fait partie. Le global devient abstrait lorsqu’il n’est qu’un tout détaché de ses parties." Force est de constater ici encore, à la lumière de la politique étrangère et européenne, que le sarkozisme ignore totalement cette forme de raison dite complexe : il n’a pas de vision globale et ne fait pas le lien ascendant-descendant entre la partie et le tout.
Appréhender le complexe est antinomique du sarkozisme qui évolue dans le très court terme, au milieu des chiffres, des images, des sondages d’opinion, des intérêts immédiats. Les déclarations péremptoires en matière de génétique révèlent cette incapacité intrinsèque à accéder à ce que Morin nomme la rationalité élargie, à penser complexe. "Prétendre que l’on peut tout changer à la fois, entreprendre toutes les réformes en même temps, alors que la société est si complexe, cela a un côté enfantin", dit François Bayrou. là encore, le président du MoDem se fait le porte-parole de beaucoup d’observateurs qui le constatent par eux-mêmes. La rationalité dans l’art de gouverner peut-elle émerger de l’immaturité ?
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