La rente numérique des uns...
La rente numérique de quelques-uns fait-il le malheur de tous les autres ? Y aurait-il comme des « formes de résurgence paradoxales de logiques féodales dans les mutations du capitalisme contemporain » - en l'occurence, le "capitalisme numérique" ? L’économiste Cédric Durand invite à considérer la « captation prédatrice » des nouvelles technologies comme la recomposition d’anciennes servitudes en mode « technoféodalisme ».
L’économie politique du « digital » relèverait-elle d’une logique de rente » ? La « révolution numérique » est un « phénomène humain global » qui impacte tous les secteurs d’activité et toutes les facettes de la condition humaine jusqu’à susciter un insoutenable sentiment de basculement dans une matricialité fictionnelle... Où nous mène cette étrange « force de propulsion technologique » ?
Pour l’économiste Cédric Durand (Université Sorbonne Paris-Nord et Université de Genève), la « digitalisation du monde » donne une « nouvelle actualité »... au féodalisme. Elle se traduit par le retour des monopoles, des dépendances aux plateformes et par ce brouillage insidieux tant entre l’économique et le politique qu’entre « fiction » et « réalité ». L’exubérance irrationnelle du capital « dématérialisé » et défiscalisé ne s’exempterait-elle pas de toutes les obligations de « garantie des droits » jadis promis voire consentis aux citoyens ?
Le capital fictif assis sur l’infrastructure d’une technologie désormais automotrice ne spécule-t-il pas contre l’espèce présumée humaine et son écosystème selon sa mécanique folle de type « mouvement perpétuel » ? La digitalisation à marche forcée du monde se solderait-elle par une régression sans précédent « délaissant la production au profit de la seule prédation » ?
C’est bien de cela dont il s’agit : « Plus une société est développée sur le plan économique, plus elle offre de prise à la prédation »... C’est sur cette prémisse que le maître de conférences invite à considérer « l’hypothèse techno-féodale » détruisant les vestiges ultimes de la « société de production » qui caractérisait « l’ère moderne ». Notre société techno-marchande fonctionne tout à la fois comme une machine infernale, une machination et une hallucination collective sous emprise. Celle d’un dispositif totalisant faisant du vivant la proie d’une expérimentation illimitée – avant de le vouer à sa déréalisation et son effacement : « La dépendance généralisée aux propriétaires de Das Digital est l’horizon de l’économie numérique, le devenir cannibale du libéralisme à l’âge des algorithmes ».
Tout comme le seul « horizon idéologique des politiques économiques » est désormais, depuis le tournant du millénaire, de « stimuler cette force de propulsion technologique du capitalisme ». Voire de la désentraver de toute considération éthique... La référence au cannibalisme traduit aussi l’appropriation et la marchandisation des corps afin d’en tirer profit en faisant fi de tout « consentement éclairé ». Elle interroge jusqu’à la pratique médicale qui traite l’humain comme un objet voire un réservoir d’organes – la voie est ouverte vers un sous-prolétariat de l’homme-objet voire homme-rebut...
« L’esprit start-up » tant claironné par un insistant discours médiatique serait-il « le faux nez » de cette prédation sans bornes exercée par des « monopoles privés » ? « Le destin d’une start-up n’est-il pas d’échouer neuf fois sur dix ? » interroge d’emblée Cédric Durand qui précise : « C’est son principe même : lancer une entreprise innovante implique d’accepter un taux d’échec élevé pour un retour sur investissement potentiellement gigantesque. Si de tels risques peuvent être pris par des entrepreneurs individuels bien dotés, des grandes fortunes, des grandes firmes via des filiales ou des Etats via des programmes spéciaux, ce serait en revanche pure folie économique que d’engager un pays tout entier sur cette voie. »
Le cyberespace, nouvel Eldorado
Tout aurait commencé dans la Silicon Valley, cette région de San Francisco où se seraient assemblées « les particules élémentaires du noyau doctrinaire qui a permis à un nouveau concensus de se propager sur toute la planète »... Selon la story telling en cours, de jeunes bricoleurs de possibles s’y seraient donnés de nouveaux jouets adaptés à leur façon d’être au monde en transposant la mécanique du jeu à toute la vie... Cette systématique formelle du jeu transposée dans nos vies marque une rupture dans notre posture physique et mentale pour mener à l’actuelle génération de têtes baissées – voire génération vautrée : « un homme, un clavier, un écran »... Ces gamers ont provoqué une nouvelle ruée vers l’or sur cette terre promise aux money makers... Sur cette ligne de faill(it)e universelle, entre la Silicon Valley et Wall Street, ces orpailleurs high tech rêvaient-ils déjà de reconfigurer l’espèce présumée humaine pour la rendre « conforme au profit » ? Est-ainsi qu’aurait émergé une technodystopie de fraude généralisée qui permet aux uns de tricher pour rafler la mise en jouant sempiternellement leur coup d’avance sur tous les autres ?
Avec l’apparition du Web (1993), l’Homo connecticus ne connaît plus de frein à sa prolifération placée sous le signe de l’exponentiel et se fond dans un tramage numérique jusqu’à la consumation du dernier « productif » voire de l’ultime « inactif »... Dès l’origine, la jouabilité et la calculabilité semblent consubstancielles au « numérique ». Le jeu et le calcul auraient-ils pris là les commandes d’une « réalité » modélisable jusqu’à l’escamotage final de l’humain ? Le « vrai » a bel et bien été escamoté par un leurre technologique assis sur toute une infrastructure captatrice de données (serveurs, câbles transocéaniques, mégawatts d’électricité, etc.) qui se révèle dévoreuse inassouvie des ressources énergétiques de la planète... Depuis l’apparition d’Amazon (1993), du « mobile » (1995), de Google (1998), de l’iPhone (2007) et l’expansion du « capitalisme de plateformes », les humains se voient sommés de consentir à leur mise en données et leur « dématérialisation » - avant leur effacement d’un réseau dont la face polluante et prédatrice n’est jamais interrogée...
Ainsi se sont créé d’immenses concentrations de pouvoir « hors sol » (les GAFAM) et s’est instauré cette « gouvernance par les nombres » annoncée par de vieilles « logiques comptables ». Cette « numérisation » globale engagée à marche forcée sans consultation des populations ni étude d’impact génère une dévastation environnementale et sociale actée par le concept de « disruption », totalement assumé « puisqu’il s’agit de renverser les règles établies au nom de l’innovation » : « De Google jusqu’à Uber, en passant par Facebook, les entreprises de la Silicon Valley ne sont pas privées d’agir hors de tout cadre légal, voire contre les règles existantes, pour imposer leurs innovations par le fait accompli »... Les nouvelles « invasions barbares » ne sont-elles pas « numériques » ?
La ruée vers l’or du XXIe siècle
Mis en données, l’homme découplé de la nature est devenu quantifiable – et quantité négligeable d’ores et déjà passée par pertes et profits dans l’équation des propriétaires de Das Digital. Leur logique de puissance a détruit les logiques d’échanges antérieures à mesure que se déploie le réseau dense de la surveillance et de traçage, au nom de leur « sécurité » puis de leur « santé », de populations ultraconnectées produisant toujours plus de données numériques au quotidien. Le processus de transformation de ce magma de données en « or informationnel » est-il en de bonnes mains bien intentionnées ? « Les données relèvent du domaine de la représentation, elles expriment un point de vue nécessairement partiel et ne font sens qu’en lien avec une connaissance préalablement constituée. Elles ne sont pas innocentes. Elles contiennent de la théorie, cristallisée dans les algorithmes qui les organisent, sachant que la recherche de régularité qui les gouverne présuppose la construction d’hypothèses. »
Cédric Durant rappelle que Jean-Luc Godard laissait entrevoir dans son film Alphaville (1965) une société gouvernée par les algorithmes - « une société technique comme celle des termites ou des fourmis où les gens sont devenus esclaves des probabilités »...
Pour Cédric Durand, « la tentative de réduire les existences aux probabilités porte en elle le risque de dessaisir les individus et les communautés de la maîtrise de leurs devenir ». Il insiste sur ce qui est central dans cette économie du numérique, « le prédictible ». L’horizon du « capitalisme de la surveillance » et de la captation serait-il désormais de « piloter la prédictibilité des comportements » ?
Ainsi s’est mise en place, selon la sociologue américaine Shoshana Zuboff, « l’infrastructure d’un Big Other qui puise sans limite dans notre expérience sociale des ressources qu’il réagence lui-même, et nous retourne sous forme d’injonctions comportementales de telle manière que notre autonomie s’en trouve radicalement réduite »...
Le capitalisme numérique permet à « ceux qui contrôlent les intangibles une capacité sans pareille de s’approprier la valeur sans véritablement s’engager dans la production ». Cette appropriation de données et de valeur déconnectée de tout engagement productif voire de tout sens de respect de l’humain et de la planète déclencherait-elle des fantasmes d’omnipotence et d’omniscience ? « Ce qui prend alors le pas, c’est une relation de capture. Dans cette configuration, l’investissement n’est plus orienté vers le développement des forces de production mais des forces de prédation »...
Ainsi, l’essor du numérique « nourrit une gigantesque économie de rente, non pas parce que l’information serait la nouvelle source de valeur mais parce que le contrôle de l’information et de la connaissance, c’est-à-dire la monopolisation intellectuelle, est devenu le plus puissant moyen de capter de la valeur ».
La référence au féodalisme renvoie au « caractère rentier, c’est-à-dire non productif, du dispositif de captation de valeur ». Par cette captation, « l’individu dans son travail puis dans toutes les phases de sa vie se trouve tendanciellement exproprié de sa propre existence »...
Jürgen Habermas n’avait-il pas déjà souligné que « le développement capitaliste tend à saper les structures politiques qui l’ont historiquement accompagné et à éroder leur potentiel démocratique » ? « Avec la poussée techno-féodale, la logique de l’écrasement avance au grand galop » estime Cédric Durand qui pointe un impensé dans cette logique de domination : « Pourtant, plus elle se rapproche, moins elle semble devoir aboutir. Les secteurs les plus en pointe dans la fusion des logiques économiques et algorithmique butent sur le mur de la déréalisation. » L’auteur inspiré de ce bréviaire d’antibéatitude technolâtre rappelle que « les résistances à la déréalisation des individus forment un obstacle très sérieux à ce projet » - encore faudrait-il qu’un saut de conscience permette d’éviter à temps de heurter le mur de cet impensé-là.
Le jeu, ne serait-ce pas aussi... l’imprévisible, ce qui ne sert pas nécessairement certains intérêts incompatibles avec le « bien commun » ? Ne pourrait-il pas précisément y avoir... du jeu, c’est-à-dire du défaut de serrage dans les boulons de la machination ? Voire le jeu d'une conscience humaine résiduelle dans ses rouages ? Une conscience qui ne se résignerait pas au pire, ne se contenterait pas de réécire un nouveau "contrat social" sur les "données personnelles" et serait bien déterminée à ne jamais abdiquer la moindre nanoparcelle de « consentement éclairé »...
Cédric Durand, Techno-féodalisme, La Découverte, 256 p., 18 €
13 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON