La République face au multiculturalisme
Qu’est-ce que le multiculturalisme ? Est-ce un fait ou une idéologie ? En quel sens serait-il une « richesse » ? Le multiculturalisme politique est-il bien fondé ou plutôt une utopie ? Le présent papier cherche à lancer le débat.
Il n’est pas inutile de préciser au préalable ce que l’on entend par multiculturalisme et, tout d’abord, de le différencier de la pluriethnicité d’une société. La pluriethnicité désigne la coexistence, au sein d’un même système étatique, de plusieurs segments de population se différenciant par la pratique d’une langue ou d’une religion autre que celles du groupe majoritaire. Le terme multiculturalisme, lui, désigne plus précisément, et de manière plus circonscrite, une forme de gestion politique de la pluriethnicité, à savoir la reconnaissance institutionnelle de la nature pluriethnique de la société en question et l’inscription conséquente de mesures législatives visant à préserver les droits culturels de chacun des groupes en présence, et notamment des groupes culturels minoritaires.
Tout a commencé au Canada. Et sous les meilleurs auspices. En 1971, le Canada fut le premier pays du monde à faire du multiculturalisme une politique officielle. Comme s’en glorifie le site internet du Patrimoine canadien, "le Canada a proclamé la valeur et la dignité de tous les Canadiens et Canadiennes, sans égard à leurs origines raciales ou ethniques, à leur langue ou à leur confession religieuse".
La plupart des Etats membres de l’Union européenne ne tardèrent pas à suivre le mouvement, avec la Grande-Bretagne en fer de lance. Le multiculturalisme devint le grand concept en vogue dans le monde entier. Cet âge d’or appartient aujourd’hui au passé, en Europe en particulier. Le Danemark et les Pays-Bas ont déjà inversé leurs politiques officielles ; la Grande-Bretagne est traversée de sérieux doutes ; l’Allemagne et la France ont de plus en plus de problèmes.
« On a pu assister en France, dans les années 1980 et 1990, à la conversion d’une partie de l’intelligentsia au modèle de la société pluriethnique, dite société multiculturelle. L’idéologie multiculturaliste est défendue à la fois comme méthode de lutte antiraciste et comme une évolution nécessaire de l’État-nation à la française. Cette conversion à l’utopie du métissage culturel d’une fraction importante de l’élite politico-intellectuelle, au nom du « pluralisme » ou de la « tolérance » et des « idées progressistes », requiert un examen critique, car elle offre un soutien à la politique séparatiste suivie par les minorités militantes se référant à leurs respectives identités ethniques ou ethno-religieuses comme à des valeurs en soi qu’il faudrait à ce titre préserver absolument. Le multiculturalisme politique - ou la politique des identités - se fonde sur un principe fondamental, celui du respect inconditionnel du « droit à la différence » des communautés minoritaires, présumées victimisées, et revendiquant le droit de vivre et de penser selon leurs valeurs et leurs normes identitaires respectives. Le multiculturalisme politique constitue donc, au sens strict, un modèle de société multicommunautaire, qui s’oppose sur l’essentiel au modèle républicain de la nation marquée par l’idéal régulateur de l’intégration et par le principe de laïcité. Il favorise enfin la coexistence de communautés à base ethnique, linguistique ou religieuse, aux valeurs et aux normes différentes, voire incompatibles entre elles. Ces communautés de divers ordres risquent d’entrer en conflit, soit par le choc de leurs croyances respectives, soit par la quête de leurs intérêts respectifs. L’espace public risque ainsi de se transformer insensiblement en espace conflictuel. » (2)
Logiquement le premier souci d’un étranger cherchant à s’établir en France est de s’intégrer. Il doit donc prendre une suffisante distance vis-à-vis de ses origines et de ses appartenances, de ses héritages culturels et de ses croyances. Il n’est pas de communauté de citoyens sans une relativisation des passions identitaires. Le principe de laïcité relativise les opinions et les croyances, et apaise les passions religieuses. En Grande-Bretagne, les écoles séparées, phénomène de cloisonnement qui, en Irlande du Nord, n’a fait que creuser le fossé politique entre catholiques et protestants, sont désormais autorisées et même encouragées de facto pour d’autres franges de la population britannique. Là encore, elles seront facteur de division.
Il est important de reconnaître que les premiers succès du multiculturalisme en Grande-Bretagne étaient liés aux efforts faits par le pays non pas pour séparer, mais pour intégrer. En se focalisant sur les communautés, on n’a pas rendu service aux libertés multiculturelles. Bien au contraire. Les écoles séparées entravent l’intégration des enfants dans la société française. Plus utile pour les enfants d’immigrés serait la scolarisation à l’école publique avec une assistance scolaire ciblée. Il est probable que ce sont les parents plutôt que les enfants qui souhaitent des écoles séparées. Piscines séparées, repas spéciaux à la cantine, heures pour la prière, la suppression de certaines de nos propres traditions, fallait-il accorder toutes les revendications que le principe multiculturel avait approuvées ? C’était le principe que la République doit s’adapter à l’immigrant plutôt que l’inverse, et qu’il faut protéger la culture de l’immigrant en lui faisant tous les aménagements supposés nécessaires. Ce raisonnement suppose qu’en s’intégrant l’immigrant risque de perdre sa culture d’origine. C’est évidemment faux. En ce qui concerne les enfants, l’entretien de la culture d’origine dépend principalement des parents. En outre, l’assimilation d’une deuxième culture ne supprime pas la première.
Comme le nationalisme xénophobe, le communautarisme ethno-religieux enferme les individus dans tel ou tel système de normes, il soumet les choix individuels aux préférences de groupe, il limite, voire détruit la liberté de penser et d’agir. Communautarisme et multiculturalisme constituent des réactions autoritaires camouflées contre les libertés individuelles : ils reviennent à soumettre les individus aux valeurs et aux normes particulières de leur identité d’origine, de leur communauté religieuse ou ethno-religieuse d’appartenance. Ils sont d’autant plus dangereux qu’ils ont appris à parler la langue de miel de l’appel à la tolérance et du respect des différences, culturelles et autres. Le multiculturalisme devient une menace pour le pluralisme démocratique et la paix civile surtout lorsqu’il s’accompagne de programmes prétendant corriger de façon autoritaire la discrimination sociale, par exemple, en interdisant toute critique du communautarisme islamique avec des menaces de poursuites pour « islamophobie », ce qui revient au rétablissement du délit d’opinion. Comme les lois Mémorielles, ces mesures et accommodements sont parfois excessifs. Plus utiles seraient des mesures pour soutenir et renforcer l’intégration, qui reste la clé du problème.
« Très noble en principe, surtout quand on la formule dans les couloirs feutrés d’un parlement loin des quartiers chauds, un verre de martini à la main, l’idée de multiculturalisme pèche par le fait qu’elle est définie superficiellement et qu’elle introduit dans le corps social, et la culture qui donne sens et cohésion à ce dernier, un élément fragmenteur qui s’appelle le vouloir individuel absolu. Le vouloir d’un électron libre de choisir ses allégeances, de fabriquer sa pâte identitaire comme on commande un repas à la carte. C’est la modernité qui multiplie à l’infini les appartenances et crée une illusion d’unité par gonflement d’un langage diplomatique et flou auquel tous entendent ce qu’ils veulent bien entendre. C’est le village global aux multiples traditions populaires déracinées et réduites à l’état de caricature. Toute racine gréco-judéo-chrétienne lui est odieuse, toute définition dangereuse, toute verticalité un démenti à sa Weltanschaung festive, technicienne et horizontale. » (4)
Toujours présenté comme une « richesse », le multiculturalisme comme idéologie politique approuve le séparatisme et de ce fait contrarie l’intégration. Les problèmes associés à la pluriethnicité, phénomène présent dans tous les pays développés, requièrent une politique non pas multiculturaliste, mais de l’intégration. En Australie, la glorification de la « richesse multiculturelle » avait atteint l’excès d’un mépris de la culture nationale, condamnant en même temps le principe de l’intégration comme « raciste », avant que la pression de l’opposition populaire n’ait réussi à rétablir le bon sens. En quoi consiste la « richesse » de la pluriethnicité ? Doit-on comprendre une richesse économique en termes de main-d’œuvre plutôt qu’une richesse culturelle, étant donné que les immigrés influencent peu la culture nationale ? Ou bien, la culture française serait-elle plus multiculturelle aujourd’hui qu’il y a cinquante ans ?
Etranger moi-même, je ne m’oppose nullement à la pluriethnicité. Au contraire, je vois dans l’étranger « mon semblable, mon frère », et la présence de communautés, qui offrent la possibilité de se dépayser en allant manger chez les Marocains ou les Chinois ou les Indiens, est bien agréable. De telles communautés existent dans toutes les grandes villes du monde, sans provoquer de l’animosité chez les autres habitants. Ce qui provoque des réactions xénophobes c’est lorsqu’une communauté se constitue en lobby pour exiger des modifications des lois, mœurs et traditions, surtout lorsque les revendications sont approuvées par l’idéologie officielle, sous le slogan de multiculturalisme. Il me semble que le statut d’immigré ne me donne pas des droits particuliers, mais plutôt des devoirs, surtout celui de l’intégration. Normalement l’étranger ressent une reconnaissance de l’accueil dont il a bénéficié. Il devient fidèle à la France, parfois même un peu nationaliste, sans pour autant nier ses origines.
Références :
1. Henri Pena-Ruiz, La Laïcité pour l’égalité, Paris, Mille et une nuits, 2001.
2. Pierre-André Taguieff, La République enlisée. Pluralisme, « communautarisme » et citoyenneté, Paris, Éditions des Syrte, 2005.
3. Le Multiculturalisme - Andrea Semprini - PUF - Que sais-je n° 3236.
4. Mikhaël Elbaz et Denise Helly (directeurs de l’édition), Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme, L’Harmattan, Les Presses de L’Université Laval, 2001.
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