La révolte des gueux
En ce jour du 70e anniversaire de l’appel de l’abbé Pierre, marqué par une grave et dramatique augmentation de la pauvreté et du mal-logement dans notre pays, plutôt que reprendre en l’actualisant un texte publié en 2009, il m’a semblé plus utile de le remettre en ligne tel qu’il a été rédigé à cette époque...
C’est Marie-Jo qui m’a inspiré cette idée lorsqu’elle s’est fait jeter comme une merde par le portier du restaurant Drouant, la prestigieuse cantine des jurés du Goncourt. Un célèbre homme d’affaires, la soixantaine grisonnante, et une jeune femme très élégante venaient de descendre d’une grosse berline pilotée par un chauffeur de maître lorsque Marie-Jo s’est pointée devant les baies vitrées du resto avec ses nippes informes jetées sur un corps meurtri par les privations et la rue. « Virez-moi ça ! » a ordonné l’homme d’un ton cassant au portier.
Le robot, sanglé dans son uniforme et la casquette vissée sur la tête, s’est exécuté après une courbette servile. « Ça » n’a pas répliqué, elle a pressé le pas pour s’éloigner dans la rue de la Michodière, le dos un peu plus voûté par cette nouvelle humiliation.
J’étais là, place Gaillon, en route pour le théâtre des Bouffes Parisiens où j’avais décroché quelques mois plus tôt un job de machiniste. Et je n’ai rien fait : ni pour réconforter Marie-Jo, ni pour remettre à sa place le général d’opérette. Après tout, ce type ne faisait ce boulot dégradant que pour gagner sa croûte. Quant à attendre le salopard et sa poule de luxe pour leur dire ma façon de penser, à quoi bon ? Je n’aurais eu droit qu’à un silence méprisant, pas même au « Casse-toi, pauv’ con ! » qu’avait lancé l’un de ses amis à un visiteur du Salon de l’Agriculture. C’est alors que l’idée m’est venue…
Je connaissais Augustin Legrand pour avoir fait partie des SDF hébergés sous les tentes rouges du quai de Jemmapes durant l’hiver 2006. Dès le lendemain matin, j’ai téléphoné au siège des Enfants de Don Quichotte pour lui laisser un message. Par chance, Augustin était là et j’ai pu lui faire part immédiatement de mon projet.
Une semaine plus tard, nous étions réunis dans une salle de Droit au Logement située, ironie du sort, au n° 24 de la rue de la Banque, non loin de la place Gaillon ! Il y avait là, outre Augustin et moi, Jean-Baptiste Eyraud, le leader du DAL, Christophe Deltombe, le président d’Emmaüs-France, et des représentants de quelques autres associations d’aide aux sans-abris et aux démunis dont AC ! et Droits devant. En deux heures, tout a été finalisé.
L’Opération Marie-Jo – j’avais moi-même choisi ce nom de baptême – a été lancée le mardi suivant à 20 heures pétantes devant l’entrée de trois restaurants haut de gamme, appartenant tous au gotha du Michelin : Ledoyen sur les Champs Elysées, Le Grand Véfour, rue de Beaujolais, et Taillevent, rue Lamennais.
Augustin et moi dirigions le commando Ledoyen, Deltombe celui du Grand Véfour et Eyrault celui de Taillevent. Chaque équipe était composée d’une vingtaine de SDF, de RMIstes et de chômeurs volontaires. Plusieurs brandissaient des pancartes et des calicots sur lesquels étaient inscrits des slogans du genre « 1 RMI : 455 € ; 2 couverts chez Taillevent : 450 € !!! » ou « 4 menus Plaisir au Grand Véfour = 1 mois de vie au SMIC !!! » Naturellement une équipe de France-Télévision, prévenue par nos soins, était présente sur chacun des sites.
L’arrivée des premiers clients chez Ledoyen – Francis Bouygues et sa femme accompagnés par Nonce Paolini et son épouse – s’est faite dans un silence relatif, inutile de donner prise au « trouble à l’ordre public » par des manifestations bruyantes et trop visiblement hostiles. Les amis du pouvoir, mâchoires serrées, n’en faisaient pas moins profil bas en passant au milieu d’une double rangée de gueux qui n’avait rien d’une haie d’honneur. Seules leurs femmes ont pris nos tracts. Tous se sont engouffrés dans le resto comme on se réfugie dans un bunker avant un bombardement. Les premiers flics sont arrivés peu après : des officiers et des bleus du commissariat d’arrondissement. Ont suivi des CRS et le directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur venu de la place Beauvau toute proche avec une escouade de flics en civil de la DCRI, les ex-RG.
Coup de chance : Michèle Alliot-Marie, plus raide que jamais (elle ne devrait jamais sortir sans son dégrippant !), avait décidé, ce soir-là, de dîner au Grand Véfour avec Jack Straw, son homologue britannique de passage à Paris. Elle était loin d’imaginer le comité d’accueil ! À 20 h 30, la confusion était totale sur les trois sites, et la première phase de notre action atteinte. L’objectif : pourrir la vie des décideurs et de leurs amis friqués pour faire pression sur Sarkozy et obtenir l’ouverture d’États Généraux de la précarité en vue : d’une revalorisation significative des aides aux précaires, et du financement immédiat d’un parc de 10 000 studios en foyers d’accueil pour les sans-abris.
L’ordre d’évacuation a été donné à 21 h 20 sur les Champs-Elysées sous les huées d’une foule prévenue par la radio et maintenue à distance par un cordon de flics. Au même moment se produisait le même scénario rue de Beaujolais et rue Lamennais. Aucun d’entre nous n’a opposé de véritable résistance, ce qui n’a pas empêché quelques coups de matraque ici et là et une malencontreuse entaille du cuir chevelu d’un SDF dans l’équipe du DAL. Le gars avait la figure en sang. Du pain béni pour les caméramans et les photographes.
Comme on pouvait s’y attendre, Arlette Chabot a refusé de diffuser les images au Soir 3, préférant attendre prudemment la réaction élyséenne. Qu’à cela ne tienne, nous avions prévu le coup et des opérateurs associatifs, préalablement postés sur les lieux avant notre arrivée, avaient pu discrètement filmer les différentes étapes de notre action et de la répression policière. Dès 22 heures, leurs premières images étaient mises en ligne sur Rue 89 et Dailymotion. Le buzz a été immédiat. Il a même très vite débordé les frontières hexagonales pour s'inviter chez les internautes suisses et belges ! Un succès dont nous n’avions pas encore connaissance car nous avions tous été raflés par la prévôté. Notre libération est intervenue vers minuit, sauf pour les « meneurs » Legrand, Eyraud et Deltombe, placés en garde à vue sur ordre de la Chancellerie.
Cette affaire a naturellement fait la Une des médias le lendemain matin. Impossible de l’occulter plus longtemps pour France-Télévision, d’autant plus que le buzz commençait à prendre une tournure planétaire. La mort dans l’âme et les fesses bien serrées, Chabot a donné le feu vert pour les JT de la mi-journée. Dans le même temps, une réunion de crise était organisée à L’Elysée par Claude Guéant pour tenter de contrer l’effet désastreux de l’Opération Marie-Jo pour le pouvoir, comme le montraient les premiers appels des auditeurs dans les émissions d’antenne ouverte : 75 % soutenaient l’action des démunis !
« Ils ont réussi un coup, mais tout ça va se tasser très vite », s’est hasardé à pronostiquer Fillon sur France-Inter avant que Lefèbvre, fidèle à lui-même, ne sorte LA connerie du jour : « C’est un scandale. Qu’est-ce qu’ils diraient, les SDF, si on venait les emmerder au resto pour plaider la cause des patrons ? » Le tollé a été unanime. Et Fillon contraint de mettre au rencart sa boule de cristal, car le soir même de nouveaux commandos montaient à l’assaut de cinq autres fleurons de la gastronomie française : L’Arpège, Le Bristol, Le Meurice, le Pré Catelan et la Tour d’Argent. Avec des équipes volontairement renforcées et constituées chacune d’une cinquantaine de volontaires. Sans compter la province où le mouvement faisait tache d’huile. Le désordre atteignait des sommets !
Dès le lendemain matin, les beaux quartiers de la capitale ont été placés quasiment en état de siège, et l’on n’accédait plus aux restaurants chics qu’à travers des barrages filtrants de CRS casqués et munis de boucliers. Auteuil, Neuilly et Passy avaient pris le relais d’Argenteuil, Saint-Denis et Clichy ! Mais c’était compter sans l’imagination des associations : délaissant les restaurants, les commandos s’étaient déployés devant chez Fauchon, Hédiard, Dior, Gucci, Boucheron et consorts.
Débordé de toutes parts, et confronté aux sondages désastreux réalisés par téléphone (de 78 à 84 % de sympathie pour le mouvement selon les instituts), le pouvoir exécutif annonçait le soir même par la voix de Fillon – Sarkozy, totalement dépassé, était allé bouder au Cap Nègre ! – l’ouverture rapide d’un « Grenelle de l’Action sociale » d’ores et déjà doté d’enveloppes substantielles…
Soudain, une sonnerie stridente me fit sursauter. Nom de Zeus, mon réveil ! En un clin d’œil, Marie-Jo, Augustin, Ledoyen, les CRS et le Grenelle s’évanouirent dans les limbes de mon inconscient. Tout cela n’avait été qu’un rêve… Dommage !!!
Deux jours plus tard, une femme SDF d’une quarantaine d’années était renversée par un bus devant le temple du fric : la Bourse. Accident ? Suicide ? La femme, décédée durant son transfert vers l'hôpital, ne s’appelait pas Marie-Jo mais Suzanne. Sa disparition ne fit qu’un articulet en page 8 du Parisien. Suzanne, il est vrai, n’était que l’un de ces moucherons importuns que l’on chasse de toutes parts avant de les écraser… Putain ! Fait chier !!!
15 années se sont écoulées depuis la parution de ce texte, et la situation du logement n’a fait qu’empirer, aggravée depuis deux ans par le retour de l’inflation et par la hausse du coût de l’énergie. À tel point que l’on compte désormais plus de 3 millions de personnes mal logées, souvent dans des appartements vétustes, insalubres, trop exigus et mal chauffés en période hivernale.
En un mot, des logements « indignes » de la condition humaine dans la 7e puissance économique mondiale. Encore ces personnes-là disposent-elles d’un abri, fût-il précaire. Tel n’est pas le cas des SDF dont l’INSEE nous apprend que le cap des 250 000 sans-abris a été atteint. Parmi eux, et c’est sans doute l’aspect le plus terrifiant de ce constat, 3000 enfants privés de toit.
Le 27 juillet 2017, Emmanuel Macron, déclarait ceci lors d’une prise de parole à Orléans : « La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois ou perdus. » D’aucuns ont vu dans l’expression du président de la République une forme de naïveté. Qui peut croire cela ? Il s’est manifestement agi d’un engagement démagogique, teinté de ce cynisme qui caractérise si souvent les propos du chef de l’État.
Et de fait, rien n’a été entrepris par le président depuis 2017 pour remédier à cette crise. Pire : en privant la politique du Logement d’un ministère à part entière, Emmanuel Macron démontre le peu de cas qu’il fait de cette préoccupation majeure. L’abbé Pierre était choqué par la situation des sans-abris en 1954. Il le serait encore plus en 2024, eu égard à l’incurie scandaleuse des pouvoirs publics. Et grande serait sa colère !
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