La révolution maritime, le XXIe siècle sera terrien !
Depuis Henri dit Le navigateur, ce prince qui ne naviguait pas, mais faisait naviguer les autres, la supériorité de l’occident s’est jouée sur les mers. De la diplomatie de la canonnière à celle du porte-avion, la mer fut porteuse de la puissance occidentale.
Curieusement, l’ère de la multipolarité semble s’ouvrir sur une révision de la puissance navale.
L’histoire comme contexte
Paradoxe ou non, les moyens de projection semblent aujourd’hui perdre leur superbe et l’ordre du monde en est bouleversé, ou pas.
Pourquoi ou pourquoi pas ? Car le rattrapage humain et matériel du reste du monde ne se joue pas sur mer, mais dans les usines, les universités installées sur la terre ferme. Le monde multipolaire naît avant tout, d’un nouvel équilibre des populations et des puissances industrielle, cet article note l’existence du phénomène, mais l’ignorera pour se concentrer sur la pure technique militaire (La multipolarité fait déjà l’objet de suffisamment d’articles).
Nous verrons l’histoire de la puissance maritime, de la ligue de Délos, à l’opération tempête du désert dont la composante navale fut considérable, puis, fort de ce bagage, nous tenterons d’évaluer les différentes fonctions à la lumière des modifications techniques en cours.
La première thalassocratie reconnue dans l’esprit du grand public est celle d’Athènes du temps de la ligue de Délos. Autorisons-nous donc à la prendre comme exemple et pour des raisons, techniques, nous la comparerons aux méthodes des romains pendant les guerres puniques puis des vikings plus de mille ans plus tard, car toutes partagent nombre de traits communs.
Distinguons deux fonctions : La supériorité navale et donc la capacité à empêcher un adversaire de maîtriser la mer et la fonction de transport où la supériorité navale permet d’expédier des contingents outre-mer. Pour des raisons techniques que nous expliquerons plus tard, la fonction action vers la terre est absente.
La bataille navale est une bataille terrestre menée sur le pont des bateaux. Cette phrase illustre généralement les batailles navales de l’antiquité. Les Romains notamment, avec leur fameux corbeau s’en firent les experts.
Vision partielle : La seule arme offensive des navires est l’éperon, mais difficile à manier, il laisse une grande part aux abordages ! Il constitue néanmoins la principale arme de lutte anti navire de l’antiquité au Moyen Âge, complétée avec un succès souvent très relatif par le brûlot, un navire porteur de moyens incendiaires appelés à se propager aux unités ciblées. Si le brûlot, s’apparente à une torpille en termes de tactique, propulsé sur une trajectoire vers la flotte adversaire, il lui manque la masse d’explosif qui rend la torpille si mortelle.
La campagne de Sicile1 durant la guerre du Péloponnèse permet une bonne analyse des mécanismes en jeu :
Les athéniens décident d’une expédition en Sicile pour annexer les ressources de la grande île, riche en blé aux ressources de la ligue de Délos. Ils envoient une armée conquérir la Sicile. Celle-ci débarque à Catane, vainc les troupes de Syracuse et commence à établir des fortifications de siège autour de Syracuse. Pendant la première phase de la campagne, les Athéniens disposent de la supériorité navale et celle-ci permet d’acheminer des renforts. Ensuite, des tentatives malheureuses dans le port de Syracuse conduiront à de lourdes pertes de navires face aux éperonnages syracusains.
On retrouve un schéma proche durant les guerres puniques où les romains forment des flottes pour débarquer leurs légions sur le territoire carthaginois. Là, la ville tombera par une action depuis la terre.
On le constate, dans l’antiquité, la guerre navale reste assez peu navale. Faute de moyens efficace de se causer massivement du tord, elle reste souvent une extension de l’infanterie sur la mer en terme tactique, mais sans bateaux le sol ne peut menacer l’ennemi en mer et depuis les bateaux, l’exercice de l’action vers la terre est irréalisable. Il faut débarquer des soldats qui peuvent alors, frapper/ravager le territoire. Les vikings porteront cet "art" à la perfection en remontant fleuves et rivières.
Le canon change tout cela : Les navires peuvent se combattre et se démanteler par des canonnades et lentement la pratique de l’abordage se marginalise dans le combat d’escadre, les caronades de Nelson à Trafalgar2 en sont un bon exemple. Les progrès de l’artillerie, avec les obus explosifs finiront pas imposer de cuirasser les coques des navires3.
Si les navires de guerre embarquent des contingents de soldats, les armées (D’ailleurs plus nombreuses et plus loourdes) sont de plus en plus transportées par des navires spécialisés : Navires marchands à l’origine du train d’escadre moderne, même si beaucoup restera à développer.
La modification principale est la possibilité de toucher des navires depuis des forteresses côtières ou inversement de frapper la côte depuis le pont des navires sans poser un seul soldat à Terre. Louis XIV enverra ainsi ses galiotes à bombes. Miracle technique pour ce temps, elles permettent un bombardement à 2km de profondeur !
Une révolution pour l’époque, mais l’interpénétration, si elle naît en ce temps, reste marginale.
Elle suffit pourtant pour liquider des forteresses côtières, appuyer un débarquement comme le feront les occidentaux durant les guerres de l’opium (Entre autres !).
En ce temps, la supériorité navale fut le produit des lourds navires de lignes, mais le déni d’accès fut le produit de la guerre de course avec des navires rapides d’où la décomposition des flottes en navires de ligne et frégates.
Les premiers se chargeront aussi de l’action vers la terre, en dehors de rares cas, où des modèles spécialisés.
Ce monde trouvera sa fin avec le "all big guns" inauguré par le Dreadnought et les navires cuirassés entre la fin du XIXè siècle et le milieu du XXè. Pour la première fois, un seul type de navire est censé pouvoir mener tous les combats. Sa limite restera celle des capacités d’observations qui imposent des navires auxiliaires : Destroyers, croiseurs…
Cet inventaire serait incomplet s’il ne mentionnait pas les travaux de l’amiral Aube avec l’école de pensée nommée Jeune école. Selon leur analyse, la torpille rendait les lourdes plateformes de canons comme cuirassé ou croiseur. Il existait une arme dédiée à la pure supériorité navale. Si l’amiral Halsey adora cette arme comme commandant de destroyer, il fallut que les Japonais détruisent les cuirassés de Pearl-Habor pour provoquer un changement de paradigme. La jeune école fut souvent dénigrée, considérée comme la créatrice d’une poussière navale et ses théories ne furent jamais totalement appliquées. L’avion tranchera le débat entre obus et torpille de manière radicale : Peut importe l’arme, il faut la porter vite et loin avec un appareil aérien.
L’avion change les normes, il devient possible de grouper à la fois les fonctions d’acquisitions de l’ennemi et la puissance de feu nécessaire pour le détruire. Seul détail de l’histoire, les groupes de porte-avions coûtent tellement cher que leurs zones de contrôle demeurent relativement limitées, mais elles passent pour imparables.
Dans le domaine de l’action vers la terre, l’évolution est la même : Les cuirassés pouvaient arroser une zone de plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur. Les Allemands, soumis aux tirs des cuirassés alliés en Normandie, les Japonais retranchés dans leurs îles peuvent témoigner de la redoutable efficacité de l’arme.
Le porte-avion approfondit la capacité de frappe vers la terre. Il permet de porter la zone de frappe à plusieurs centaines de kilomètres à l’intérieur des terres. Chaque navire porte une force égale à l’aviation d’un petit pays. Les grandes puissances peuvent donc totalement menacer la plupart des entités politiques du monde sans risquer de contre coup. Il suffit de s’avancer, frapper, se retirer et recommencer dans une totale asymétrie entre l’agresseur et l’agressé. Le Vietnam, montrera le côté unilatéral de tels bombardements.
Le nouveau paradigme
Seulement, plusieurs révolutions vont intervenir :
La fonction reconnaissance sera largement capturée par l’espace et les forces disposant de satellites d’observations peuvent désormais localiser les forces adverses. Les flottes ne peuvent plus se dissimuler derrière l’horizon !
La fonction frappe subit la même évolution, le moteur fusé permettait de frapper au-delà de l’horizon, mais avec le temps de le voir venir. Les armes hypersoniques changent tout cela ! Il devient possible de frapper des forces navales à longue distance et surtout depuis les côtes ou la profondeur terrestre. Aller chercher ces batteries de défenses dans un environnement complexe représente un défi redoutable (À comparer avec la différentiation d’un bloc d’acier par rapport à de l’eau). Chaque arme peut infliger des dégats considérables et sauf à envisager des budgets de masse irréalistes voués au blindage (Ou alors, une centrale nucléaire et plusieurs centaines de milliers de tonnes de béton, acier et autres composants), rien ne leur résiste.
Ces deux aspects inversent le rapport de force classique entre terre et mer. Un quartier général enterré profondément sous terre peut recevoir des rapports des satellites et actionner des batteries de lanceurs hypersoniques dissimulés dans des bâtiments, des tunnels...
Avec un tel arsenal, la bataille d’Okinawa eut été une victoire pour des Japonais libres d’utiliser leurs munitions contre la flotte américaine occupée à les bombarder !
De même, en termes de supériorité navale, des sous-marins d’attaque équipés de torpilles modernes dont la portée et la létalité ont progressé peuvent être guidés par les satellites contre des forces navales de surfaces. Enterrés sous l’eau, si vous me passez cette image, eux échappent au repérage. De plus, les missiles sont, en l’état actuel de la technologie (Celle-ci évolue), inattaquable. Seules restent les torpilles.
En ce sens, le pat devient possible : Prendre la supériorité navale avec des sous-marins, ou à l’inverse, interdire de vaste zones maritimes aux navires de surface avec des armes de défense côtière. L’interpénétration négative (Je forge un concept) peut désormais exister sur de vastes zones où chaque camp peut dénier l’accès à la partie adverse.
Dès lors, adieux aux forces expéditionnaires, par nature consommatrices de navires de surface. Même si leurs sous-marins peuvent éliminer tout navire ennemi en mer, elles ne pourront plus s’approcher des cotes à conquérir si celles-ci sont défendues avec des moyens modernes. La technologie vient de liquider l’avantage dont disposait l’envahisseur venu de la mer depuis l’antiquité. Peut-être, ce que la technologie a fait, sera-t-il défait par la technologie, mais les engagements en mer rouge et dans le Golfe Persique ont conduit l’US Navy à retirer ses portes avions de ces secteurs. Finis les guerres de l’opium, le terrestre l’emporte aujourd’hui sur le naval.
Quant à la frappe vers la terre, si on peut imaginer des sous-marins chargés de missiles de croisière, les exemples de frappes en Ukraine et en Israël impliquent des attaques de saturation, donc des masses importantes de vecteurs. Il faudrait un concept analogue au frappeur (Navire peu coûteux, chargé de très nombreux missiles), capable d’évoluer sous la surface (Sous-marin et peu coûteux, belle antiphrase tant les systèmes nécessaires imposent des complexités techniques. ).
La seule arme restante est le blocus pour empêcher l’acheminement des marchandises et étouffer l’adversaire, s’il est dépendant des voies maritimes. La Chine en a lourdement conscience, elle s’occupe d’ailleurs avec ses routes de la soie de créer des corridors terrestres, capable de sécuriser ses approvisionnements clés.
Les pays Anglos saxons, après avoir profité de la colonisation, de la mondialisation et de toutes les extractions de valeurs, vont se retrouver dans une situation difficile. Ils ne pourront plus imposer l’ouverture des pays à leurs conditions en menaçant d’une force expéditionnaire. Le commodore Perry, avec ses navires noirs, est mort et bien mort4 !
Peut-on envisager le maintient de ce nouveau paradigme ?
Face à cette révolution, partout dans le monde, les gagnants comme les perdants sont à l’oeuvre pour trouver de nouvelles technologies en vue de créer le prochain paradigme. Alors, bien sur, certains s’imaginerons que celui-ci est à portée de main : Nouveaux leurres, armes á énergie dirigée et autres, la presse spécialisée bruit de rumeurs.
Le but du présent papier étant de se limiter aux données militaires seules, nous n’aborderons pas ici les conséquences politiques. Pourtant, nous pouvons survoler et constater la disparition de tous les présupposés de la géopolitique anglo-saxonne. Faut-il dés lors s’étonner de la difficulté des occidentaux à s’adapter ? Nous devons effectuer une révolution conceptuelle de notre monde d’Européen comme une presqu’île au bout de l’Eurasie et les américains devront s’accepter comme une annexe à la masse continentale où se relocalise le cœur battant du monde.
En Juillet 2023, j’écrivais dans un article5 : La menace d’une force aéronavale restait donc crédible, mais la guerre en Ukraine a apporté un nouvel acteur : le missile supersonique.
À l’époque, tant de commentateurs pensaient l’arme réservée à une poignée de forces d’élite et beaucoup avaient rit à l’idée de la voir utiliser par les Houtis. Un an et demi plus tard (Même pas !) nos médias évitent de nous parler de la mer rouge !
En ce sens, les armes fixent des réalités, mouvantes certes selon l’évolution de la technique, mais elles ont la valeur d’un fait physique tant que le paradigme technologique du moment reste en vigueur.
À quand une carte du monde avec mer pouvant être interdites et mer libres ? Cela changerait notre vision !
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