La source première de vérité est-elle la Joie ?
"Du côté où il y a le plus de joie, c’est là qu’il y a le plus de vérité". Cette phrase est prononcée par Doña Prouhèze dans le Soulier de satin de Paul Claudel (1929). Elle est à même de nous éclairer dans la recherche de ce qu'est la vérité. Où trouver la vérité ? Quelles formes prend-elle et en quoi se différencie-t-elle de la réalité ?
I - "Du côté où il y a le plus de joie, c’est là qu’il y a le plus de vérité" (Paul Claudel) : analyse
On relèvera tout d'abord que la citation de dit pas que la joie est la source d'émotion exclusive de la vérité. Mais elle place la joie au-dessus des autres émotions et des autres sources de vérité. Nous allons examiner cette proposition.
Quelles sont les émotions ? L'époque retient essentiellement six émotions : la joie, la tristesse, la peur, la colère, le dégoût, la surprise. Ce choix correspond aux émotions constatables dans les expressions du visage. Toutes les émotions expriment une vérité. Par exemple, la peur ne nous gagne pas par hasard, elle nous alerte sur un danger réel. Mais, on peut voir qu'il y a des émotions positives et d'autres négatives. Les émotions positives ? En fait, il n'y en a qu'une émotion qui soit vraiment positive, c'est la joie. Les autres émotions nous éloignent du monde : la peur nous conduit à nous en préserver, à nous tenir à l'écart. Le dégoût nous fait aussi nous tenir éloignés de certaines choses et de certaines gens. La tristesse nous fait fuir, tout comme les gens tristes. La colère aussi est une émotion qui sépare les gens plus qu'elle ne les rapproche. La joie en revanche rapproche les gens entre eux et rapproche les êtres humains de la vie. La joie unit, tandis que les émotions négatives produisent le résultat opposé.
Outre la joie, il est une émotion qui n'est pas négative, c'est la surprise. Mais la surprise est une émotion qui trahit l'impréparation. Elle nous fait perdre nos moyens au moins momentanément. On ne peut donc pas dire que ce soit une source perpétuelle de joie, toutes les surprises n'étant pas bonnes : il y a aussi les mauvaises surprises. Mais les philosophes ont développé une notion qui s'en rapproche : l'étonnement. Cette notion est source de joie, mais n'est pas une émotion. L'étonnement serait en quelque sorte de la surprise apprivoisée, recherchée, délibérée. Il n'en demeure pas moins que l'on peut dire que l'émotion de la surprise se trouve ainsi à la base d'une source de joie : l'étonnement. La philosophe Jeanne Hersch.a écrit un splendide petit ouvrage sur ce thème : "L'étonnement philosophique" (éditions Folio essais). La philosophe y retrace les manifestations de cet esprit d'étonnement, cette "capacité à s'interroger sur une évidence aveuglante", à travers les âges, de Socrate jusqu'à Jaspers. Il y a une semaine, Jean d'Ormesson publiait dans le Figaro un article "Le grand bonheur de l'étonnement", une thèse ainsi résumée : "En trois générations, les Grecs ont tout inventé. Ils ont découvert l'alpha et l'oméga de la philosophie : l'étonnement."
Si l'étonnement repose en partie sur l'esprit de surprise, il est aussi et surtout le cousin de la joie. En fait, n'est-il pas partie prenante de la joie ? La joie est donc bien l'émotion qui contient le plus de vérité. Elle crée la fusion entre les êtres, entre les atomes. La joie nous fait grandir. Et, conclusion qui s'impose du croisement de ces deux affirmations : la vérité nous fait grandir.
La joie dont parle Claudel inclut la souffrance de la séparation. C'est sur ce point que le lecteur ne sera pas forcément d'accord. De même qu'il ne sera pas spontanément séduit par l’oxymore du « sacrifice joyeux » par lequel Rodrigue et Prouhèze renoncent l'un à l'autre alors qu'ils s'aiment. Cette joie de la souffrance est d'origine autobiographique : « Le Soulier est mon œuvre la plus importante, celle qui résume toute ma vie », dit Paul Claudel le 15 avril 1931 à Henri Hoppenot. C'est ici que l'on peut dire que l'écrivain produit de la vérité, car il invente une fiction mais en y engageant son être, l'authenticité de son émotion vécue. De plus, cette joie issue de la souffrance est totale, absolue. Dona Prouhèze : « Qu'ai-je voulu que te donner la joie ! Ne rien garder ! Etre entièrement cette suavité ! Cesser d'être moi-même pour que tu aies tout ! Là où il y a le plus de joie, comment croire que je suis absente ? Là où il y a le plus de joie, c'est là qu'il y a le plus de vérité ! Je veux être avec toi dans le principe ! Je veux épouser ta cause ! Je veux apprendre avec Dieu à ne rien réserver, à être cette chose toute bonne et toute donnée qui ne réserve rien et à qui l'on prend tout ! Prends, Rodrigue, prends mon cœur, prends, mon amour, prends ce Dieu qui me remplit ! »
La joie n'est pas le bonheur
Claudel ne confond pas les deux idées. D'ailleurs, une grande part de souffrance entre dans la composition de ce qu'il appelle la joie. Mais à y bien réfléchir, n'a-t-il pas un peu raison ? Le bonheur n'est-il pas une abdication de Joie ? A combien de joie pure renonçons-nous pour nous garantir un bonheur tranquille et confortable ? La joie n'est pas tranquille, elle ne réside pas dans l'installation et la vie ordinaire. Joie ou bonheur, il nous faut choisir. Bonheur ou vérité, il nous faut choisir.
Ce point méritait d'être souligné, mais passons, car je ne voudrais pas jouer les rabat-joie !
II - Quelles sont les autres sources de vérité ?
Ainsi que nous l'avons vu dans l'article précédent, "comment créons-nous la vérité ?", on peut affirmer sans trop de risque d'erreur que :
- 1 - La vérité n'existe pas à l'état naturel, elle se crée.
Ne confondons pas, en effet, la vérité avec la réalité, qui existe en dehors de nous et qui ne fait l'objet d'aucune interprétation ni d'aucune élaboration de notre part. La réalité s’exprime d’elle-même, pas la vérité qui a besoin d’un interprète. La vérité est le plus souvent (quand elle n'est pas purement artificielle) de la réalité décodée, interprétée puis retraduite.
La représentation mentale du monde par la conscience et par la perception des sens, n'est pas la réalité elle-même. On ne peut pas donner le nom de réalité à des représentations mentales, aux images. D’une certaine façon, on peut dire que l’esprit humain est une caverne au sens de Platon. Nous n’accédons à la réalité que par l’image. Ces représentations sont nos vérités mais elles ne coïncident pas parfaitement avec la réalité et, en tous cas, elles ne font pas partie de la réalité : je ne vois pas les images qui sont dans votre tête et aucun scanner ni machine ne permet de les montrer. Ce n’est pas du réel. La confiance que nous avons dans la perception de nos sens est aussi une forme de vérité, établie par l'expérience et l'acuité des sens.
Le cerveau n'est pas l'origine de ces vérités. Il ne fait que traiter les vérités. Une émotion est une réalité puis, quand elle est ressentie par nous, elle devient notre vérité. Mais, le cerveau n’est pas à l’origine des émotions, il ne fait que prendre connaissance de cette réalité physique du corps et de la façon dont elle est ressentie (ce qui devient alors la vérité). De même, le désir se manifeste sans l’ordre du cerveau. Dans ces deux cas - émotions et désir - le cerveau doit lutter pour garder la maîtrise, preuve qu’il n’est pas l’auteur de ces états.
- 2 - Il existe trois sources naturelles de la vérité chez l'être humain.
La partie supérieure de l'individu est celle de la tête et des mains. C'est là qu'est le siège de la conscience et de la perception et donc de la première source de vérité.
Le deuxième étage est le buste. C'est le siège des besoins et des émotions. L'estomac serait le cerveau des émotions.
Enfin, la troisième partie comporte le désir et la motricité. Comme le corps ne ment jamais, ces deux niveaux sont les sources de vérités authentiques. Quand les mots disent une chose et les corps le contraire, c'est le corps qu'il faut croire !
Le bon, la brute et le truand. Cette image peut être plus parlante : le truand est la partie inférieure : il ne pense qu’à forniquer et utilise ses jambes pour fuir ses responsabilités. La brute passe tout son temps à satisfaire ses différents besoins sans jamais songer à partager avec les autres sauf par intérêt bien sûr. Enfin, le bon a découvert l’importance de l’Autre qu’il voit comme un égal et il se montre moins égoïste que les deux autres. Mais il faut quand même la troisième source de vérité (dieu, la morale) pour parvenir à des comportements socialement acceptables.
- 3 - L'Etre humain s'est créé une 4ème source de vérité
L’être humain ne pouvant pas se satisfaire des trois origines naturelles de la vérité, et ayant besoin de sens, il a créé une quatrième source de vérité : la religion. Cette quatrième source de vérité vient justifier les valeurs que l’Homme s’est créées : le bien et le mal, en particulier. Malheureusement quelquefois au détriment des autres vérités. C’est ainsi que les vérités du corps ont été longtemps niées par la religion catholique, les vérités divines prétendant se substituer à toutes les autres, allant même souvent jusqu’à refuser les preuves de la science.
Cette quatrième source de vérité permet aussi à l'être humain de régler les contradictions qui créent des tensions entre les trois sources naturelles de vérité.
L'invention du mal, notion qui n'existe pas à l'état de nature, vient de cette source.
III - Deux niveaux de vérité : la vérité du Créé et la vérité propre à l'Humanité
En définitive, si l'on fait le bilan de ces diverses sources, on peut déclarer qu'il existe deux niveaux de vérité : la vérité du Créé et la vérité inventée. La vérité du Créé (issue de la réalité externe et interne) est la vérité supérieure, celle qui relève de tout ce qui est créé : le Réel, l'Univers, l’Etre. Le Créé avec majuscule désigne tout ce qui est créé dans l’univers et qui dépasse le contrôle de l’homme. La vérité du Créé est la seule vraie vérité.
Tout ce qui relève du langage, de l'art, des lois, des valeurs, de la foi, c'est de la vérité inventée par l'Homme.
Toute la vérité de premier ordre, la vérité vraie, celle du Créé, n'est pas accessible à notre conscience. Beaucoup de vérités ne nécessitent pas un passage par la conscience, parce que la vie cherche avant tout l’efficacité. Ces vérités n’en sont pas moins des vérités. C’est ainsi que notre cerveau décode des signaux à l’insu de notre conscience. Il peut par exemple saisir les signes de disponibilité sexuelle chez l’autre (pupilles dilatées, par exemple) sans que nous soyons conscients de cette opération. A chaque fois que notre corps réagit en conformité avec la réalité à laquelle il doit s'adapter, il est dans la vérité. Il y a conformité avec la réalité et donc vérité. C'est ainsi que la vérité est validée par nous en permanence et sans l'intervention de notre conscience, à notre insu !
Une des vérités fausses mais consolantes est celle qui consiste à se faire croire que notre libre arbitre décide de tout. Encore une (belle) invention de l'Homme ! Nos gènes comme nos habitudes et notre inconscient, sont les plus grands artisans de nos choix de tous les jours. Le libre arbitre est surestimé parce qu’il nous valorise.
La vérité est du côté de la joie et la joie nous fait grandir autant qu'elle nous fait nous unir. La vérité de la joie est celle qui nous fait grandir, c'est notre humus, notre terreau de confiance et de joie partagée, la "terre des hommes" comme disait Saint-Exupéry.
Pour conclure, on peut dire que la vérité est liée au Créé mais plus exactement à la Création, car elle est une chose qui n’est jamais définitivement arrêtée. Cela expliquerait pourquoi les hommes sont aussi passionnés pour créer sans cesse du nouveau, par l'art ou par d'autres voies : par recherche de la vérité !
La vérité n’est pas figée, c’est un flot continu. Elle n’est pas statique non plus. Elle est changeante et évolutive. On peut dire que la Vérité est un canal. Et c'est ainsi que nous revenons à Claudel : et si ce canal était la joie ? Les croyants disent que la joie et la vérité sauvent. Pour les paraphraser d'une manière toute athée, je concluerai par ce mot : "Et c'est ainsi que la joie est grande !"
Crédit photo : Le Soulier de satin, adapté au cinéma en 1985 par Manoel de Oliveiria.
73 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON