La tentative la plus loufoque du service public pour éviter l’abstention
Une semaine avant les élections européennes, Michel Serres et Michel Polacco sont réunis sur France Info pour leur émission dominicale habituelle, « Le sens de l’info ». Le sujet du jour : « Vote et mélange ». Du vote, il en sera peu question. Après la lecture appliquée d’une fiche vraisemblablement réalisée en cinq minutes sur Internet, Polacco lance son académicien de service dans un tunnel de délire philosophique post-moderne sur le thème du « mélange ». Les auditeurs du service public vont découvrir que, de la chimie à la politique en passant par l’œnologie et la littérature, le « mélange » est le principe cosmique qui régit l’harmonie universelle. Contre les affreux qui disent si souvent du mal de « cet horrible mélange », Michel Serres, plus philosophe du dimanche que jamais, se fait l’apôtre du nouveau catéchisme médiatique : l’idéologie de la diversité qui, seule, sauvera le monde (et remplacera au passage les anciennes luttes sociales). Cette mystique indissociable du jargon de la « mondialisation heureuse » ne fait guère de cas de disciplines qui supportent assez mal l’imprécision et la grandiloquence telles que l’épistémologie ou la logique. La raison est tout bonnement congédiée.
Nous vous livrons in extenso la tentative la plus loufoque du service public pour éviter l’abstention.
« Le sens de l’info », émission d’entretien entre Michel Polacco et Michel Serres, France Info, le 31 mai 2009.
Sujet du jour : Vote et mélange. Eloge du mélange des matériaux, des cultures et des nationalités.
Résumé fourni par le site Internet de France Info : la loi permet, en Europe, depuis le traité de Maastricht que les étrangers votent dans les pays où ils résident, sans en avoir la nationalité. Plus de 200.000 étrangers sont inscrits sur les listes électorales en France et voteront ainsi le 7 juin, ou du moins le peuvent-ils. Eloge du mélange qui enrichit les matériaux comme les hommes au cours de cet échange dominical entre Michel Serres et Michel Polacco ...
Durée : 6’27’’
Lien vers l’émission :
Transcription :
Michel Serres : - Je voudrais en effet faire l’éloge de ce mélange. Et en général, faire l’éloge du mélange – vous savez sans doute qu’on dit toujours du mal du mélange, cet horrible mélange, et que y faut faire attention au mélange même quand on boit. Eh bien je voudrais dire que le mélange est d’abord naturel, c’est-à-dire dans la nature il y a très peu de corps simples, ce qu’on appelle des corps purs…
M. P. : - Des corps purs simples, des corps purs composés.
M. S. : - … ils sont là par des mélanges, l’air est un mélange physique, l’eau est un corps composé, la terre, n’en parlons pas, c’est une accrétion, même. Vous voyez que même ce qu’on appelle les éléments sont des mélanges, et même dans la vie, tout organisme est pratiquement un mélange, un mélange de cellules, mélange d’organismes, y’a des associations, y’a des assemblages, et ainsi de suite.
M. P. : - Et le monde est cosmopolite.
M. S. : - Le monde est en effet, un… un mélange, voilà, une association de… de cellules ou… ou de vivant. Et… et même, si vous voulez, dans nos techniques, il arrive parfois que les alliages aient des propriétés très supérieures aux métaux simples ou aux métaux purs.
M. P. : - Bien sûr.
M. S. : - Des propriétés bien meilleures et… et même, moi qui vit depuis longtemps dans la Silicon Valley, j’ai l’habitude de penser au dopage du silicium qui grâce à… au mélange d’impuretés permet des semi-conducteurs. Et même encore mieux, vous savez qu’elle est la lutte aujourd’hui que les américains nous livrent du point de vue du vin. Eh bien, il faut bien dire que les vins de mélange et de provenance sont très supérieurs aux vins qui sont simplement issus d’unique cépage…
M. P. : - D’un seul cépage.
M. S. : - Comme le Cabernet, le Sauvignon, etc.
M. P. : - Très peu de vins d’ailleurs n’ont qu’un cépage.
M. S. : - C’est… c’est une vieille, c’est une vieille… une nouvelle lutte, etc. Voilà donc pour ce qui concerne les mélanges naturels, qui sont fréquents et généralement de bon aloi. Mais… mais il faut aller maintenant de la nature à la culture. Mais qu’est-ce que c’est que la culture ? Pourquoi êtes-vous, pourquoi suis-je en partie cultivé ? Eh bien tout simplement parce que j’ai mélangé en moi des cultures latines, la culture grecque, la culture hébraïque, espagnole, italienne, allemande, anglaise, etc.
M. P. : - Le produit de plein de mélanges.
M. S. : - Et, et, même, même, je dois dire que le 17ème siècle français, l’époque où le français était la langue la plus parlée du monde et la plus respectée, eh bien on voit très bien à quel point Corneille était espagnol, à quel point Racine était grec, à quel point Molière était italien, et ainsi de suite. Donc, qu’est-ce qu’une culture ? Ben, une culture, c’est un mélange de cultures. Et je me souviens très bien avec émotion à l’époque où j’enseignais à Johns Hopkins à Baltimore, il y a une vingtaine d’années, une trentaine d’années, où j’enseignais dans le département de langues romanes, lorsqu’on mangeait entre professeurs, savez-vous, cher ami, que nous parlions chacun notre langue ? Et nous faisions la falsification de la tour de Babel et on se comprenait parfaitement, les uns parlant…
M. P. : - Quelle culture !
M. S. : - … roumain, italien, espagnol, français, etc. Et lorsque y avait un mot qui était un peu difficile, on jetait le mot latin au milieu et tout le monde …
M. P. : - La racine…
M. S. : - …était… était clair sur cette… sur cette affaire. Donc voilà, le mélange culturel c’est… c’est la culture elle-même ; mais allons plus loin maintenant. Le mélange d’amour, le mélange sexuel, la reproduction, la méiose, la mitose, tout ça c’est des mélanges et je suis moi-même le fils de mon père et de ma mère, c’est-à-dire…
M. P. : - D’un mélange.
M. S. : - … d’un mélange, et… et chaque fois qu’on parle du métissage, eh bien nous sommes tous plus ou moins métis, euh, mon père était gascon, ma mère était de Guyenne mais, d’autres sont fils d’un Argentin et d’une Allemande et ainsi de suite. Par conséquent, là aussi, le mélange sexuel est normal, d’usage, et beaucoup plus fréquent que c’qu’on a appelé sottement les races pures.
M. P. : - Et pourtant, politiquement, y’a bien des mélanges qui sont très contestés, qui provoquent la fureur de certains mouvements politiques.
M. S. : - Mais bien entendu, mais, précisément c’est là où je voulais en venir, c’est que lorsque j’enseigne, par exemple, on me demande très souvent, puisque j’ai, euh, le pied un peu dans les deux continents, on me demande quelle est la différence entre enseigner à la Sorbonne, à Paris, et enseigner à Stanford aux Etats-Unis. Et je réponds mais il y a déjà des dizaines d’années que je n’enseigne plus à des Français, euh, ou que je n’enseigne plus de l’autre côté à des Américains mais j’enseigne à des mélanges, c’est-à-dire à du multiculturel, et je veux dire que le titre du mélange est à l a Sorbonne beaucoup plus du côté de l’Afrique du nord, de l’Afrique noire ou du Moyen-Orient, alors que du côté de Stanford le mélange est de titre mexicain, asiatique, philippin, japonais, coréen et ainsi de suite…
M. P. : - Chinois…
M. S. : - … chinois, voilà. Et par conséquent, depuis très longtemps, nous enseignons à des mélanges et la génération qui va nous suivre est exactement formée à ce multiculturel qui ressemble de façon étrange à une reproduction de ce qu’il était au Moyen Age où, savez-vous, tenez, au Moyen Age, il y a un mathématicien très connu qu’on appelle Sacrobosco et que moi j’ai étudié parce j’ai été historien des mathématiques et puis pas du tout ; quand j’ai regardé sa biographie je me suis aperçu qu’il était né à Oxford et qu’il avait honte de s’appeler… Holywood, il s’appelait t’Holywood !
M. P. : - D’Oxford…
M. S. : - Et comme il avait honte de s’appeler avec une langue barbare, alors il s’était fait appeler app…app… bosco. Et du coup, le mélange dans la rue, dans les quartiers, le mélange etc. est probablement le fondement de la démocratie et non pas la séparation. La séparation est dangereuse, la séparation est certainement, euh, une genèse des guerres et des oppositions alors que le mélange dans la rue, le mélange dans les immeubles, le mélange dans les universités et les écoles est le fondement de la paix et probablement de la véritable démocratie et de l’avenir du monde.
M. P. : - Alors Michel... vive le mélange…
M. S. : - Eloge du mélange, voilà.
M. P. : - Voilà, éloge du mélange, et vive le mélange des votes…
M. S. : - Et des votes pour… pour les élections européennes…
M. P. : - Européennes. Le mélange, l’avenir de l’Europe aussi. Merci.
M. S. : - Et l’avenir du monde.
M. P. : - Michel Serres, merci, bonsoir et à dimanche prochain.
M. S. : - Et à dimanche prochain.
par Laurent Dauré et Dominique Guillemin
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