La Tunisie post-révolutionnaire d’Enahdha : entre calcul politique, populisme et priorités
Un an après la révolution, la Tunisie vit des tensions multiples et des troubles quotidiens qui témoignent de la fragilité de la situation dans laquelle se trouve le pays qui a accouché de la première révolution arabe. Le gouvernement composé majoritairement d’islamistes d’Enahdha ne cesse d’être critiqué, ses choix fustigés et sa politique dénoncée. Soupçonnés également de laxisme envers les bases militantes radicales du parti, les dirigeants d’Enahdha peinent aujourd’hui à rassurer partenaires et opposants. Parallèlement, et au-delà des difficultés économiques et des revendications sociales, le pays qui a été l’origine de ce qu’on appelle « le printemps arabe » expérimente une division idéologique forte entre islamistes et laïques. Cette division, loin de se limiter seulement à la classe politique, est visible au sein de la société et ne cesse d’être à l’origine d’affrontements parfois violents entre les deux camps. Cette querelle aux allures de conflit idéologique se sert des médias classiques et du Web social que chacun des deux groupes utilise pour décrédibiliser l’autre. Les laïques avec à leur tête le mouvement des Femmes démocrates et les partis de l’opposition, expriment leur mécontentement de la politique engagée par les islamistes au pouvoir et leur crainte pour les acquis sociaux de la Tunisie moderne, désormais menacés par Enahdha. Les seconds, exaltés par la victoire de leur parti aux élections, multiplient les démonstrations de force et enchaînent les attaques contre les symboles de l’opposition, les journalistes et les syndicalistes. Dans ce climat certes nouveau dans une Tunisie où la liberté d’expression a été muselée pendant plus d’un demi-siècle, l’apprentissage du débat public démocratique se fait dans l’incertitude et le conflit. Les choix du gouvernement sont à l’origine de ces tensions, d’ailleurs, palpables. Multipliant les déclarations populistes et les maladresses politiques, Enahdha a appris à ses dépends à composer avec une opinion publique laïque déterminée à se faire entendre.
Maladresses et calcul politique
Grand gagnant des élections du 23 octobre 2011, le parti islamiste ne cesse pourtant d’être critiqué depuis la formation de son gouvernement le 23 décembre 2011. Il lui est reproché d’abord un trop grand nombre de portefeuilles pour un pays dont l’économie est en crise. Le chef du gouvernement M. Jebali a dû réduire le nombre de ses ministres de 51 à 40. Dénonçant une pratique de népotisme rappelant l’ère de la dictature de Ben Ali, plusieurs manifestants ont protesté contre la nomination du gendre de Ghannouchi (leader du parti islamiste) au poste de ministre des affaires étrangères1. Par ailleurs, les liens privilégiés des dirigeants du parti avec la minuscule mais richissime principauté du Qatar, provoquent la colère d’une large partie des tunisiens qui y voient une ingérence du Qatar dans les affaires de la Tunisie. Plusieurs manifestations ont été organisées devant l’ambassade Qatarie à Tunis pour protester contre la participation de ce pays aux célébrations du premier anniversaire de la révolution le 14 janvier dernier. En outre, soupçonné d’ingérence et de tentative de museler la liberté d’expression, Enahdha a été fortement critiqué suite à l’intervention du premier ministre pour nommer à la tête de médias publics et aux postes de rédacteurs en chef des personnalités proches du parti, provoquant par-là une manifestation des journalistes le 11 janvier 20122. Face au mécontentement populaire, Enahdha a dû revenir sur certaines de ces nominations. Par ailleurs, et dans ce contexte de tensions, s’est ouvert le 23 janvier dernier le procès de la chaîne de télévision privée Nessma TV contre laquelle près de 250 000 individus ont porté plainte pour avoir diffusé le film Persépolis doublé en dialecte tunisien en novembre 2011. Critiqué pour « atteinte au culte religieux par voie de presse » et « atteinte à l’ordre public et aux bonnes moeurs » la chaîne est accusée de blasphème pour avoir diffusé une scène du film représentant Dieu sous une forme humaine, ce qui est interdit dans la religion musulmane. Qualifié d’attaque contre la liberté d’expression, ce procès a fait couler beaucoup d’encre dans les médias tunisiens et a renforcé la dichotomie déjà bien palpable au sein de l’opinion publique entre islamistes et laïques. Deux pétitions circulant sur internet témoignent de cette division, la première solidaire avec la chaîne et la deuxième appelant à sa « radiation du paysage médiatique ». Ainsi, la Tunisie post-révolutionnaire se trouve aux prises avec un conflit idéologique de première importance et qui se manifeste par les nombreuses altercations entre les deux camps. Les affrontements entre laïques et islamistes étaient visibles lors des célébrations du premier anniversaire de la révolution le 14 janvier dernier. Les premiers manifestent contre Enahdha et les deuxièmes soutiennent la politique de leur parti.
De plus, accusé de « connivence » avec les militants salafistes, le gouvernement de M. Jebali a fini tardivement par prendre quelques mesures visant à contenir les agissements de militants radicaux qui se réclament du parti islamiste et qui ambitionnent d’imposer la Charia (loi islamique) en Tunisie. Les deux affaires de la Faculté des lettres de la Manouba et de Sejnane en sont ici un exemple éloquent. Un groupe de salafistes radicaux a ainsi occupé, en toute impunité, les locaux de la Faculté des lettres de la Manouba en décembre 2011, empêchant la reprise des cours3. Le groupe revendique la légalisation du port du voile intégral (burqa) par les femmes dans l’enceinte de l’université4. Les salafistes ont paralysé pendant plus d’un mois le déroulement des cours et ont multiplié les agressions contre les professeurs5 sans pour autant être inquiétés par les autorités. Il a fallu la mobilisation du corps enseignant, des étudiants et des membres de partis de l’opposition pour que le ministre de l’Intérieur d’Enahdha décide d’envoyer les forces de l’ordre afin de disperser les occupants et de libérer les locaux de la Faculté.
De son côté, l’affaire de la petite ville de Sejnane a renforcé les soupçons de laxisme qui pèsent sur le gouvernement Jebali face à l’idéologie radicale des militants du parti. Soulignant la « talibanisation » de Sejnane6, Al Maghreb, quotidien tunisien arabophone a été le premier à attirer l’attention sur l’affaire de cette petite ville au Nord de la Tunisie, où les groupes salafistes tentent d’imposer leurs lois. Titrant « Le premier émirat salafiste de Tunisie », Al Maghreb rapporte qu’un groupe de salafistes terrorise les habitants en punissant les comportements qui ne respectent pas la Charia (agressions de jeunes filles non voilées, de consommateurs d’alcool…). Les habitants de la ville fustigent le parti au pouvoir en dénonçant sa connivence avec les militants salafistes. Depuis, les journalistes étrangers se sont dépêchés dans cette petite ville pour enquêter sur cette affaire et les forces de l’ordre s’y sont déployées. Cependant, le calme n’est toujours pas revenu et les militants radicaux n’ont pas été inquiétés outre mesure.
Par ailleurs, les propos du leader du parti islamiste M. Ghannouchi tenus le 29 octobre 20117 et de Mme Souad Abderrehim, élue d’Enahdha à l’Assemblée constituante 8 exprimant le projet du parti d’interdire l’adoption en Tunisie et de la remplacer par la kafala (tutelle officieuse)9 ont provoqué l’indignation de la classe politique et de l’opinion publique. Déclarant sur une chaine de télévision étrangère que les « mères célibataires n’ont pas le droit d’exister »10, l’élue d’Enahdha, a provoqué un tollé et a été fortement critiquée par les Femmes démocrates tunisiennes11. Ces propos sont effectivement dangereux dans un pays qui a légiféré aussi bien l’adoption que la kafala depuis 1958 (la loi n° 58-27 du 4 mars 1958) et qui a ratifié en 1992 la convention internationale des droits de l’enfant. La Tunisie dispose du code du statut personnel et de protection de l’enfant les plus progressistes de tous les pays musulmans12. Ces déclarations sont donc une attaque de front aux acquis sociaux de la Tunisie moderne.
Populisme et priorités
Les maladresses politiques et le populisme qui caractérise les déclarations des protagonistes du parti islamiste nous rappellent que la Tunisie post-révolutionnaire est aujourd’hui dirigée par un parti extrémiste, même si le discours officiel prétend le contraire. Le laxisme du parti face à la violence perpétrée par ses militants radicaux, ses déclarations contre le code du statut personnel et son projet de s’attaquer aux acquis sociaux modernes, semblent être une tactique classique qui vise à calmer les bases militantes radicales du parti. Toutefois, il convient de se douter des intentions réelles de ce parti qui a réduit au silence les deux partis avec lesquels il s’est allié pour former le gouvernement et qui est de plus en plus accusé de vouloir accaparer le pouvoir. En ce sens, il convient de rappeler le tollé qu’a provoqué la déclaration du premier ministre Jebali d’instaurer l’État islamique (khilafa)13, lors d’un meeting du parti à Sousse en novembre 2011. Ne voulant pas perdre une base électorale qui a été fortement à l’origine de son accès au pouvoir, Enahdha tente de jongler entre les idéaux extrémistes et les critiques de l’opinion publique laïque. Ce faisant, le parti semble s’éloigner de plus en plus des priorités sur lesquelles les tunisiens l’attendent. Il est donc utile de rappeler que les élections du 23 octobre 2011 avaient pour but d’élire un gouvernement provisoire d’une durée maximale d’une année et dont la mission principale est la rédaction d’une constitution nouvelle qui consacre les règles démocratiques. Outre ce mandat spécifique, il existe aujourd’hui en Tunisie des problèmes majeurs que le gouvernement provisoire actuel doit traiter ou, au moins, évaluer, en l’espace de cette période transitoire. Ces problèmes sont nombreux : un taux de chômage endémique des jeunes, le sous-développement des régions de l’intérieur, l’affaiblissement du secteur économique et le recul des investissements, l’augmentation des prix des denrées alimentaires de base, etc.
L’immolation par le feu d’un père de famille le 5 janvier dernier dans le bassin minier de Gafsa pour protester contre le chômage, témoigne de la situation encore explosive du pays. Les habitants de cette région souffrent de taux de chômage élevés et de conditions de vie défavorables (Mdhila, Moularès, Metlaoui, etc.). Ce sont eux qui, les premiers, ont tenté une révolte en 2008 qui a été matée dans le sang et qui est passée complètement sous silence par les médias de la dictature… Affichant des taux record de cancer et de maladies respiratoires chroniques causées par la pollution engendrée par l’extraction et la transformation des phosphates à ciel ouvert, Gafsa a longuement été oubliée des politiques de développement de Bourguiba et de Ben Ali. Le bassin minier vit depuis l’indépendance les affres d’une politique de népotisme et de corruption qui a été de tout temps pratiquée par les responsables locaux. Il en va de même pour Sidi Bouzid, région clé dans l’éclatement de la révolution du 14 janvier, ainsi que de nombreuses autres régions où les jeunes n’ont de cesse de réclamer la dignité, qui ne s’acquiert que par le travail.
Il s’agit là de quelques exemples de problèmes imminents et cruciaux sur lesquels une bonne partie des citoyens tunisiens attendent les islamistes d’Enahdha qui sont à la tête de ce gouvernement provisoire. Or, au lieu de répondre à ces problématiques, les islamistes multiplient les débats idéologiques et les erreurs de calcul qui les éloignent de plus en plus des vrais objectifs de la révolution et qui nous permettent de douter de leurs intentions réelles. Car, il ne s’agit pas aujourd’hui pour les tunisiens de prouver leur degré de religiosité mais de savoir guider la Tunisie post-révolutionnaire sur le chemin de la démocratie et de la positionner encore plus haut sur la voie de la modernité. Le combat pour la Tunisie aujourd’hui est de prouver qu’elle est capable de relever le défi de la démocratie, de la science et de la technologie et de répondre adéquatement aux difficultés économiques, sociales, politiques, etc. La Tunisie possède les codes du statut personnel et de protection de l’enfance les plus progressistes de tous les pays arabo-musulmans. Il serait grave pour ce pays de tradition laïque et progressiste de revenir, tel que le suggère Enahdha, à des législations réactionnaires à l’instar de ce qui se passe dans les pays du Golfe, pays devenus désormais, de puissants partenaires aussi bien économiques qu’idéologiques pour les islamistes tunisiens. Les droits des femmes et des enfants doivent rester inaliénables dans la Tunisie post-Ben Ali comme ils l’ont été sous l’ancien régime.
In fine, les dirigeants d’Enahdha multiplient les erreurs et suscitent de plus en plus de réserve. Les femmes tunisiennes, avec à leur tête le mouvement des Femmes démocrates ainsi que les forces laïques tentent de se mobiliser quotidiennement afin de dénoncer les attaques du gouvernement contre les libertés et de s’opposer aux agissements des militants salafistes. D’ailleurs, la manifestation du 28 janvier dernier qui a rassemblé des milliers de personnes à Tunis est une réaction directe à la multiplication des attaques contre les libertés et à la montée du discours extrémiste. Les jeunes, encore très actifs dans la rue comme sur les réseaux sociaux, menacent de faire une deuxième révolution contre les islamistes et rappellent que le 14 janvier, ce sont eux qui ont crié Dégage à Ben Ali. Les sexagénaires d’Enahdha, doivent donc rester attentifs aux revendications des jeunes et des laïques et ne doivent pas oublier les raisons pour lesquelles la première révolution arabe a eu lieu.
Samia Mihoub, docteure en communication
Enseignante-chercheuse
1« Tunisie, la nomination de Rafik Ben Abdessalem ne passe pas », in http://www.lecourrierdelatlas.com/153726122011Tunisie.-La-nomination-de-Rafik-Ben-Abdessalem-ne-passe-pas-aupres-de-l-opinion.html
2 « Les journalistes tunisiens indignés », in http://www.lesoir-echos.com/les-journalistes-tunisiens-indignes/monde/39325/
3 « Le doyen de la Faculté de Manouba appelle les autorités à mettre fin à la crise », in http://www.tuniscope.com/index.php/article/10582/actualites/etude-bureau/mettre-122217
4 Le port de la burqa est interdit dans les établissements d’enseignement public en Tunisie.
5 « Fac de Manouba : reprise sur fond d’agressions des enseignants » : http://www.webdo.tn/2012/01/10/fac-de-manouba-reprise-sur-fond-dagression-des-enseignants/
6 http://www.facebook.com/lemaghreb.tn
7 Propos tenus le 29 octobre 2011 lors d’une interview sur Hannibal TV.
8« Souad Abderrahim, l’Élue des islamistes d’Enahdha se dévoile », in Tribune de Genève, 12 novembre 2011 : http://www.tdg.ch/actu/monde/souad-abderrahim-elue-islamistes-ennahda-devoile-2011-11-11
9Inspirée de la Charia, la kafala consiste à prendre en charge un enfant (orphelin, abandonné) matériellement et affectivement. Cependant la kafala interdit la création de filiation entre la personne tutrice et l’enfant qui lui est confié. Selon ce principe, l’enfant dont la filiation est connue doit garder son nom d’origine et l’enfant dont la filiation est inconnue doit également garder ce statut. La kafala ne répond pas à la difficulté de l’absence de filiation.
10« Souad Abderrahim, l’Élue des islamistes d’Enahdha se dévoile », op.cit.
11 « Tunisie, le droit des enfants remis en cause », in La Presse, 1er novembre 2011.
12 Code de la Protection de l’Enfant du 9 novembre 1995.
13 État islamique.
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