La valorisation de la recherche : une nécessité
Le rapport de l’Inspection générale des finances et de l’Inspection générale de l’administration de l’Education nationale et de la recherche sur la valorisation de la recherche publique en France a fait couler beaucoup d’encre électronique. Un nouvel article du Monde accompagne sa diffusion publique : regardons de plus près la source de toute cette polémique.
Le rapport porte, rappelons-le, sur la valorisation de la recherche en France. Je l’ai déjà écris au paragraphe précédent ? Peut-être, mais il n’est pas inutile de le redire, car les critiques de ce rapport ont largement tendance à dépasser son cadre. Par exemple, certaines critiques portent sur l’idée que le rapport suggèrerait qu’il n’y a pas besoin d’augmenter le financement public de la recherche publique. En réalité, comme nous le verrons dans la suite, il s’agit de dénoncer les freins à la valorisation de la recherche - on se doute bien qu’avoir trop de financement n’en fait pas partie. Les conclusions principales soulignent le manque d’interactions entre monde de l’entreprise et monde de la recherche publique (peu de jeunes docteurs recrutés en entreprises, peu de recherche en partenariat, peu de brevets déposés, difficultés de développement des startups[1]) et, surtout, les rigidités structurelles de la recherche publique. Les fautes sont partagées pour certains points, mais d’autres heurtent la philosophie même de la recherche française : on comprend mieux les réactions.
D’autres critiques s’opposent en substance, à divers degrés, à la démarche même de valorisation de la recherche. Au sens du rapport, la valorisation consiste en quatre formes de transfert de la recherche publique vers le reste de la société : la recherche en partenariat avec des entreprises, l’embauche de (jeunes) docteurs en entreprise, le dépôt de brevets et l’obtention de licences, et la création et le développement de start-up innovantes.
La vision traditionnelle en France est la séparation très nette en recherche dite appliquée, intéressant les entreprises mais pauvre du point de vue scientifique, à la recherche fondamentale, supérieure intellectuellement. La recherche fondamentale doit être motivée par l’amour de la science, ne doit pas envisager d’applications, et ne peut se faire que dans les labos publics, sur fonds publics (puisque, si vous avez bien suivi, les entreprises ne sont soi-disant intéressées que par la recherche appliquée). Les vrais scientifiques ne perdent pas leur temps à déposer des brevets, et ceux qui partent dans l’industrie sont regardés avec une certaine condescendance. Cette description n’est pas caricaturale : elle est partagée par une majorité d’acteurs, dans les deux groupes (les deux camps, pourrait-on dire), qui s’acharnent avec un certain succès à la rendre vraie.
Je garde en particulier un souvenir vivace de cette publication de physique théorique à la fin de laquelle les chercheurs, français, se félicitaient de la validation de leur idée par une start-up américaine, et qui faisait quelques mois après sa création un beau chiffre d’affaires. Autre exemple, le dépôt de brevet est fait dans une optique de protection, et pas de valorisation.
La valorisation de la propriété intellectuelle représente, selon les années, entre 3% et 5% du budget de la recherche aux États-Unis, contre 1% en France[2].
Dans les autres pays du monde - et je ne compte pas tomber
dans le travers qui serait de comparer
Les contrats avec les entreprises financent 13% de recherche académique en Allemagne, 6% au Royaume-Uni et 5% aux États-Unis, mais seulement 3% en France.
Dans ces autres pays, la recherche publique et la recherche
privée se nourrissent mutuellement de leurs interactions. L’amélioration des
produits et les problèmes industriels posent des sujets concrets intéressants à
comprendre et à résoudre, qui ouvrent la voie vers de nouveaux concepts. Les
concepts explorés et théorisés dans les labos publics sont exploités sous la
forme de brevets ou de start-up. Les thésards qui ont bossé sur ces sujets
pendant plusieurs années sont vus comme des pépites d’or par les industriels, à
la fois pour leurs connaissances et
leurs compétences. Et, ainsi de
suite, les aller-retour entre
entreprises et labos font des heureux partout : des fonds[3] et des sujets concrets
et nouveaux d’un côté, une recherche exploratoire à faible coût de l’autre.
La valorisation de la recherche n’est donc pas seulement importante d’un point de vue économique. Que les saintes-nitouches effarouchées à la mention de la « rentabilité de la recherche » abandonnent leurs préjugés : les interactions entre entreprises privées et labos publics sont capitales pour le dynamisme intellectuel et la vitalité scientifique de la recherche. Le rapport avance quelques chiffres page 122 et suivantes[4] : financement privé et bon niveau scientifique ne sont non seulement pas antithétiques, mais sont même corrélés.
Le rapport avance des pistes intéressantes sur tous ces sujets, sans faire reposer uniquement la faute sur les universités et les labos publics comme on a pu le lire après le premier article du Monde, certes plus polémique que le rapport lui-même. Mais, tout de même, il montre les problèmes structurels d’organisation dans ces structures, et les compare avec les « bons élèves », CEA ou écoles d’ingénieurs entre autres.
Premier exemple sous forme d’appel : si, parmi mes lecteurs, un étudiant de fac a eu des cours, ou même des présentations, sur un des sujets suivants, qu’il se signale dans les commentaires, il risque d’être une exception : dépôt de brevets (en général en France, et en particulier dans son université, quelle est la personne à contacter, etc), business model, fondation d’entreprise, démarchage de business angels et autres investisseurs.
Deuxième exemple, la définition d’accord-cadre définissant les partenariats des labos avec les entreprises n’existe pas au CNRS et dans la plupart des universités : c’est au directeur du labo de gérer au coup parcoup. On imagine la difficulté administrative, juridique et financière. Par comparaison, le CEA, l’INRA, l’INSERM, et certaines écoles d’’ingénieurs facilitent beaucoup plus la vie de leurs chercheurs.
Sur ces deux points, il existe un monde entre les mauvais élèves et les bons élèves français, et entre les bons élèves français et les universités étrangères, bien sûr américaines, mais pas seulement. Zmb, en commentaire d’une discussion sur la facilité comparée à déposer un brevet en France et aux Etats-Unis, disait qu’il fallait plus de temps pour trouver la personne responsable du dépôt des brevets dans votre université que pour la rédaction de la demande, et que de toute façon les acteurs français ne cherchent pas à défendre leur propriété intellectuelle. Vu qu’il semble être du métier, j’ai tendance à trouver son témoignage instructif.
Ces blocages pourraient être résolus à crédits constants[5]. Cher lecteur, j’espère que vous ne comprendrez pas ici un argument pour conserver des crédits constants à la recherche, comme je l’ai dit au début. Il s’agit de dépenser mieux l’argent, pour allouer plus de fonds là où ils seront vraiment utiles et de ne pas gaspiller les souhaitables augmentations de crédits.
Avant de finir, je voudrais revenir sur une des quatre formes de valorisation de la recherche dont j’ai moins parlé : l’embauche en entreprise de docteurs après la fin de leur thèse. Il revient souvent dans les échanges que j’ai pu avoir que la réticence des entreprises (p62) à embaucher des docteurs est un frein important au choix des étudiants de faire une thèse, car ils ne veulent pas forcément être piégés dans le système français thèse = carrière académique. J’avais déjà évoqué ce problème, et la lecture de ce billet de Tom Roud (et des commentaires dans les deux cas !) est aussi très instructive. La perte est nette, aussi bien pour les industriels qui se privent de gens compétents et de haut niveau, que pour la recherche française qui n’est pas assez « alimentée » en talents.
Finissons donc ce trop long article. En résumé : la valorisation de la recherche est
capitale aussi bien d’un point de vue économique que scientifique. Dans tous
les modes de valorisation,
Quant aux propositions, elles sont là (Annexe 1), nous aurons certainement l’occasion d’en discuter dans un prochain billet. Peut-être les avez-vous lues et avez-vous un avis ?
[1] De façon assez paradoxale, le nombre de start-up technologiques créées à partir de la recherche publique en France est loin d’être ridicule. C’est leur croissance, voire leur survie, qui pose problème : le billet d’Ava, l’entrepreneur de gauche, sur les banques françaises contre-productives, reste d’actualité. On peut aussi reprocher le peu de « business » dans l’éducation scientifique française.
[2] En fait, les revenus issus de licences seraient à peu près nuls, s’il n’y avait pas une découverte unique, le « Taxotère » [un anticancéreux], qui engendre 90% des revenus [des licences du CNRS] pour 0,2% des licences. On ne peut qu’être choqué par une telle concentration et une faible valorisation générale.
[3] Par exemple, d’après ces statistiques (tableau 2), quand les dépenses totales de R&D (académique et entreprise) sont financées à 63% par les entreprises aux USA (plus 6% du privé non-entreprise), à 75% au Japon, à 66% en Allemagne, elles ne le sont qu’à 51% en France. Ces fonds ne sont pas utilisés que pour améliorer un produit existant, ou tout ce qu’on met d’habitude péjorativement sous le vocable de recherche appliquée. Tout thésard CIFRE vous dira, par exemple, qu’une part importante du temps et de l’argent est consacrée à des recherches élargissant les demandes de l’industriel.
[4] Accompagnés de graphiques qui seraient refusés dans n’importe quelle publication scientifique...
[5] Voire même, en constatant que le MIT a un service des brevets beaucoup plus petit, mais mieux organisé et plus visible, que les universités française si on le rapporte au budget de recherche, en faisant des économies !
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