La valse du temps
Quoi, mieux que la valse, représente le temps qui passe et la douce mélancolie accompagnant les moments de plaisir ou de bonheur . Elle semble dire toujours, dans l’ivresse de son tournoiement : memento mori. Les romantiques, écartelés entre la fascination du monde millénaire disparu au temps de leur petite enfance, dont ils entendaient leurs parents parler avec nostalgie et l’exaltation portée par la liberté débridée et sans bornes du nouveau monde qui s’ouvrait devant eux, en on fait en quelque sorte leur hymne. La valse russe de Dimitri Chostakovitch (Jazz suite n° 2) semble être la dernière d’une longue litanie qui commença avec les fastes de l’Empire, sanglot pudique dont les médias ont malheureusement fait une scie larmoyante. Les valses de Vienne de Richard Strauss, qui en sont à la fois l’apogée et le chant du cygne, semblent annoncer les torrents de feu, d’acier et de souffrances qui allait s’abattre sur l’Europe et le Monde pour un siècle, de l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand à la chute du mur de Berlin. Le monde ancien, il est vrai, était déjà virtuellement mort, depuis la naissance de l’ère industrielle et des démocraties modernes, qui lui sont consubstantielles, mais son agonie a duré un siècle. Son acte de décès pourrait-on dire est daté du 28 juin 1914. Cet acte porte la signature de grands noms, témoins de leur temps, Marcel Proust dans le dernier volume de La recherche, Stéfan Zweig dans Le Monde d’hier, Bernanos dans La France contre les robots, et bien d’autres.
« Le désordre actuel ne saurait nullement se comparer, par exemple, à celui qui dévasta le monde après la chute de l'Empire romain. Nous n'assistons pas à la fin naturelle d'une grande civilisation humaine, mais à la naissance d'une civilisation inhumaine qui ne saurait s'établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie. Car, en dépit de ce que j'écrivais tout à l’heure, il s'agit beaucoup moins de corruption que de pétrification. La Barbarie, d'ailleurs, multipliant les ruines qu'elle était incapable de réparer, le désordre finissait par s'arrêter de lui-même, faute d'aliment, ainsi qu'un gigantesque incendie. Au lieu que la civilisation actuelle est parfaitement capable de reconstruire à mesure tout ce qu'elle jette par terre, et avec une rapidité croissante. Elle est donc sûre de poursuivre presque indéfiniment ses expériences et ses expériences se feront de plus en plus monstrueuses... . » (Bernanos, la France contre les robots p. 101)
Dans les temps anciens, la peste, les guerres et toutes les autres sortes de calamités qui semblaient être la manifestation de la colère divine, s’abattaient sur les hommes, décimaient les familles, les villages et les nations, laissant après leur passage des monceaux de cadavres en putréfaction et de ruine fumantes. Pourtant, en dépit des horreurs qui bouleversaient régulièrement le cours de son existence, le peuple dansait et chantait, ses nuits fécondes repeuplaient la terre, on rebâtissait églises, châteaux, monastères et villes encore plus fastueux, plus grands et plus majestueux qu’avant les catastrophes. Mais de nos jours, on ne chante plus ni ne danse, la pyramide des âges répercute pour des siècles les saignées et on ne croit plus en la colère divine, car ce sont les peuples eux mêmes qui se font les artisans du malheur, avec zèle, passion et fanatisme. Ils n’ont plus à chercher la cause des souffrances et des destructions ailleurs qu’en eux même, et au fond ils sont heureux de se débarrasser de leur encombrant passé, si lourd d’impératifs moraux, esthétiques ou religieux, les trois vieilleries comme disaient les gardes rouges, d’un seul coup, à l’occasion d’une guerre ou d’une révolution. Ce que l’on rebâtit, toujours plus laid, est totalement indifférent à la beauté qui le précédait. Les reconstructions de la seconde guerre mondiale sont pires que celles de la première, qui montraient encore, en quelque sorte, un souvenir de style. Les moeurs nouvelles semblent ne jamais devoir atteindre de limite dans la lubricité et l’obscénité, dont ce que, sans pudeur, on nomme encore “art” est le fidèle reflet. La valse des Temps modernes, du Meilleur des mondes, c’est la Danse macabre de Saint-Saens, hymne mécanique célébrant l’hymen monstrueux de l’humanité avec les machines. Sous les pas des couples tournoyants, comme les dents d’une mâchoire à broyer le monde, la poussière des temps anciens s’envole en tourbillon vers les étoiles. Puis viendra la valse de la fin des temps, la valse à zero temps.
Une valse à trois temps,Qui s’offre encore le temps Qui s’offre encore le temps De s’offrir des détours Du côté de l’amour Comme c’est charmant Une valse à quatre temps C’est beaucoup moins dansant C’est beaucoup moins dansant Mais tout aussi charmant Qu’une valse à trois temps Une valse à quatre temps Une valse à vingt ans C’est beaucoup plus troublant C’est beaucoup plus troublant Mais beaucoup plus charmant Qu’une valse à trois temps Une valse à vingt ans Une valse à cent temps Une valse à cent ans Une valse ça s’entend A chaque carrefour Dans Paris que l’amour Rafraîchit au printemps Une valse à mille temps Une valse à mille temps Une valse a mis l’temps De patienter vingt ans Pour que tu aies vingt ans Et pour que j’aie vingt ans Une valse à mille temps Une valse à mille temps Une valse à mille temps Offre seule aux amants Trois cent trente-trois fois l’temps De bâtir un roman (Jacques Brel, la valse à mille temps, refrain) 19 février 2009, 25 mars 2012
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