La vie d’Etienne
Abîmé par la vie, Etienne habite avec une vingtaine personnes dans des logements toulousains insalubres.

En tout, une vingtaine personnes, la plupart d’anciens combattants marocains, qui habitent dans d’anciennes écuries, presque au pied de la fac du Mirail. Tout autour, de vieilles fermes réhabilitées en maisons coquettes, des vergers de poche entourés de grilles métalliques et, au loin, des barres d’immeubles plantées dans le ciel comme des têtes de hache.
Le métro est à 2 minutes. Pourtant, on a du mal à se croire à Toulouse : un portail défoncé donne sur deux longères où s’alignent des volets de bois fermés par de simples cadenas à vélo. Un fer à cheval rouillé, cloué au mur, et un grenier à foin trahissent le passé des lieux : les personnes qui habitent ici dorment dans d’anciens boxes à chevaux.
D’après les dires d’un locataire, les propriétaires successifs des bâtiments, qu’il qualifie de "marchands de sommeil", n’ont jamais eu à cœur de réhabiliter l’endroit. Des paraboles ont poussé comme trois champignons blancs sur un toit, tandis que des fils électriques s’enroulent sur les murs comme une toile d’araignée. L’hiver, les locataires en rade de chauffage sont la proie du froid et de l’humidité.
Des cloportes sur les murs
Mais revenons-en à Etienne. Il vit ici depuis deux ans. La soixantaine, de longues boucles brunes qui tombent autour d’un regard triste. Alcoolique selon ses propres dires (il s’est fait expulser d’une cure de sevrage), il parle lentement, laborieusement. Les pensées cherchent leur chemin derrière ses yeux fuyants. Il raconte qu’il étudiait à la Sorbonne quand Mai 68 a éclaté.
S’est fait pincer parce qu’il préparait des cocktails Molotov.
A insulté le juge : 18 mois de prison. "Ils m’ont pas fait de cadeau."
Puis a bourlingué, "l’autostop, ça marchait bien à l’époque".
De syndicaliste, est devenu hippie, "Woodstock, qu’est-ce qu’il pleuvait !"
A travaillé dans des exploitations agricoles. "Je mange plus de pruneaux, j’en ai trop ramassé."
Pour finir à Toulouse.
Depuis qu’il est là, il ne s’est pas intéressé aux révoltes du Mirail. Tout ce qu’il veut, c’est qu’on lui fiche la paix. Ici, au moins, il ne paye plus de loyer depuis que les boxes ont été déclarés insalubres.
Sa chambre est bien rangée, comme le sont les chambres trop petites pour qu’on se permette d’y laisser du bazar. La moitié de la pièce est occupée par un coin cuisine et une table carrée. Au fur et à mesure que Etienne parle, des insectes, chassés par la lumière qu’il a allumée, se mettent à courir autour de lui sans qu’il semble les remarquer. Sur le sol. Au plafond. Sur les oreillers. Bientôt, les murs ressemblent à des planches d’entomologie où défile toute la microfaune de la campagne toulousaine : blattes et cloportes rampent sur les posters de récup’, des chats aux yeux photoshopés et un portrait (enfin, LE portrait) de Che Guevara...
C’est un peu ça, parler avec Etienne. Voir des insectes courir derrière ses yeux, attirés par la lumière qui se cache derrière les brumes de l’alcool comme un soleil malade. Car Etienne a lu, beaucoup lu. A Paris, il discutait avec les autres étudiants. Cite Malraux. Parfois, un souvenir remonte à la surface, Sartre qu’il aurait rencontré à Paris... Etienne raconte toujours, à demi-mots, parfois s’embrouille, on dirait les ruines d’une ancienne civilisation qu’on chercherait à distinguer sous la mer.
"On m’a dit que j’allais finir au cimetière. J’ai répondu, Quand ? ... un cercueil, des clopes, une cave à vin... c’est tout ce que je demande. Laissez-moi dormir."
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*Le prénom a été changé.
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