Le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, lance dans Le Monde un cri d’alarme : « La société française est fatiguée psychiquement ». Et d’évoquer le déracinement géographique, la précarité de l’emploi, la fragilité des couples et des familles… Tout ce halo d’inquiétudes qui résulte… De quoi, au fait ?
Revenons en donc à l’histoire d’une démolition :
Pour certains il faut encore s’arrimer à cette assise de certitudes, à cette colonne vertébrale qui assoit le sens : la logique, la rigueur républicaine, quelques vertus cardinales et autres fondamentaux…. Ce qui fait que, bon gré mal gré, nous partageons encore cette sociabilité, au-delà de Gutenberg ou du Net. Qui fait que nous vivons encore dans le règne de la parole et de l’échange. Le commerce dans le vrai sens du terme.
Hermes, dieu des carrefours, en était le centre. Et que ce sens fût pluriel, soumis constamment au doute, c’est ce qui lui accordait cette mobilité - la marque même du vivant.
Mais pour d’autres, en particulier dans les interstices de l’ »idéologie 68 », quelque chose de plus reptilien se jouait : une pulsion déstructurée, hasardeuse, rétive à tout pouvoir, s’échappant des supposées vérités de nos « racines » ou du moins de ce que ces racines impliqueraient comme aliénation pour ceux qui y seraient soumis et domination de ceux qui les auraient produites.
Combien se sont vendus pour cette illusion d’une « libération » qui, en réalité, transformait le sujet en acteur de cette soumission ? Tel est également le sens de cet « individualisme contemporain ».
D’aucuns y verront la consécration de ce rhizome que « désirait » Deleuze, cette érosion nomade qui instaurait le pouvoir au cœur de chacun, là où pourtant, il se diffusait dans de multiples excroissances. Là où la domination était censée se dissoudre, elle se ramifiait, étendait ses métastases.
Plus grave, ce pouvoir devenait alors invisible, insaisissable. Ce qui lui permettait d’être partout et de s’imposer non plus par un discours centralisateur, une « idéologie » mais par la mode, la déconstruction culturelle, le refus de tout modèle, par l’hypostase du présent. Le pouvoir ne se désignait plus comme cible mais dans illusion subjective de chacun décochant sa propre flèche.
Pouvoir multiple, asphyxiant par son ubiquité. Inattaquable dans son invisibilité. Nous y sommes : Le pouvoir 68 !
Quand les repères spatio-temporels - derniers remparts de la philosophie - quand la langue elle-même semble en perdition, quand le doute marque le réel du signe de la relativité et que dans le sillage d’ un Nietzche mal compris tout n’est que déconstruction. Quand tout se vaut et tout se nie, quand la République n’est qu’une trace incertaine parce que son avenir, d’année en année, se fissure, quand tout cela n’est plus qu’un champ d’ épaves à la dérive sur un océan qui en aurait oublié même son nom, on renaît au monde, reins brisés ou chrysalide…
Qu’importe : Reste toujours à inventer le monde. Mais on en sort, collectivement ou individuellement, la vie fracturée. Nous en sommes là.
Il y a bien sûr l’enchaînement de ces vies brisées socialement par l’assaut du libéralisme mais aussi par cette injonction de ce désir sans objet qui est l’apanage du spectacle et de la publicité, de ce désir fou, hors limite, qui passe de l’Eros au Thanatos, qui s’est enrobé à l’un pour devenir la figure de l’autre.
Familles brisées, solidarités sociales détruites, idéologie commune d’une nation ou d’ un groupe détruite par la force annihilante des flux, des messages, de la communication et surtout de cet impérialisme du temps, de la mode, du racolage par le strass, le toc , la célébrité. Le triomphe du people face aux vestiges du Peuple : Warhol fut l’exhibition de ce cynisme.
Destruction de toutes les protections, évacuation de l’avenir ou de toute idée de progrès étranglée par une religion de la nature, régressive, réactionnaire dans le visage souriant d’une écologie salvatrice.
Le vivant est en berne : Eros, monde du désir en débandade quand le flux marchand nous incite à une consommation effrénée qui transforme tout en une fumée, un gaz réduisant l’individu à une bulle, à un ectoplasme.
Voici que s’installe donc le règne de Thanatos.
Quand l’avenir s’éteint, que les individus doivent rôtir à la lumière crue d’un éternel présent. Ou bien qu’ils se soumettent aux lois d’une "domination naturelle."
Ou bien quand l’idéal que nous propose l’horizon consommateur n’est que l’Auschwitz des revues féminines : étalage de corps anorexiques sous la faux de Karl Lagerfeld. Femmes condamnées à n’être que des reflets sous le forceps des produits de beauté, femmes « libres » mais rabaissées dans l’imaginaire de ceux qui les manipulent ainsi, au miroir solitaire des sex toys et à un individualisme sans issue.
Car il s’agit bien pour les couturiers, les photographes et quelques autres qui y imposent leur loi de les enfermer dans leur fantasme d’une femme « désactivée », niée, réduite à la forme corsétisée d’une beauté décrétée. Sois belle et tais-toi !
Quant aux hommes, ils seront emprisonnés dans l’image du muscle… Faut-il continuer ? Le vivant, voila l’ennemi !
Nos corps seront donc pour ceux-là nos ultimes prisons.
Ce n’est là qu’un exemple. On pourrait en puiser bien d’autres. Dans l’Art Contemporain, dans le système généralisée de la téléréalité, dans le show permanent où tout se dit et tout se fragmente dans l’oubli. Le présent permanent est un hors-champ et la négation même du temps.
Alors oui, la vie s’ est fracturée ; elle a été livrée aux marchands qui se sont emparés de nos corps comme de nos imaginaires.
La pulsion de mort est devenue l’oriflamme de ceux-là qui ne croient plus à rien sinon à cette fascination morbide de l’argent, au culte de l’apparence.
Réhabiliter le vivant est plus important que brasser l’écume de l’actualité. Nos médias s’en chargent. Plutôt mal d’ailleurs.
Mais il ne faut pas se tromper de combat…
68 année hérétique, 69 année thanatique.
Au-delà des combats politiques et des choix que nous sommes amenés à faire, il y a cette ombre d’une idéologie diffuse qui brouille nos repères.
Et cette question : la République peut-elle se confondre à une addition d’individualités ?
Non, au contraire, la République comme l’idéal démocratique exigent une « commune mesure », un projet, un Etat. Le « post-libéralisme » dont la mondialisation est le vecteur ne sera toujours que cette mise à mort des cultures et des consciences, que ce déracinement…
Accepterons-nous longtemps cet exil d’un "paradis démocratique", cette belle utopie collective qui fut la nôtre ?
Sommes-nous condamnés, telles des âmes errantes, à hanter l’Histoire, notre Histoire... qui s’effrite sous les yeux de ceux-là mêmes qui l’avaient construite ? Ou bien saurons-nous reconquérir nos destinées ?