Laissez la vie, la vraie, là où elle est !
Ne nous trompons pas sur la publicité, ne nous trompons pas sur la lutte anti-pub. On a vite fait de croire que la publicité a pour seul défaut de « pousser à la consommation de choses dont nous n’avons pas besoin ». En l’occurrence, tout anti-pub ne cautionne pas cette critique... Il faut, pour avoir un débat sain sur la publicité, observer certaines choses. Chacun est libre de consommer tant qu’il veut et ce qu’il veut. De toute manière, l’argent gagné est voué à être dépensé, et tant mieux - toutes limites écologiques gardées. Et sans publicité, quid du financement de nos médias... Mais cette partie de la critique de la pub occulte malheureusement le reste de tout ce qu’on peut reprocher à ce mensonge généralisé. Je veux parler ici de pollution morale et philosophique à l’échelle de la société, de nos mentalités.
La « publicité » : j’entends par là la totalité des messages à objectif de marketing que nous recevons chaque jour, et plus particulièrement ceux qui n’argumentent pas sur les qualités du produit. Ce qui en regroupe tout de même... la quasi-totalité.
Autre précision préliminaire : je n’accuse ni le marché, ni ses acteurs, ni les publicitaires, ni leurs clients. Si chaque publicité participe actuellement au triste état de faits que je compte décrire, c’est qu’elle est dans la continuité de l’optimisation permanente de chaque chose de notre société, rendue obligatoire par la concurrence, la mondialisation, la communication et les réputations instantanées. Chaque objet, vêtement, battement de cil, chaque personne, qui a droit à son quart d’heure de gloire, chaque déclaration, chaque geste, chaque recoin de nos appartements, de nos cultures, de nos personnalités, de notre intimité, est à optimiser. Et comme nos démocraties libérales l’ont bien compris, nous n’avons qu’une seule vie : celle-ci n’est plus devenue qu’une longue course à l’optimisation, qu’un long CV, qu’un long profil pour site de rencontres à optimiser. Chaque publicité, qui est un visage d’une entreprise, se doit d’être de même optimisée, de promettre de même la perfection ultime, pour l’objet, pour les conséquences que son achat aura sur notre vie, sur notre libido, sur notre gueule, sur notre chien. Mais là n’est pas la question.
Le mensonge et le vol de valeurs généralisés
Quoique. C’est en fait bien là qu’est la question : sur nos murs, x fois par jour, nous voyons la perfection. Une perfection. Une perfection sans gros sans moches sans poils sans tristesse et sans échec. La publicité est un mensonge, et un mensonge qui, outre frustrer et culpabiliser (je n’aborderai pas ces sujets), déforme voire occulte le politique. Déforme voire occulte la réalité. Nos murs devraient être dédiés à la réalité. Or seuls les artistes et journalistes n’ont aujourd’hui aucun intérêt pécuniaire à déformer la réalité et le politique. Sur nos murs comme à la télévision et la radio, ce sont eux qui devraient occuper la plus large place - afin que dans nos esprits aussi, la réalité et le politique occupent la plus large place. Pourquoi nos murs, qui nous appartiennent plus que la radio et la télé, ne seraient pas soumis aux mêmes impératifs ?
Le mensonge de la publicité va plus loin, bien plus loin. En publicité, soit le produit lui-même est la raison du bonheur de l’individu, soit le bonheur vient d’ailleurs, et le produit conditionne ce bonheur. Cet ailleurs est choisi par pur populisme (c’est-à-dire selon le plus petit dénominateur commun) : amour, libido, famille, amitié, épanouissement professionnel et / ou social.
Montrer donc ces gens ainsi heureux est immensément réducteur. En dehors de ces valeurs, l’individu dépeint par la publicité n’est que consommateur. Et la société avec lui, n’est que productrice et consommatrice.
Mais surtout l’objet à vendre, s’il n’est la cause, ou la condition, est donc l’accompagnateur privilégié du bonheur. C’est ici que la publicité est la plus odieuse. Qui donc laisse des marques s’approprier de telles valeurs ? « La vie. La vraie » (« Ma vie. Ma carte »). Comment des entreprises, sur qui nous n’avons en aucun cas eu notre mot à dire, se donnent-elles le droit d’en appeler à la vie, la liberté, l’épanouissement, l’amour ! On peut tout vendre, en faisant appel à « la vie », mais on peut aussi tout faire, tout faire croire, tout faire oublier.
Il n’y a ici aucune théorie du complot : les entreprises n’utilisent pas ces valeurs pour transformer insidieusement la société en machine à consommer, et nos « Vies. Les vraies » en caddies de supermarché. Et d’ailleurs, personne n’est dupe ! Mais si personne n’est dupe, alors pourquoi continue-t-on cette aberration ? Pourquoi ne laisse-t-on pas la vie là où elle est, et l’amour, et la beauté, et la famille ? Ce n’est pas un complot machiavélique, c’est un triste abandon général de nos plus belles valeurs, les plus universelles et les plus intimes, à des acteurs de l’économie qui, sans divaguer sur leur morale, n’ont juste rien à faire avec tout ceci.
La consommation dans chaque recoin de l’esprit
Au-delà de la tristesse de la société dans laquelle on nous plonge, tout devient grave dès lors que la publicité en fait appel à ces valeurs. Lier l’achat à « la vie » (et d’autant plus si c’est « la vraie »), c’est étendre l’acte d’achat à des dimensions psychologiques, sociales, morales qui n’ont aucun rapport... et là est le travail de la pub. Faire de votre achat autre chose qu’un achat : une réussite, une arme, une preuve, une source d’amour, que sais-je encore. C’est pourtant faux... Enfin, j’ose encore l’espérer.
De plus, en liant l’acte d’achat, la possession, la jouissance d’un produit à des individus dans n’importe quel lieu, acte, position, situation, la publicité fait entrer le marché partout, tout le temps dans nos vies. Et effectivement, c’est vrai : personne ne fait quoi que ce soit sans un objet, qui provient du marché. Enfin, c’est vrai... Serait-ce vrai sans la publicité ?
Que dis-je, sans la publicité... Je n’appelle pas à son extinction. J’en appelle à une nouvelle forme d’information des nouveautés qu’offre le marché (oui c’est son seul rôle, normalement ; rappelez-vous en la prochaine fois que vous prenez le métro). Peut-être cette forme serait trouvée si un débat républicain avait un jour lieu sur la publicité - ne rêvons pas trop. Car je me dois de le répéter, tant l’amalgame est fait : je ne rêve pas de l’abolition de la publicité, mais d’une annonce de l’offre qui ne parle que du produit, de ses caractéristiques, et laisse le reste à nos réflexions tranquilles.
Les gens sont heureux
Les gens aiment (l’amour, encore une valeur...) leur produit ; qui, d’ailleurs, les aime en retour, et leur permet d’aimer... C’est un peu loin de la vérité : l’objectif d’un produit est d’être vendu le plus cher au plus grand nombre, et de durer le moins longtemps ; il n’en a rien à faire de votre vie, de votre amour, votre libido, vos amis, votre épanouissement professionnel. Il n’est pas vraiment aimable, ni aimant, ce produit... Et d’ailleurs l’individu non plus ; lorsqu’il vit sa vie, jouit de son amour, de sa libido, de ses amis, il n’en a rien à faire de ses derniers achats ! Alors pourquoi présente-t-on nos vies ainsi ? Pourquoi ce mensonge ?
Il est temps de comprendre que le mouvement anti-pub n’est pas (toujours) un ras-le-bol contre la consommation, contre le marché, contre les échecs du capitalisme, contre son immoralité. Il est temps de cesser de le réduire à l’altermondialisme, à la lutte anticapitaliste, de faire des amalgames entre ses partisans et les faucheurs d’OGM, les "décroissantistes" ou autres anarchistes anti-G8, même s’ils se rejoignent souvent. Il serait temps de lui offrir enfin des réponses, une argumentation digne de ce nom. Il serait temps de remarquer que c’est un mouvement complexe et multiple. Il y’a notamment des océans de pensée entre « Le journal de la décroissance » et « Révolte consommée », en passant par Le Canard enchaîné.
Pour ma part c’est le mensonge généralisé, accepté, légalisé, promu même, cette pollution, cette aberration ayant pignon sur rue et qui décore nos murs et nos esprits que je regrette. Ce mensonge se fait sous couvert de la séduction, de l’autodéfense des entreprises, de leur besoin pragmatique de survivre ; or dois-je rappeler que même sans la pub nous ferions quand même quelque chose de notre argent, tout notre argent ?
Gregory Kapustin
16 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON