Le 18 mars de Jean-Luc Mélenchon (2)
Cette tribune fait suite à celle-ci, publiée mardi 13 mars.
"Mettez la couleur rouge à la mode"
Une grappe de ballons rouges s'est envolée très haut dans le ciel de traîne. Ils éclateront bientôt sous les nuages gris, loin au-dessus de la colonne de Juillet où se sont juchés plusieurs dizaines de manifestants.
La Bastille est presque lugubre en cette fin d'après-midi. Le jour baisse déjà, la nuit n'est pas si loin. C'est le seul temps qu'on puisse imaginer quand on pense à 1789, à Danton, à Robespierre, le seul qu'il peut faire un 30 Ventôse à Paris... Un ciel lourd, hostile, pas du tout serein. Un printemps aigre, pas remis de l'hiver, presque chagrin. La place est rouge de monde. Il y a une houle de drapeaux qui s'agitent sur les crêtes de la foule.
Le génie doré ne respire plus le même air que d'habitude ; l'ambiance des rues est changée, la ville est silencieuse : elle devient pour une heure ou deux le décor du théâtre de l'Histoire... Un parfum de 1848 flotte dans l'air. Le passé revient, l'esprit de Vallès flotte sur la foule. On s'arrache un temps à l'instantané du présent. La Bastille est une Commune.
Mélenchon apparaît sur les écrans géants : il a une vraie gueule d'atmosphère, et une atmosphère chargée ! Il parle par sentences brèves ; il expectore des propositions frappantes, directes. Il n'a gardé que l'essentiel. Il ne nous sert pas un discours fleuve, juste l'essentiel de ce que serait une consistante pour la VIe République. Très pédagogue, il resitue bien dans quel espace et quel temps nous nous situons : la Bastille de 1789, le 18 Mars des insurgés de 1874... Ses accents hugoliens qui ont quelque chose de suranné et en même temps de réjouissants. C'est ce lyrisme d'un autre siècle qui a de quoi ringardiser les discours compassés des autres candidats. Eux parlent comme des experts du FMI, avec un peu d'emballage pour faire passer la pilule. Ils sont souriants ou agressifs, mais résignés, fades, superficiels...
On a tellement parlé de Jaurès depuis cinq ans ; le tempêtueux orateur a été si caricaturé qu'il était bon que le ton de sa colère se fasse vraiment entendre. Aujourd'hui, le peuple, il a des smartphones ; il tweete et prend des photos au jugé. Lui parler comme au 19e siècle n'est pourtant pas si incongru, puisque les années 1850, on est lentement en train d'y revenir, par glissements successifs dans la droitisation sociale... Dans une société qui ne croit plus trop en rien, le discours du candidat du Front de Gauche est franchement idéologique, sans détour. C'est mieux que l'idéologie cachée, non-assumée avec laquelle on nous bassine depuis des décennies. Mélenchon l'a dit : taxer à 100% les revenus au-delà de 360000€ par an est un choix idéologique. Il peut se discuter, et il se présente comme tel. Pas comme une obligation, comme une mesure "réaliste" en ces temps de dureté économique. Or, la politique, c'est bien faire des choix. Le Front de Gauche est le seul qui se présente comme un choix, pas comme la solution à tous les problèmes et la seule voie possible... La Gauche est du côté de la nécessité historique parce qu'elle admet la contingence de sa position et l'improbabilité de ses victoires.
L'axe Nation-Bastille
Il ne faudrait pas que nous soyons juste venus écouter un leader, si charismatique soit-il... "C'est nous qui" -comme le scande Mélenchon - "c'est nous qui" devons nous constituer en tenants de ce discours. C'est le nôtre, pas celui du tribun ! Plus encore : la République doit (re)commencer dans les coeurs : inutile de changer les institutions si on ne change pas les aspirations des citoyens. Arrêtez de demander aux autres plus de démocratie... Elle est si vraie l'idée qu'on n'a que les dirigeants que l'on mérite... Le Président actuel, les gens l'ont voulu, ils ont trouvé acceptable de l'élire ; ils ont envié son luxe, sa réussite, sa gnaque, son volontarisme brouillon ; ils ont aimé écouter les bonnes raisons de se soumettre qu'ils nous assénait chaque jour. Ils ont joui de cette vulgarité qui décomplexe tant de monde, du relâchement qu'il s'autorisait. Par-dessus tout, ils ont aimé cette cupidité franchement assumée. Personne n'a pu s'y tromper. Les plus bas instincts sont infaillibles.
Face à ce laisser-aller répugnant, le retour au nationalisme a servi de fausse solution. Soumission par l'Etat, soumission par les marchés... En même temps, laisser plus longtemps la gauche dénigrer l'attachement à la nation et au pays devenait intenable. Le gauchisme a trouvé sa limite. La vérité est peut-être dure à entendre aux yeux de certains, mais le modèle libéral-libertaire, la majorité des gens n'en veut tout simplement pas ! On n'a pas à culpabiliser les Français d'aimer leur pays... Il faut que la gauche ose le dire. Elle l'a déjà compris parce qu'elle sait qu'on a laissé trop longtemps la Nation aux admirateurs de Jeanne d'Arc... Il faut le redire : l'axe Nation-Bastille est intégralement de gauche.
Mélenchon a osé être patriote car il a bien vu que le rejet pur et simple du thème de la Nation était intenable. La Nation est la fille de la Révolution ; on ne pouvait la laisser à l'extrême-droite. Cependant, nous ne devrions pas -je le dis à toutes fins utiles - nous griser trop vite de la France terre des Lumières et des droits de l'homme. Mélenchon a bien dit, lors d'une interview télé, qu'il voulait la France dans plus d'un seul pays...
Le 18 mars de Rafael Correa
Si nous ne voulons pas retomber dans la patriotardise, il faut aussi regarder ce que nous en avons fait, des belles idées françaises de 1789... Nous avons un peu oublié de nous en servir chez nous, des idées de nation, d'indépendance de la République. La France, la belle la rebelle, elle a un peu trop fait le tapin en bonne phrygien pour les banquiers-maquereaux... On dirait que la résistance à la française se porte mieux ailleurs dans le monde. Je m'explique. Qui a déclaré, le 12 décembre 2008 :
J'ai donné l'ordre de ne pas payer les intérêts. Le pays est donc en défaut sur sa dette extérieure. Nous savons qui nous affrontons, de véritables monstres qui n'hésiteront pas à tenter d'écraser le pays, mais je ne pouvais pas permettre qu'on continue à payer une dette immorale et illégitime. En tant que président de la République, j'en assume toute la responsabilité.
Rafael Correa, président de la République d'Équateur.
Enfin un économiste qui sert à autre chose qu'à tracer de beaux graphiques et des diagrammes de prévision de croissance ! Lui, il a carrément pris la courbe de la dette et l'a brisée sur sa cuisse. Il a viré sans ménagement les tristes sires des agences de notation : il les a renvoyés se faire voir à Washington... Les mecs sont repartis avec leurs dettes sous le bras, l'histogramme entre les jambes... Rafael a taclé Goliath. Le peuple uni a venu, il a vu, il a vaincu. L'exemple a depuis été repris par le Paraguay. Corréa est aussi celui qui a fait son propre 18 mars, il y a déjà cinq ans de cela, en 2007, convoquant pour ce jour-anniversaire une assemblée constituante. Il n'a pas de leçons à recevoir de nous, ce serait même le contraire... La France, DOM-TOM de l'Equateur. Paris, banlieue de Guayaquil ! Demandons-lui donc, à Rafael Correa, de nous envoyer de la bonne France belle et rebelle, en colis recommandé, avec un timbre des tropiques : on est un peu à court chez nous... Ce qu'il a fait chez lui, nous ne serions donc pas en mesure de le faire ? Allons donc ! S'il le faut, on changera le pays, on ira s'installer en Guyane, on fera de Cayenne notre capitale, mais on arrivera bien à dénoncer cette dette !
Disons-leur franchement, à ces vampires dans leurs cabinets d'experts : nous les accusons de vivre à nos crochets ! Si on dit non, que voulez-vous qu'ils fassent ?... Nous dégrader notre note ? Convaincre les Américains de nous bombarder ? Vous seriez étonnés à quel point on peut se défaire facilement d'un oppresseur, juste en lui disant non. Généralement, le mec n'en revient pas. Il est tellement habitué à votre soumission, il n'est pas préparé. Il se retrouve tout couillon, bouche bée...
Le coeur à gauche
Bastille : les dizaines de milliers de personnes réunies forment une grande assemblée compacte, presque un hémicycle en plein air. On a formé le pack : on va jouer viril mais correct, agresssif dans le bon sens du terme.
Etrange, vu ce que le pays a souffert, que la révolte ne gronde pas davantage... C'est bien vrai aussi que la misère ne pousse pas au soulèvement : on ne va pas se battre quand tout va mal, qu'on est au fond du trou. Alors, on n'ose même plus se plaindre, on essaie d'abord de s'en sortir. On ne se sent même plus digne de se révolter. C'est l'accablement. C'est quand ça commence à aller un peu mieux, que les gens peuvent un peu sortir la tête de l'eau qu'ils voient que le monde est devenu trop laid. Et c'est là qu'ils sont en mesure de se changer et d'exiger que le monde change...
La gauche peut relever la tête. Sans crier victoire trop vite. Car une impasse l'attend : la réduction de la gauche à la politique politicienne... Il ne faut plus que la gauche se condamne à l'alternative : centrisme de compromission ou ghettos de l'extrême-gauche. Les mesures de LO ou du NPA peuvent paraître sympathiques ; elle peuvent faire rêver les étudiants, mais elles consistent juste à en demander toujours plus, toujours trop et à accuser ensuite les gouvernants en place de ne pas pouvoir satisfaire ces demandes. Il y a quelque chose d'un peu facile à réclamer l'impossible et à accuser ensuite la politique de ne pas être à la hauteur. C'est une manière facile de rester dans la pureté révolutionnaire. Ce radicalisme insatiable a les mains propres, mais il n'a pas de mains, comme dirait Péguy. Il nous laisse finalement dans la même deresponsabilisation que les autres idéologies de renoncement.
Cette attitude n'est pas propre à l'extrême-gauche, du reste. Je ne veux pas la prendre seule pour contre-modèle. Cette atittude consistant à se décharger sur autrui de la responsabilité de satisfaire des demandes irréalistes, c'est presque chacun de nous qui la reproduit.
On peut toujours en demander tant qu'on voudra au politique, si la société dans son ensemble, si chaque individu ne change pas de mode de vie, on n'arrivera à rien. Il faut repartir de la base, bien plus que ne le dit l'extrême-gauche. Il ne faut pas attendre des activistes politiques qu'ils s'activent pour nous. Cela signifie que les propositions du FdG resteront lettre morte si on ne compte que sur les hommes politiques pour changer l'état du pays. Il faut que le socle soit solide pour qu'on puisse bâtir dessus, et c'est cela le peuple.
Prenez le pouvoir !
De l'audace, de l'audace, c'est de ça qu'on a besoin !
N'attendez pas que le gauche arrive au pouvoir pour appliquer son programme.
N'attendez pas qu'on mette en route la lourde machine de la planification écologique, sans quoi vous serez guidés dans vos choix par des technocrates bienveillants, surtout compétents pour inventer de nouvelles taxes. Commencez déjà par vous demander ce que vous avez changé dans vos habitudes récemment. Arrêtez d'exiger des autres cent fois plus que ce que vous pouvez faire. A l'inverse : si vous pouvez le faire, pourquoi pas les autres ? Quand on veut laisser son voisin s'y mettre en premier, on lui prête le don de tout changer ; quand on désespère de lui servir d'exemple, on le croit soudain incapable de rien faire. Drôle de manière de raisonner...
Ne demandez pas la parité si vous pensez que les bonnes femmes ne peuvent pas faire le boulot correctement.
Ne prenez pas les riches pour des boucs-émissaires si vous continuez à rêver secrètement d'être comme eux. Ne rêvez plus de gagner au loto.
N'applaudissez pas trop vite à l'euthanasie assistée si, au cas où vous seriez dans une agonie insupportable, vous trouveriez scandaleux d'y faire appel ou si vous la refusiez pour un membre de votre famille.
Commencez maintenant, dit Thoreau, les réformes que vous voulez voir à l'oeuvre dans le monde.
Nos beaux principes de vertu ne vont-ils pas souvent de pair avec une attirance inavouable pour le vice ? La plupart des hommes ne sont justes, dit Platon, que parce qu'ils n'ont pas les moyens de leur injustice. Ce sont ces gens-là qui prophèrent des condamnations verbales contre les financiers, spéculateurs et profiteurs, et qui ne seraient pas si forts en gueule si on leur permettait de jouer comme des gosses avec les cours du blé...
Pour le dire encore plus simplement : vous pouvez bien souhaiter l'élection de Mélenchon, mais sachez que moins vous serez prêts à changer, plus le politique devra vous imposer par la contrainte ce qu'ils vous a promis... N'attendez donc pas que Mélenchon soit élu pour réaliser ses promesses -sans quoi elles n'engageront que vous... Lorsque, dans deux mois, nous allons vraisemblablement en reprendre pour cinq ans de libéralisme plus ou moins saupoudré de mesures sociétales -voilà mon maudit pessimisme qui me reprend- il faudra voir à quel point on pourra encaisser leurs mesures. Il faut s'immuniser au social-libéralisme, à l'élitisme, aux appétits de jouissances (les gros appétits si bien décrits par Zola), aux désirs insatiables pour lesquels on a tant bradé la fraternité. Et pour ça, il faut changer de comportement, sans attendre que des docteurs en éthique viennent vous expliquer comment faire. Allez, Français, encore un effort pour prendre le pouvoir !
Le murmure du peuple
Le 18 mars doit d'abordêtre le nom d'une insurrection des coeurs, c'est vrai. L'adhésion rationnelle ne produit pas d'attachement durable. Vous n'aimez longtemps que ce qui vous émeut. Le 18 mars doit être le point de départ d'un élan qui se prolonge et s'amplifie, si vous ne voulez pas qu'il soit juste une récréation avant le retour à la triste réalité : Bruxelles, l'OMC, FMI. L'émotion collective lance la danse et la raison prendra le relais ensuite. Il sera vite temps d'en user, c'est vrai, pour y voir clair dans ce qu'il faut changer. En commençant par soi.
Le nerf de la guerre à mener contre soi, c'est l'argent... C'est-à-dire l'argent qui rend cupide et résigné, moutonnier et satisfait. L'argent accepté comme une valeur suprême, comme une vraie fatalité. Ne croyez pas être de gauche si votre coeur ne bat plus qu'à l'unisson de celui des chroniqueurs économiques. Eteignez télé et radio, le matin, le soir, aux heures de grandes écoutes. L'audimat est de droite ! (La gauche n'existe dans les médias que dans le creux de la journée, ou très tard la nuit...)
Si la gauche n'est pas le front du refus de la fatalité et de la cupidité, ce qu'elle historiquement elle a toujours été, alors le 18 mars est mort au petit lundi matin du 19. Il appartient à chacun d'en décider. Mélenchon ne peut être que l'occasion pour la volonté générale de s'exercer à nouveau. N'attendez pas que des militants viennent vous solliciter. Les partis divisent, disait Rousseau... Laissons les hommes politiques nous gouverner mais pas nous diriger : ils sont là pour tenir le cap, pas pour le fixer.
Et si vous vous dites : "mais comment je peux faire ? Je ne suis pas compétent... A quoi bon changer si rien ne change autour de moi ? C'est bien joli mais qui me dit que les autres vont faire pareil ?", alors vous êtes mal parti et au fond, vous n'avez pas envie de changer. Rassurez-vous : il y a plein d'autres candidats qui sont là pour les gens comme vous...
Pour ses meetings, Mélenchon a demandé qu'on ne crie pas son nom, mais "résistance". Il a fait de son mieux pour ne pas se comporter en séducteur. Les plus malins me répondront que le refus de séduire est une forme de séduction supérieure. Je leur répondrai qu'il faut prendre Mélenchon au pied de la lettre et se préparer à lui en remontrer... Le faire halluciner ! Ne rien relâcher ! Que le bruit et la fureur populaires ne soient pas un grognement ; que rumeurs et murmures soient chargés de poudre, pas de rancunes et de résignations.
Si demain, nous ne nous sommes pas disposés à résister, nous n'aurons plus qu'à invoquer le nom d'un quelconque personnage providentiel, pour en faire notre nouveau papa-président chéri. Ou bien même nous taire et rentrer chez nous, dans le silence de nos pantoufles. Les belles promesses n'auront plus qu'à s'envoler très haut dans le ciel des idées, où elles éclateront dans l'indifférence générale, au ciel lugubre d'un monde repeint en gris.
Photo : Le ballon-rouge (1956), moyen-métrage d'Albert Lamorisse
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