Le blues du pilote de drone tueur
"Guerre asymétrique" nous bassine-t-on depuis des année maintenant. En réalité un bel euphémisme, cachant les bombardements massifs de civils, la plupart du temps, par des bombardiers géants type B-1B ou B-2, capable d'emporter pour le premier cité plus de 56,7 tonnes d'armement maximum sur 214,6 (les soutes et les containers extérieurs pleins à ras bords). De quoi raser des villages entiers en une seule passe (*). Mais il y a une autre technique employée depuis pour se débarrasser de l'adversaire : celle du tir de drone, le plus souvent de missiles dévastateurs, car thermobariques, dont les effets sont terribles. Et là encore un euphémisme, car cela se résume en fait à des assassinats ciblés, pourtant interdits par une commission américaine réunie en 1976 à la suite de la vague d'attentats commise par la CIA en amérique du sud et dans le monde (en Afrique, avec celui de Patrice Lumumba, dont on reparlera en 2013). Ces massacres à distance, dont Barack Obama a augmenté sérieusement le nombre, sont l'objet aujourd'hui de questionnements divers, l'un d'entre eux n'étant pas le moindre : hier, un pilote à distance de ce genre d'engin a fait une bien étrange confession, relatée par Courrier International, reprenant le témoignage original fait au Der Spiegel allemand. Massacrer des enfants à distance, certains militaires US ne le supportent plus, visiblement.
L'homme s'appelle Brandon Bryant, il a 27 ans et il vient de jeter un beau pavé dans la mare en révélant à la presse ses états d'âme. Il sont symptomatiques : après la "guerre propre" vendu lors de l'offensive Desert Storm, qui dissimulait des massacres de masse, voilà que la "guerre invisible" se montre être la même chose selon lui. Son témoignage est... sans appel, raconte aujourd'hui Courrier International en se basant sur Der Spiegel. Cela commence par la description de son lieu de travail, un container muni de l'air conditionné, de plusieurs écrans et deux fauteuilsplutôt moelleux. La guerre tout confort, vu de ce côté-là :
"pendant plus de cinq ans, Brandon Bryant a travaillé dans un container allongé de la taille d’une caravane, sans fenêtres, à température constante de 17 °C, et dont la porte était condamnée par mesure de sécurité. Devant les yeux de Brandon et de ses collègues scintillaient quatorze écrans. Sous leurs doigts, quatre claviers. Il suffisait que Brandon presse un bouton au Nouveau-Mexique pour qu’un homme meure à l’autre bout de la planète. " La guerre, version new-style.
Et puis, un jour, le manipulateur à distance de drones Brandon a eu le blues, en sortant de son container. Ce qu'il venait de re-visionner, dans cette guerre filmée de bout en bout et dont on ne voit que quelques images, l'avait révulsé. On ne vomit pas, pour sûr, dans le "cokpit" des drones. Mais on a les trippes à l'air, parfois, quand on se rend compte sur quoi on vient de tirer : "Brandon était l’un d’entre eux. Il se souvient très précisément des huit que décrivait le Predator dans le ciel afghan, à plus de 10 000 kilomètres de l’endroit où il se trouvait. Dans le réticule du drone, une maison aplatie en terre, avec une étable pour les chèvres, se rappelle-t-il.
Lorsque l’ordre de faire feu tombe, Brandon presse un bouton de la main gauche, “marque” le toit au laser, et le pilote assis à côté de lui déclenche le tir à l’aide d’un joystick. Le drone lance un missile de type Hellfire. Il reste alors seize secondes avant l’impact. “Les secondes s’écoulent au ralenti”, se souvient Brandon aujourd’hui. Enregistrées au moyen d’une caméra infrarouge orientée vers le sol, les images sont transmises par satellite et apparaissent sur son moniteur avec un décalage de deux à cinq secondes. Plus que sept secondes, pas l’ombre d’un humain. A cet instant, Brandon aurait encore pu détourner le missile roquette. Trois secondes. Brandon scrute le moindre pixel sur l’écran. Soudain, un enfant qui court à l’angle de la maison. Au moment de l’impact, le monde virtuel de Brandon et le monde réel d’un village situé entre Baghlan et Mazar-e Charif se télescopent. Brandon voit une lueur sur l’écran – l’explosion. Des pans du bâtiment s’écroulent. L’enfant a disparu. Brandon a l’estomac noué". Aurait-il commis une bavure ? L'irréparable ? Les images sont là, hélas, pour le lui confirmer.
“On vient de tuer le gamin ?” demande-t-il à son collègue assis à côté. “Je crois que c’était un gamin”, lui répond le pilote. “C’était un gamin ?” continuent-ils de s’interroger dans la fenêtre de messagerie instantanée qui s’affiche sur leur écran. C’est alors que quelqu’un qu’ils ne connaissent pas intervient, quelqu’un qui se trouve quelque part dans un poste de commandement de l’armée et qui a suivi leur attaque : “Non, c’était un chien.” Ils se repassent l’enregistrement une nouvelle fois. Un chien sur deux jambes ? Lorsque Brandon Bryant sort de son container ce jour-là, le cœur de l’Amérique profonde s’étale devant lui : l’herbe drue de la steppe à perte de vue, des champs, l’odeur du lisier. A intervalles de quelques secondes, la tour de radar de la base de Cannon [au Nouveau-Mexique] de l’US Air Force projette un éclair dans le crépuscule. Une guerre est en cours."
C'était bien un gamin et ce jour-là la vie de Brandon Bryant, a basculé. De militaire, le voilà meurtrier d'enfants. Avec une hiérarchie qui, en tentant de faire d'un enfant un chien, tentait ostensiblement de minimiser les erreurs, comme lorsque Dick Cheney était venu raconter que des enfants réfugiés dans un abri en Irak avaient été placés-là sciemment pour "couvrir" un lieu de communication irakein dont l'existence n'a jamais pu être prouvée (voir l'article sur le décès de l'organisateur de Desert Storm). Ce jour-là, le jeune pilote qui avait commencé sa carrière de pilote de drones à 21 ans à peine, après 6 années passées à viser à distance des cibles désignées par ses supérieurs ou la CIA en avait eu assez. L'enfant volatilisé devant ses yeux par le missile Hellfire qu'il avait lui-même actionné était la victime de trop, pour lui. Un traumatisme trop pesant, désormais.
Surtout que notre soldat n'avait pas vraiment la vocation au départ ; et qu'il avait saisi l'opportunité de devenir pilote de drone au hasard, en quelque sorte comme un autre "job" dans une Amérique en proie elle aussi au chômage rampant : "Bryant a rejoint l'armée par accident quand il a accompagné un ami qui a été enrôlé dans l'armée et entendu qu'il ne pouvait aller à l'université gratuitement, s'il s'engageait à l'US Air Force. Il a excellé dans ses études et a été affecté à une unité de collecte de renseignements où il a bientôt appris à contrôler les caméras et les lasers sur un drone, pour analyser des images au sol, les cartes et les données météorologiques. "C'était en fait un opérateur des capteurs, l'équivalent de co-pilote, et à seulement 20 a volé sa première mission en Irak - assis dans la sécurité d'une salle de contrôle dans le Nevada". Il avait été vite mis dans le bain : "mais cela à commencé à faire sentir ses effets immédiatement. La première fois qu'il a tiré un missile, il a tué deux hommes immédiatement et a pleuré sur le chemin du retour. « Je me suis senti déconnecté de l'humanité pendant presque une semaine, dit-il". Devenir Dieu et avoir le pouvoir d'ôter la vie en quelque secondes sans être pris de remords, l'armée américaine ne l'apprend pas à ses jeunes recrues, considérées au même stade que leur environnement : du matériel, devenus des presse-boutons.
Ce qu'avait judicieusement décrit un grand observateur de cette déshumanisation des guerres récentes qu'est.... Paul Virilio : "La désintégration de la personnalité du guerrier est à un stade très avancé. En levant les yeux, il voit l'affichage numérique (opto-électronique ou holographique) du collimateur pare-brise, en regardant vers le bas, l'écran du radar, l'ordinateur de bord, la radio et l'écran vidéo, ce qui lui permet de suivre le terrain avec ses quatre ou cinq cibles simultanées, et de surveiller ses missiles Sidewinder à navigation autonome dirigés par une caméra ou un système de guidage infra-rouge. Cependant, cette guerre des ondes a quelques inconvénients majeurs, comme le dit le colonel Broughton, un pilote de F-105 Thunderchief au Vietnam, qui l'a ainsi expliqué : les alertes radios était vraiment massives à cette époque - en fait, elle était si denses avec toutes les Mig et les Sam, les avertissements, et tout le monde qui criait les directions et les commandes qu'il était presque impossible d'interpréter ce qui se passait. Le projectile qui détruit, n'est plus qu'une image ou une « signature » sur un écran, et l'image de télévision est un projectile à ultrasons propagent à la vitesse de la lumière.
La projection ancienne de la balistique a été remplacé par la projection de la lumière, de l'œil électronique de guidée ou la "vidéo" des missiles" (...) En 1974, stimulée par la crise du pétrole, ce processus de déréalisation a acquis des proportions fantastiques avec le boom des vols militaires et les simulateurs de combat, qui a effectivement pris la place de l'ancien "home trainer". Un Virilio capable d'expliquer les crises métaphysiques qui secouent les militaires de retour de conflits récents, où on leur a demandé de faire des choses pour lesquelles ils n'avaient pas du tout été préparéss psychologiquement, à une époque où les programmes télévisés s'épanchent en sensibleries diverses (c'est fou ce qu'on pleure en direct dans les shows américains !) : On ne peut pas comprendre la terreur sans comprendre la vitesse, l'affolement, le fait qu'on soit pris de vitesse, occupés par une information. Pour cela, la phrase d'Hannah Arendt est capitale : « La terreur est l'accomplissement de la loi du mouvement ». C'est ce qui se passe en ce moment à travers l'accélération de l'information, qu'il s'agisse de l'effondrement du World trade center, du krach boursier, de la tempête Xynthia ou de la coupe du monde de football, ..., nous vivons une synchronisation de l'émotion, une mondialisation des affects. Au même moment, à l'échelle de la planète, on peut ressentir la même terreur, la même inquiétude pour l'avenir ou ressentir la même passion.
C'est quand même incroyable. Ce qui me porte à croire que nous sommes passés de la standardisation des opinions -rendue possible grâce à la liberté de la presse- à la synchronisation des émotions. La communauté d'émotion domine désormais les communautés d'intérêt des classes sociales qui définissaient la gauche et la droite en politique, par exemple. Nos sociétés vivaient sur une communauté d'intérêt, elles vivent désormais un communisme des affects." Des affects non touchés par les images d'enfants déchiquetés, ou de femmes massacrées à la mitrailleuse d'Apache, l'armée empêchant toute communication en ce sens. On aurait révélé ses images atroces, le mouvement anti-guerre contre l'Irak ou l'Afghanistan aurait pu prendre l'ampleur de celui de 1969, par exemple aux Etats-Unis. Mais la chappe de plomb de l'omerta sur les crimes de guerre commis n'a jamais été aussi lourde, aux USA. L'effarant nombre de tués des drones n'est jamais apparu sur les écrans US. A la place, on diffusera plutôt les épisodes de "Generation Kill".... pour rassurer les masses. Hollywod, tant apprécié des fêlées...(**) genre "Desparate GI" ....des GI filmés dans les décors d'entraînements de l'armée US.
Les dégâts sont là, en tout cas ; connus et même chiffrés : le 11 août 2011, le Telegraph anglais annonçait qu'un rapport avait répertorié 168 enfants tués par des attaques de drones sur les 775 civils tués parmi les 2275 victimes de toutes le attaques ces 7 dernières années, rappelant le massacre d'une madrassah en 2006 ayant tué 69 enfants d'un coup. Un second rapport de 2012, effectué à la suite des enquêtes menées par deux universités US, celles de Stanford et de New York expliquait combien la campagne d'assassinats ciblés était dangereuse pour l'image de marque des USA à l'étranger. Les chiffres cités étant les mêmes à peu près, reprenant l'enquête affirmant que de juin 2004 au milieu de septembre 2012, les drones avaient tué entre 2,562 et 3,325 personnes au Palistan dont 474 sur 881 étaient des civils et parmi eux 176 enfants. L'article expliquant les conséquences des attaques et surtout des doubles tirs, ceux faits sur les secours apportés après une première attaque, ou la désaffection des enfants de l'école après des tirs, soit sur les écoles, soit sur le chemin de l'école... voir lors des funérailles consécutives à des attaques. Chiffres ou pas chiffres, les drones sont bien présents, indiquait Wired en septembre dernier encore. Et les opérations de désinformation pour en minimiser les dégâts civils aussi.
Pour réussir à continuer une telle campagne, il aura donc fallu plusieurs choses, la première étant de faire tirer les drones par des contractuels civils, engagés momentanément par des militaires, ce qu'on appelle bel et bien des mercenaires : ce sont les gens de Blackwater qui chargaient les drones de missiles Hellfire, comme on a pu le vérifier sur des photos (voir ci-contre), ensuite de déléguer à la seule CIA la responsabilité des tirs, de manière à ne pas montrer à l'extérieur de noms de cibles ou d'individus à supprimer (le "secret" étant si pratique !), et ensuite venir... mentir, devant les caméras, sur les prétendus objectifs militaires, ce qu'a fait Barack Obama, sans beaucoup sourciller ; malgré des rapports affligeants affirmant le contraire : "la campagne de drones de la CIA au Pakistan a tué des dizaines de civils qui s'étaient rendus à aider en sauvetage les victimes, ou assistaient à des funérailles a révélé une enquête menée par le Sunday Times-. Les résultats sont publiés quelques jours après que le président Obama ait affirmé que la campagne de drones au Pakistan était « ciblée, des efforts ciblés » qui « n'ont pas causé un grand nombre de victimes civiles". S'exprimant publiquement pour la première fois sur les tirs de drones controversés de la CIA, Obama a en effet affirmé la semaine dernière qu'ils étaient utilisés sur des cibles strictement terroristes, en rejetant ce qu'il appelait « cette perception que nous ne faisons de l'envoi de tout un tas de tirs au hasard". Mais la recherche par le "Bureau" (du Sunday Times) a révélé que depuis qu'Obama a pris ses fonctions il y a trois ans, entre 282 et 535 civils ont été tués, selon un rapport jugé crédible, dont plus de 60 enfants. Une enquête de trois mois, y compris les rapports des témoins oculaires a trouvé la preuve qu'au moins 50 civils ont été tués dans les tirs qui ont suivi quand ils s'étaient rendus pour aider les victimes. Plus de 20 civils ont également été attaqués dans les attaques délibérées sur les funérailles. Ces tactiques ont été condamnés par les plus grands experts juridiques. Il ya eu 260 attaques par des prédateurs sans pilote ou Reapers au Pakistan par l'administration Obama - en moyenne une tous les quatre jours. Parce que les attaques sont menées par la CIA, aucune information n'est donnée sur le nombre de victimes". A l'époque, Obama avait même été soutenu par Joe Klein, l'éditorialiste du Time, supporter d'Hillary Clinton, qualifié par certains autres journalistes de "sociopathe".... en allant jusqu'à remettre en cause la mort constatée d'un enfant de quatre ans. "Nous devons tuer leurs enfants pour protéger les nôtres" était-il allé jusqu'à dire... révoltant un bon nombre de commentateurs.
L'Amérique ne peut aujourd'hui qu'être embarrassée par ce genre de témoignages de pilotes écœurés par ce qu'on leur a demandé de faire. Car lui revient en retour une habitude historique, à cette Amérique, en quelque sorte, rappellée ici crûment par Margaret Kimberley du Freedom Rider : "l'Amérique a une longue histoire de meurtres d'Etat , et ces meurtres n'excluaient pas les enfants. Les enfants indiens en ont été victimes partir du moment où les premiers Européens sont arrivés dans leur pays. Les Britanniques, les espagnols et les français ont apporté d'emblée la maladie, l'asservissement, aux premières nations américaines. Le 29 Novembre 1864, les troupes de la milice du Colorado a tué plus de 200 Arapahos et Cheyennes à Sand Creek. Les victimes étaient presque toutes des femmes, des enfants et des vieillards. Les témoignages des enfants parlent d'enfants abattus, d'un foetus retiré de sa mère et de scalps, et de mutilations de nombreuses victimes telles que le chef chef Cheyenne Antilope Blanche. « En plus de scalper les soldats lui ont coupé le nez, les oreilles, et les testicules - ces dernières pour en faire une blague à tabac ..." Revient alors en tête le film "Soldat Bleu", relatant ce massacre gratuit, un film qui, je me souviens bien, avait soulevé des haut-le-cœur dans la salle où j'étais allé le voir, à Lille en 1970. Un film fort, pour l'époque, alors peu encore habituée à voir ce côté des guerres indiennes.



29 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON