Le Brexit ? Ca m’excite
Je ne saurais prédire l’aboutissement final du Brexit, ou anticiper les résultats des négociations actuellement menées sous la houlette de Boris Johnson.
Encore moins savoir si elles resteront dans l’Histoire du Royaume-Uni comme le début d’un désastre, une Renaissance, ou encore si tout cela ne changera pas grand-chose.
En fait, la seule certitude est du domaine de l’anecdote.
En désavouant une partie de l’accord précédemment trouvé avec l’Union européenne, Boris Johnson a au moins réussi une chose :
Émerveiller les ravis du Frexit par procuration.
« Boris Johnson montre ses muscles », claironne Florian Philippot sur la chaîne You Tube Des Patriotes
En montrant qu’il est prêt à aller jusqu’au bout [NDR : une sortie sans accord, un « no deal »] Boris Johnson « prend l’ascendant sur Bruxelles », pontifie Laurent Pinsole sur son blogue.
Des commentaires martiaux, complètement à côté de la plaque, qui en disent plus long sur la décadence terminale du souverainisme à la française, après 30 ans d’échecs politiques, que sur la réalité du Brexit, du Royaume Uni et de l’Union européenne.
C’est tout le paradoxe du Brexit...
Le principal point bloquant n’a qu’un lointain rapport avec le Brexit en lui-même (ou la perversité supposée de l’Union européenne), il est totalement dû aux relations pour le moins conflictuelles qu’entretiennent les deux îles britanniques, depuis… plusieurs siècles.
Pour preuve, la question de l’Irlande du Nord était complètement absente de la campagne de 2016. Seul Tony Blair en avait (très tardivement) parlé, en indiquant que le Brexit pourrait remettre en cause les accords de paix du Vendredi Saint, qui organisent la vie politique nord-irlandaise depuis 1998.
Il se trouve que l’appartenance commune à l’UE des « deux Irlandes », en gommant la seule frontière terrestre du Royaume-Uni, rend possible un statut-quo entre « républicains » partisans d’une intégration dans la République d’Irlande, et « loyalistes » farouchement attachés au Royaume-Uni.
Il se trouve aussi que 20 années d’une paix précaire n’ont pas tellement apaisé la vie politique nord-irlandaise, qui est toujours polarisée autour des intransigeants des deux camps, DUP (loyalistes), et Sinn Fein (ancienne branche politique de l’IRA).
L’UE n’y est en vérité pour pas grand-chose, mais c’est ainsi.
Et c’est ainsi également qu’en touchant aux questions de souveraineté, et donc de frontières, le Brexit réactive un sujet « irlandais » pour le moins clivant.
...Amplifié par les hésitations des Britanniques…
Dans ces conditions, il n’y a pas 36 moyens de réaliser le Brexit :
soit on fait passer un premier le statut-quo nord-irlandais, et on réduit le Brexit à peu de choses, on temporise, on remet à plus tard.
Soit on impose une frontière avec la république d’Irlande, au risque de raviver les vieilles querelles.
Soit on instaure plus ou moins une frontière interne au Royaume-Uni, entre Irlande et Grande Bretagne.
L’option n°1 a été présentée par Thérésa May en 2019 avec son « backstop », qui conditionnait la mise en œuvre concrète du Brexit à un hypothétique futur accord sur l’Irlande, qui risquait fort de reculer plus le temps avançait.
Cette proposition n’a du son existence qu’à l’extrême division des Communes, et pas tellement à cause l’esprit de « trahison » intrinsèque de la Première Ministre, opportunément invoqué comme un mantra par les idéologues du Frexit par procuration.
Au reste, il est un peu facile de l’accabler à posteriori, elle qui soutenait effectivement un « remain » pragmatique (rester dans l’UE pour éviter des tracasseries peu utiles), lorsque les tenants conservateurs du « leave », qui auraient logiquement dû succéder à David Cameron après le référendum, ont passé leur tour en 2016. Mais bref.
En s’arrangeant avec les travaillistes pour imposer de nouvelles élections générales, le 7 juin 2017, le but était de faire correspondre la représentation parlementaire au résultat du référendum. La plus grande confusion en a finalement résulté :
Contre toute attente, les travaillistes, sous la direction de Jéremy Corbyn et de son impayable discours éludant le sujet (« Brexit or not Brexit, that’s not the question » si on peut dire), sortirent renforcés.
Et les conservateurs ne gardèrent la majorité qu’à la condition de s’allier … avec les 10 députés DUP d’Irlande du Nord.
Ligotée par cette Chambre introuvable, Thérésa May finit par soutenir un « leave » qui apparut comme une coquille vide et ne fut évidemment pas soutenu par les idéologues « pros », « antis » ou « autre part ».
Pour preuve là aussi que cette situation impossible ne devait pas grand-chose à la personne de Theresa May, la direction de Boris Johnson, à partir de juillet 2019, n’a mené à rien de plus que les 3 années précédentes, si ce n’est le constat réitéré d’une absence de majorité.
Seules les nouvelles élections, le 13 décembre 2019, ont débloqué la situation et accouché d’une majorité conservatrice déterminée à mener à bien le Brexit.
Pouvant gouverner sans l’appui des unionistes du DUP, relativement affaiblis, l’option n° 3 devenait envisageable.
...jusqu’aux faux-semblants actuels.
C’est ce que Boris Johnson avait accepté le 17 octobre 2019, avant de se raviser dernièrement, se rendant compte subitement compte de son caractère « intolérable » pour la souveraineté britannique. Rendez-vous compte : une frontière intérieure, imposée par Bruxelles…
Telle est aussi l’analyse de nos souverainistes en charentaises. Certes, certes…
Sauf que nous ne sommes pas comme en France, dans une République (qui se veut) « Une et Indivisible ». Nous sommes au Royaume-Uni, formé de 4 Nations, aux différences de statuts enracinées dans une histoire séculaire.
Il faut aussi rappeler que l’UE n’a pas d’administration propre, et fait donc appliquer son abondante réglementation par les États qui la composent. La frontière commerciale entre Irlande et Grande Bretagne sera donc en pratique à la charge de la bonne volonté des fonctionnaires britanniques, sans tutelle officielle de l’UE, Brexit oblige.
Jusqu’à quand l’État britannique résistera-t-il à la tentation de faire ce qu’il veut et de jouer avec le robinet au gré de ses intérêts ? Qui va savoir si le marché européen ne sera pas inondé de marchandises distribuées via l’Irlande, mais en réalité importées sans frein au Royaume Uni ? Qui aura réellement la responsabilité de ce fonctionnement ? Un tel principe ne porte-t-il pas les germes d’abus multiples ?
On est donc très, très loin d’un diktat de la Commission de Bruxelles. On est plutôt dans la poursuite d’une relation assez confiante. Peut-être trop…
En « menaçant » d’un « no deal », tout en répétant que ce n’est pas ce qu’il souhaite, Boris Johnson évoque surtout l’automobiliste qui fonce sur le véhicule d’en face, en espérant que l’autre se poussera au dernier moment.
Une sortie sans accord serait très probablement négative, mais négative pour tout le monde. On veut bien croire qu’un Royaume-Uni délié de l’UE nouera des partenariats fructueux avec tous les autres pays du monde. Mais pour l’instant, c’est bien avec l’Europe « continentale » que ses relations sont les plus denses. Est-il même besoin d’évoquer le fumeux partenariat transatlantique que fait miroiter Trump… (ou que proposera sans aucun doute son éventuel successeur) et qui sera, plus simplement, une « alliance » déséquilibrée du faible au fort.
Loin de faire une démonstration de culturisme, Boris Johnson a remis une pièce dans une machine à baffes dont il est aussi la cible, après 4 ans de tergiversations principalement dues aux britanniques. Au pire il peut apparaître comme l’aristocrate désinvolte, le flambeur, qui joue avec les forces centrifuges du royaume (nationalisme irlandais, mais aussi écossais) comme s’il n’était pas concerné. C’est le sens de la sévère mise en garde de Thérésa May le 21 septembre dernier.
Et nos souverainistes en peau de lapin s’émerveillent.
Ils filent la comparaison avec la « capitulation » grecque de juillet 2015, ou le référendum français du 29 mai 2005 mais se limitent à des analyses superficielles et indigentes.
Si on est un peu objectif, il est clair que le référendum « exceptionnel » est un outil démocratique intéressant, mais pas parfait, qui doit être replacé dans l’ordre normal des institutions pour aboutir.
C’est ce qui s’est produit au Royaume-Uni, et ça a pris 4 ans.
D’abord lorsque les conservateurs ont accepté de prendre en charge le résultat du vote « Leave » en 2016 (démission de David Cameron qui défendait le remain, arrivée de May et de son « brexit means brexit »). Ensuite, lorsque les deuxièmes élections générales post référendum de décembre 2019 leur ont donné la majorité aux Communes (« Get Brexit done »)
C’est ce qui ne s’est pas produit en France après le 29 mai 2005.
D’abord puisque la question a été vite enterrée par la guerre des étoiles entre Villepin et Sarkozy. Et ensuite, puisque la présidentielle de 2007 n’a vu émerger aucun « candidat du Non », à part Le Pen.
Bien pire : celui qui a largement été élu avait clairement annoncé avant qu’il allait substitué le référendum par un vote du Parlement 1. Combien de nos souverainistes ont voté pour lui et continuent à s’en indigner maintenant ?
C’est aussi un outil qui ne départage personne en cas de situation fortement clivée, et peut rajouter de l’huile sur le feu. Même si le résultat est à 60-40, les 40 % peuvent fort bien être ultra majoritaires dans certains endroits. Flegmatisme britannique oblige, on n’en est pas encore là. Mais il est clair que le nationalisme écossais est sorti renforcé de tous ces événements.
Quant à la comparaison avec les négociations grecques de 2015, elle est, clairement, hors sujet, les deux pays n’ont jamais été intégrés au même point, n’ont pas le même poids, et la question n’a de toute façon jamais été de savoir si la Grèce voulait ou non quitter l’UE (ou l’euro).
Le constat est donc particulièrement inquiétant, pas tellement sur le Brexit, qui se fera comme il se fera, mais sur l’appétence de nos « souverainistes », de nos « patriotes », de nos « gaullistes » locaux, pour les raisonnements spécieux, les comparaisons hors de propos, les erreurs d’appréciation flagrantes, les anachronismes évidents.
À force de triompher par procuration de ce qui se produit ailleurs, et qu’il n’arrive pas à réaliser ici, le souverainisme à la française finira par atteindre l’étape ultime de la débilité : faire ouvertement le jeu de dirigeants étrangers, au nom de l'amour pour la France, bien évidemment.
On n’en est désormais plus très loin...
1 Contrairement à Royal et Bayrou, qui estimaient que seul un autre référendum aurait pu « défaire » le premier.
Brève chronologie :
24 juin 2016 : victoire du leave au référendum sur le Brexit par 51,9% contre 48,1% au remain. https://www.bbc.com/news/politics/eu_referendum/results
11 juillet 2016 : Thérésa May remplace David Cameron comme Premier Ministre du Royaume-Uni.
7 juin 2017 : élections générales post Brexit. Aucune majorité n’est dégagée, les conservateurs doivent s’allier avec les 10 députés du DUP nord-irlandais https://www.bbc.com/news/election/2017/results
15 janvier, 12 mars, 29 mars 2019 : l’accord sur le Brexit de Thérésa May est rejeté par 3 fois aux Communes, qui rejettent aussi l’hypothèse d’une sortie sans accord.
29 mars 2019 : date de réalisation effective du Brexit. Reports successifs au 12 avril 2019 et au 31 octobre 2019.
24 juillet 2019 : Boris Johnson remplace Thérésa May.
17 octobre 2019 : nouvelle version de l’accord sur le Brexit, qui prévoit une frontière réglementaire entre Irlande et Grande-Bretagne. Le texte est rejeté aux Communes.
31 janvier 2020 : dernière date de report du Brexit (avec période de transition jusqu’au 1er janvier 2021…..) après l’épisode fantasque des 3 lettres de Boris Johnson.
13 décembre 2019 : nouvelles élections générales. Victoire des conservateurs, érosion du DUP nord irlandais, recul des travaillistes. Poussée des nationalistes écossais. https://www.bbc.com/news/election/2019/results
9 septembre 2020 : Boris Johnson fait voter une loi qui revient partiellement sur l’accord du 17 octobre 2019.
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