Le candidat
Dans la peau de... ?
J’ai arpenté des dizaines d’estrades, parcouru des milliers de kilomètres, serré des myriades de mains. J’ai croisé des visages innombrables, vu des sourires se figer, des larmes sécher. J’ai entendu des cris, les souvenirs lancinants des humiliations ou des douleurs, les paroles des regrets infinis ou des échecs impossibles.
J’ai pris des voitures, des trains, des avions ; je suis monté sur des tracteurs, des bicyclettes, des bateaux. J’ai fait le tour du pays, de ses villes, de ses villages, de ses hameaux perdus ou étincelants, de ses places obscures ou illustres, de ses monuments aux morts ou aux vivants. J’ai écouté les plaintes, les espoirs, les prières aveugles et les optimismes d’étoiles. J’ai hoché la tête, croisé mes bras, secoué mon corps. J’ai arpenté encore et encore.
J’ai franchi des frontières, tracé des routes, frôlé le monde et ses bruyantes banlieues. J’ai marché avec les gens, longeant les champs, les clôtures, faisant retentir mes pieds sur l’asphalte des routes, la terre des labours et des labeurs, le parquet des salles des fêtes et des palais des congrès. J’ai entendu sans fin, sans fin, sans fin, jusqu’à ne plus entendre et rêver d’un sommeil qui serait ma nuit.
J’ai fait le tour, décrit des figures dans l’espace et les yeux des foules en face, dessiné des courbes qui se perdaient dans les gestes qui me portaient. Alors j’ai parlé. J’ai décrit le réveil de tous au petit matin du travail, l’espoir de l’école qui fera de mon fils un homme, la peur de pas être soigné le jour où la douleur est trop vive, le trou noir creusé par l’effroi de ne plus gagner son pain. J’ai parlé des autres et de nous, de ce que nous faisons ici et qui les atteint là-bas, de ce qu’ils font là-bas et qui nous rend muets ici. J’ai parlé.
J’ai sillonné ces podiums à en user la trame, posé mes mains sur ces pupitres transparents, engourdi mon corps en essayant d’emporter celui de mes admirateurs. J’ai dit. J’ai annoncé la somme des nouvelles, parfois cela était un flot nomade qui n’avait plus de sens, mais le flot était le sens et ils m’écoutaient. J’ai parlé de la Terre, agitée des soubresauts de nos coups, qu’il faudra soigner, réparer patiemment de nos mains et nos cœurs. J’ai parlé des guerres, qui sont comme les bourgeons mortels de nos nations entrechoquées, de nos religions qui n’ont rien retenu des messages de leurs origines. J’ai parlé et je me suis tu car il fallait s’envoler, partir ailleurs, recommencer.
J’ai avalé les kilomètres, l’un après l’autre, métronome de mes jours. J’ai vu des hommes aux fonctions importantes, serré leurs mains, loué leur courage et félicité leurs ombres. J’ai aspiré à être des leurs. J’ai avalé des nourritures dont je ne connaissais pas le nom, dont je ne connaissais pas la substance ; bu des liquides qui auraient rendu ivre n’importe quel vivant, qui auraient dégouté n’importe quel cadavre. Je n’avais pas le choix. J’ai pris des vitamines, des coupe-faim, des attrape soif, des remontants, j’ai posé de la glace sur mes membres endoloris, appelé les mains salvatrices sur mes épaules nouées, absorbé des somnifères pour échapper à la ronde de mes obligations. La fatigue était ma compagne.
J’ai couru, couru, couru. Pour ne pas être en retard, les voir, ne pas les décevoir, respecter les horaires, les contraintes, les obligations, les discours à tenir, les émissions à faire, les entretiens à accorder. Parler et dire, regarder la caméra, s’adresser à tous, sourire, ne pas oublier de sourire, ne pas oublier le message, mais il faut paraître naturel ; comment suis-je sous ce maquillage, qui suis-je sous ces lumières ? Je m’adresse à vous, je suis convaincant, j’ai répété pendant des heures, j’ai appris à devenir un autre, celui qui promet les lendemains, qui invente les horizons pour vous.
J’ai traversé les derniers ponts, scruté les ultimes horloges, pris des êtres dans mes bras, j’ai serré leurs vies en les consolant, en leur racontant les histoires de leurs avenirs. Je veux rendre leur quotidien meilleur, œuvrer pour ce que je crois, la possibilité d’agir dans le monde des choix, modifier le destin de tous en dévoilant le destin de chacun. Parfois je doute, je me prends à rire de mes prophéties, de mes certitudes inventées, de mes rêves cyniques. Je ris de leur naïveté, de leur foi en moi, des mots crus comme les paroles de l’oracle. Je doute car je ne suis pas pur, mes discours disent mon ego, les songes de grandeur, la vanité distendue, l’appétit du pouvoir. Le doute se dissipe mais ne disparaît jamais, il est la face sombre de ma quête, de l’infinie ivresse qui m’habite.
J’ai parcouru le monde et le périple s’achève, la courbe immense de mes voyages va bientôt prendre fin, se muer en un verdict qui sera ma récompense ou mon châtiment. J’ai tout dit, dévoilé l’intime de mon âme, proclamé mes discours et mes convictions, énoncé les vérités et les programmes. J’ai essayé de vous étreindre, d’assimiler vos colères et vos joies, de les faire miennes, de devenir le miroir où vous souhaiteriez vous plonger, la source où vous souhaiteriez boire. Je suis le candidat et je ne peux plus rien, mon avenir sera le vôtre.
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