Le cas Snowden, la souveraineté des Etats et nos démocraties vacillantes
Le cas Edward Snowden pose des questions de fond au-delà des opinions des uns ou des autres sur le fait de savoir si les pratiques des services de renseignement américains sont graves ou pas. Il s’agit de s’interroger sur ce qu’il en reste des fondamentaux au cœur de nos « sociétés démocratiques », telles que nous les avons toujours envisagées à savoir : la souveraineté des Etats, les libertés (dont la liberté d’informer), le respect de la vie privée, le droit d’asile,…
Ainsi l’avion du Président bolivien, Evo Morales, a-t-il été contraint d’atterrir à Vienne après que plusieurs pays européens, dont la France, aient fermé leurs espaces aériens en réaction à une simple rumeur selon laquelle l’avion transporterait l’informaticien Edward Snowden recherché par les Etats-Unis. Le jeune informaticien n’est pourtant ni un dangereux criminel, ni un terroriste, ni un narcotrafiquant, encore moins le Président sud-américain, « soupçonné » de vouloir lui accorder l’asile. Un grave incident diplomatique vécu comme une humiliation en Amérique Latine, mais qui, surtout, renvoie sur la face du monde l’image de nos Etats « souverains » et « démocratiques » qui se délitent à l’insu des masses populaires.
Où est passée la souveraineté des Etats ?
Car si on comprend tout à fait que l’ancien agent secret ait pu violer les lois américaines en révélant les pratiques des services de renseignement américains (qui espionnent le monde entier à grande échelle), les autres Etats, dont la Bolivie d’Evo Morales, ont tout à fait le droit de lui accorder l’asile en se basant sur des considérations qui n’ont pas à être justifiées. Ça s’appelle la souveraineté des Etats, un principe en application duquel les Etats ont toujours accordé l’asile aux personnes menacées dans leurs pays en raison de leur engagement politique ou de la lutte pour la liberté, dont la liberté d’informer.
Plusieurs cas, pourtant discutables, peuvent être rappelés, dont celui de Cesare Battisti, soupçonné de crime en Italie mais protégé, par la France (François Mitterrand) puis par le Brésil (Président Lula), deux Etats souverains qui avaient décidé que le droit d’asile devait lui être accordé, peu importent les récriminations du pays d’origine (l’Italie de Silvio Berlusconi). Il en fut de même de l’essayiste indien Salman Rushdie, protégé par la Grande Bretagne et de bien d’autres personnalités encore.
Dans le cas d’Edward Snowden, qui peine à trouver un pays d’asile, ce qui pose la question de la souveraineté des Etats face à la toute-puissance américaine, se posent en plus des questions liées à l’effectivité de la démocratie dans nos sociétés présentées comme « démocratiques » à travers le monde.
Les libertés dans « nos démocraties »…
On passe rapidement sur le côté sarcastique d’une demande d’asile, pour des raisons liées à l’exercice de la liberté d’expression, d’un citoyen américain en Russie ou en Bolivie. Jusqu’à un passé récent, les demandes d’asile s’effectuaient dans le sens inverse. Voyons donc ce qu’il en est sur le fond.
En apprenant de source sûre que les Etats-Unis, sous couvert de la lutte contre le terrorisme, espionnent « le monde entier », à grande échelle ; et surtout se servent des données collectées à des fins sans rapport avec les besoins de sécurité, on se dit que ces révélations, même si on s’en doutait, relèvent d’une information d’intérêt général. Dès lors, il n’est pas concevable qu’une démocratie réagisse comme les pays européens l’ont fait en entravant le voyage du Président bolivien.
On réalise par ailleurs que plusieurs règles régissant le fonctionnement de nos sociétés démocratiques ont été foulées aux pieds. En effet, nos démocraties, telles que nous les avons toujours crues, reposent sur quelques fondamentaux dont la violation nous fait basculer dans une autre forme de société.
Les pratiques révélées par Edward Snowden, selon lesquels les Etats-Unis espionnent des citoyens européens, dans les pays européens, auraient dû mériter une réaction plus ferme des dirigeants des pays concernés qui ont la charge de protéger leurs concitoyens. Car les interceptions de correspondance pratiquées par les services de l’Etat, en France, par exemple, sont soumises à une réglementation à laquelle les autorités administratives et judiciaires doivent se conformer. Elles doivent être préalablement autorisées, limitées dans le temps et ne peuvent, en principe, concerner certaines personnalités (députés, sénateurs, journalistes, avocats, magistrats)[1]. Des limitations dont on s’imagine bien que les agents américains ne s’embarrassent nullement.
Mais il y a pire. Non seulement l’Oncle Sam collecte des renseignements sur des personnes qui ne sont pas des citoyens américains, mais surtout s’en sert à sa guise.
Parmi les cas qui interpellent figure celui de l’utilisation des données collectées par les agences officielles américaines sur les entreprises des pays, pourtant « amis », pour fausser la concurrence au profit des entreprises américaines. On est au-delà du cas de l’espionnage industriel pratiqué par les entreprises entre elles. On est en présence d’un dévoiement d’un Etat qui consacre un glissement unilatéral dans le déni de la libre concurrence.
Le contrepouvoir ?
Nos démocraties devraient initier le débat qui s’impose sur les possibles contrepouvoirs à mettre en place face à un Etat disposant d’une telle capacité de nuisance. En tout cas, si un pays est capable de réaliser de telles incursions à grande échelle dans la sphère privée des personnes physiques (des individus ordinaires) et morales (les entreprises) à l’étranger, une puissance capable d’empêcher le survol d’un territoire étranger (l’Europe), par le Président d’un Etat étranger (Président bolivien), on est en présence d’un pouvoir surdimensionné qui doit être limité par des contrepouvoirs à la hauteur du défi.
Car la démocratie telle que nous la connaissons, depuis ses origines, doit reposer sur l’idée que tout pouvoir doit être limité par un contrepouvoir. Autrement, il devient tyrannique. De quel contre-pouvoir dispose-t-on face à un Etat étranger qui effectue des intrusions dans notre vie privée ? De quel contre-pouvoir disposent les nations souveraines lorsque leurs Présidents sont privés du droit d’accorder l’asile à un citoyen étranger menacé ? De quel contre-pouvoir disposent les gens lorsque leurs Etats, pourtant souverains, se soumettent aux injonctions d’une puissance étrangères ?
Des questions dont on devrait débattre avant que les abus de l’Oncle Sam n’atteignent le point de non-retour. Car l’érosion des libertés renvoie à l’allégorie de la grenouille ébouillantée. L’animal s’accommode d’un réchauffement progressif de l’eau. A un moment l’eau devient trop chaude pour s’en échapper.
Le batracien crève.
Boniface MUSAVULI
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