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Accueil du site > Tribune Libre > Le cœur de bœuf a finalement lâché

Le cœur de bœuf a finalement lâché

Ah merde, celui-là va me manquer, bon sang ! La première fois que je suis tombé sur lui c’était par la grâce de Claude Villers, qui officiait alors sur France-Inter, au temps où on écoutait ça au lieu de regarder une télévision où il y n’y avait rien à voir : c’était les soirées Maritie et Gilbert Carpentier, imaginez donc le désastre pour un public d’ados... Non, ce soir là, j’avais entendu un son énorme, mais vraiment énorme, sans que ce ne soit du hard-rock, qui n’avait pas encore explosé d’ailleurs. Non, ce son c’était une sorte de borborygme, soutenu par une guitare d’acier et une batterie lancinante. Ça parlait d’un train, ou de deux, plutôt, qui avançait sur des rails... l’image classique d’une vie, sans doute, mais celui qui chantait ce truc était vraiment renversant. Ça a été mon tout premier contact avec un gars qui s’appellait bizarrement « Capitaine Cœur de Bœuf » en français et « Captain Beefheart » en anglo-saxon. En fait il s’appelait Dan Van Vliet, et si je vous en parle c’est parce que son cœur, justement, vient de lâcher. Il était âgé de 69 ans. Le titre entendu s’appelait « Clic-Clac ».

Dans un documentaire assez fabuleux de 1997 réalisé par la BBC, raconté par John Peel, que je vous conseille fortement de regarder (c'est en 6 épisodes *, et dès le premier vous tomberez sur le grand, l'immense Franck, et au 4eme vous verrez le créateur des Simpsons en dire le plus grand bien) vous comprendrez je l'espère pourquoi ce mec avec son look improbable, ses longs cheveux et sa grosse moustache avait pu autant m'impressionner. Quelle voix ! Et quelle présence ! Et quelle classe : ce n'était pas qu'un chanteur ou un harmoniciste, ou un joueur de saxo, c'était aussi un artiste plein, qui peignait avec talent, et un gars qui musicalement avait réussi à faire le pont entre le blues traditionnel et le rock des sixties. Son groupe ne pouvait que s'appeler "Magic Band". Il était véritablement magique ! Le blues, voilà le fond de l'histoire de ce fêlé de génie. Mais un blues déstructuré, jouant sur les dissonances, un blues du XXI eme siècle avant l'heure... Il pouvait aussi jouer "Diddy Wah Diddy", mais c'était plutôt le style de morceau imposé par la firme de disques A&M qui l'avait signé au début. Le premier album sera de la veine, une sorte de groupe cloné sur les Stones, mais toujours avec cette incroyable voix.  Et cette étrange poésie. Surréaliste, comme ses interviews ! Et toujours ce retour au Blues comme ici en 78 dans le film Blue Collar...

Puis apparut Ry Cooder. Bon là, je n'ai plus qu'à me taire : j'ai une telle admiration pour le personnage et sa façon de jouer que je ne peux qu'être enthousiaste. Et le mix de la guitare de Cooder avec cette voix sortie des cavernes allait provoquer un beau séisme. Si on ajoute l'harmonica, et qu'on secoue le tout, on obtient des morceaux assez... pêchus, tout d'abord. Et même des clips de l'époque déjà bien à part. C'était l'époque déjà de Monteterey. Mais le capitaine était déjà malade : il avait eu une attaque, juste avant le set sur scène, les premières apparitions de sa sclérose, certainement. Mais ça ne l'empêchera pas de continuer, à faire le déjanté sur scène, en cheveux longs et chapeau haut de forme. Sachant que le grand succès que lui promettait A&M ne viendrait donc pas, il s'est tourné vers l'expérimental, et là, c'est devenu dantesque. Il savait revisiter les grands classiques, mais préférait avant tout créer. Il avait pourtant tout d'Howlin Wolf, à qui il a rendu hommage également (ici l'original). Et "Safe As Milk" (de 1967) et “Strictly Personal” (1968) comme albums du moment sont vraiment excellents ! 

C'est à partir de là que beaucoup de gens vont le découvrir : c'est avec un double album désormais mythique, "Trout Mask Replica". Une tornade créative, un maelstrom de musique dont peu de gens se sont remis. 5 ! eme album parmi les 500 meilleurs de rock pour Rolling Stone. L'album sera pourtant enregistré sans argent, à l'énergie pure : et ça s'entend ! Beefheart est exigeant au possible, il va tyranniser tout le monde, mais l'album sortira quand même, très torturé à vrai dire ! Ne sachant pas le solfège, il voulait quand même indiquer note par note ce que devaient jouer les musiciens : c'est le batteur du groupe qui transposait ces gesticulations en notes pour chacun ! Comme le dit si justement Frank Zappa, Dan Van Vliet était en vérité un véritable phénomène, doté d'une drôle d'oreille : il faisait par exemple l'overdubbing de sa voix sans avoir recours à des écouteurs ! Selon lui, Il a surtout manqué de production : avec plus d'argent il aurait bondi au firmament. Celui qui en parle le mieux, au final, c'est Matt Groening des Simpsons : au début, avec "Trout Mask Replica", il a trouvé ça horrible. Puis il l'a écouté une deuxième fois, puis une troisième et plus tard a fini par devenir le meilleur album jamais fait selon lui ! Puis vint "Licks my Decals Baby", qui fut aussi beaucoup plus "commercial" que le précédent, mais fut encore admiré par la critique, qui adorait le mélange de free-jazz et de rock à l'intérieur.

Puis il y aura The Spotlight Kid, l'album disons le plus abordable, celui de la maturité chez Van Vliet, c'est de là que sortira le fameux "Clic Clac" (the Railroad Track) qui va débouler chez Villlers et qui va autant me secouer. Monstrueux. Il viendra même le jouer en 1973 à Paris, pour nous gratifier d'un beau solo d'harmo. Sur le même album figurera "Im gonna Booglarize You Baby", qui lui fera les bonnes heures de José Arthur, le soir, après Villers et Blanc Francart ; toujours sur France-Inter (p.... quelle radio c'était !). Et toujours cette voix puissante, que seul un Dave Van Ronk pouvait égaler, dans un autre registre, celui du Folk-Blues. Ce sera son album le plus vendu : un peu plus lisse, mais tellement énergétique encore ! L'homme gardait toujours la même force : quand on lui demandait pourquoi ce nom de beefheart ? Il répondait "parce que j'ai un bœuf dans mon cœur contre cette société" ! Dans le même album une perle véritable : "Grow Fins"... (filmé ici à Cannes !).

On est en alors en 1972, et le capitaine a pourtant décidé de changer de carrière : il est devenu peintre. Et ma foi, produit la même chose : c'est déroutant, mais ça marche. En fait il fera les deux : il sera peintre et chanteur. Les fans le verront moins, mais ça musique restera la même... sauf pour les firmes de disques, ou le public, qui s'en lassera. en 1974, il est déjà revenu dans son désert du Mojave, pour y peindre, surtout. Ou venir jouer sur les albums de Franck Zappa, resté l'ami de toujours. Ils feront un album ensemble, d'ailleurs. Comme dans le lancinant "Torture never stops". Les deux étaient faits pour s'entendre depuis longtemps (**). Deux égos énormes, pourtant, mais qui s'admiraient mutuellement. D'autres albums suivront, dans les années 80, tel "Doc At The radar Station", qui a gardé le son des meilleurs albums, mais les ventes s'étaient effondrées et Virgin, nouveau distributeur s'en tapait comme de l'an 40 pour la promo : réputé invendable ; désormais, ce n'était pas important pour eux. Aujourd'hui, ils ressortent déjà les 5 CDs....certains d'avoir des œuvres d'art à vendre. En 1982 sort "Ice Cream for Crows", son dernier album, où le clip de sortie fait une large part aux tableaux de Beefheart ; devenu artiste peintre reconnu : ce que ne lui avait pas offert véritablement la musique, il l'avait obtenu autrement. A l'énergie. Peu de gens oseront s'attaquer à son répertoire. Les Black Keys savent le faire, eux qui le font pas mal... d'ailleurs. Avec eux, il survivra au show-bizz qui l'a tant maltraité ! Atteint depuis longtemps de sclérose en plaques, voilà dix ans qu'il s'était retiré de tout, très affaibli.

Le site indispensable :

http://www.beefheart.com/

(*) Le reportage-hommage de John Peel est ici :

1) http://www.youtube.com/watch?v=4M5YE_a4B1U

2) http://www.youtube.com/watch?v=soNg-RSv6nY&feature=related

3) http://www.youtube.com/watch?v=WXxH8shHd9I&feature=related

4) http://www.youtube.com/watch?v=9msDItyYvxo&feature=related

5) http://www.youtube.com/watch?v=LunCzAf6Z5o&feature=related

6) http://www.youtube.com/watch?v=L_Prs_W5ffs&feature=related

(**) un post à l'annonce de sa mort, sur You Tube résume bien les choses :

"The Captain and Frank are both gone, the world is an empty place."

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6 réactions à cet article    


  • Dionysos Dionysos 20 décembre 2010 17:20

    Merci pour cet hommage.


    • loadmaster 20 décembre 2010 17:46

      http://www.youtube.com/watch?v=hCSPf5Viwd0

      RIP Man

      C’est sur que France Inter de ces années là n’a rien à voir avec Inter d’aujourd’hui qui vire les humoristes à la pelle.
      Le tribunal des flagrants délires c’est en ce moment dans cette vieille maison !!

      Le pauvre Mermet doit commencer à ce sentir bien seul !!!!


      • morice morice 20 décembre 2010 17:47

        Un exellent hommage lui a été rendu sur le site de fluctuat, qui a retrouvé ses dix conseils pour guitariste : ça pourrait faire comprendre à certains pourquoi ils jouent aussi mal en solo, le genre guitariste fou chiant comme la mort...



        ça c’est TOP comme texte !

        from

        • 65beve 65beve 20 décembre 2010 19:01

          Merci à l’auteur pour cet hommage.
          Le capitaine a jeté l’encre (!)
          Les étoiles de mon adolescence s’éteignent.
          Je vais l’écouter sur « Willie the pimp » avec son compère Zappa et sa voix inimitable.

          ’m a little pimp with my hair gassed back
          Pair a khaki pants with my shoe shined black
          Got a little lady ... walk the street
          Tellin’ all the boy that she cain’t be beat
          Twenny dollah bill ( I can set you straight )
          Meet me onna corner boy’n don’t be late
          Man in a suit with a bow-tie neck
          Wanna buy a grunt with a third party check
          Standin’ onna porch of the Lido Hotel
          Floozies in the lobby love the way I sell :
          HOT MEAT
          HOT RATS
          HOT CATS
          HOT RITZ
          HOT ROOTS
          HOT SOOTS
          HOT ZITZ
          HoT MEAT
          HOT RATS
          HOT CATS
          HOT ZITZ
          HOT ROOTS
          HOT SOOTS


          • captain beefheart 20 décembre 2010 20:52

            merci mr.morice !
            Je regrette mon pseudo ces jours-ci.

            Lisez « Through the eyes of Magic » de John French apparu cet année . C’est lui le batteur qui notait en music les impros de Don Van Vliet . On le voit sur la video sous votre lien Grow Fins ,sur la plage de Cannes le samedi 27 janvier1968. Remarquez l’extraordinaire son de cet enregistrement sur la plage en hiver , sur des amplis qui n’étaient pas les leurs ; ces aussi bien que sur le Safe as Milk album , où c’est le premier chanson,qui s’appelle sure’nough yes I do et pas Grow Fins.


            • morice morice 20 décembre 2010 22:40

              Eh voilà le post parfait : continuez à porter son nom, vous le ferez survivre : il le méritait amplement ! Merci pour ce post si précis et tellement.. chaleureux à la fois !

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