Les formes de la domination ont changé. Dans un article publié par Agoravox en 2009, j’avais proposé une créature de la mythologie grecque pour les mettre en lumière : celle de l’Hydre de Lerne. En effet, nous n’en sommes plus à : "Dans l’ombre une seule tête dirige une multitude de tentacules sans têtes", image de la pieuvre. Mais à : "Dans la lumière plusieurs têtes sifflantes, apparemment indépendantes les unes des autres, obéissent, dans l’ombre, au même corps d’intérêt », figure même de l’Hydre. Comment venir à bout de ce système qui nous broie ? Quelles erreurs éviter, quelles stratégies adopter ? Enfin et surtout, qu’est-ce qui peut, enfin, nous faire réagir ? C’est l’objet de ce second article.
Pour rappel : l’Hydre, image de l’oligarchie mondiale.
L’Hydre de Lerne ravageait récoltes et troupeaux. Son haleine était si toxique qu’elle tuait quiconque la respirait. Son sang répandu dans les fleuves rendait les poissons mortels à la consommation. Une métaphore parfaite de l’insaisissable oligarchie mondiale actuelle : cause de crises alimentaires, ses discours et sa propagande (haleine), ainsi que ce qui l’anime (son sang), génèrent partout une pollution physique (air, eau), intellectuelle (haleine) et psychique (sang) extrêmement mortifères et pour la terre et pour l’humanité. Mais parce que personne n’est à sa tête, parce qu’elle se présente comme multiforme, parce qu’elle met en scène des désaccords apparents (à la surface, dans l’air, ses têtes sifflent, « on » s’arrête aux petites phrases), il semble que personne ne puisse rien contre elle. (Je renvoie ceux qui voudraient suivre cette métaphore de plus près à mon article précédent). Selon la mythologie, seul Hercule pu en venir à bout.
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Hercule : un héros, fils de Zeus.
Avant d’examiner comment il s’y prit demandons-nous : qui était Hercule ?
Tout d’abord, un héros, c’est-à-dire un être pour partie divin (fils de Zeus, chef des dieux de l’Olympe) et pour partie humain (fils de la mortelle Alcmène). Autrement dit un être ancré dans une filiation spirituelle, un « fils de dieu ». Ce premier élément de réponse est très clair : pour s’attaquer à l’hydre, il faut en avoir le courage « surhumain ». Pour risquer sa peau, il faut voir plus loin que le bout de son nez, être ancré dans une transcendance : l’intérêt général, celui des générations futures, l’humanité de l’homme, dieu, l’histoire, peu importe du moment que c’est un horizon qui transcende le « moi » et ses intérêts personnels.
Hercule : une puissance sensible et incontrôlable …
Mais voir au-delà de ses intérêts personnels suffit-il à motiver un tel affrontement ? D’après le mythe, non : il faut y être conduit. Par qui, ou quoi, comment ? La réponse du mythe est simple : par l’émotion. D’une force surhumaine qu’il mesurait mal, d’une sensibilité extrême, sujet à de brutales colères, Hercule n’était pas « sage », « intelligent », « rusé ». Il était « nature ». Aussi commit-il des atrocités malgré lui, « sans le faire exprès », s’en repentant après coup à chaudes larmes. Enfant, il tua par mégarde son professeur de musique, par exemple. Mais le plus dramatique, fut l’accès de folie au cours duquel il tua sa femme Mégarée et ses fils, qu’il aimait plus que tout au monde. Il en fut si désolé, qu’il voulut s’ôter la vie. Mais Thésée, un autre héros, « sage » celui-là, père de la démocratie athénienne, l’en empêcha de justesse et l’invita à venir vivre dans son pays. Cependant, rongé de remords, Hercule finit par quitter Athènes pour consulter l’Oracle. Celui-ci lui confirma alors qu’il devait se purifier, et Hercule se soumit au roi de Mycènes (ou de Tyrinthe selon les récits) qui lui imposa les fameux travaux en guise de rédemption.
Hercule : une image des peuples, notamment de l’Occident
Arrêtons nous, un instant sur cet étrange récit. Force surhumaine, sensibilité extrême, colères imprévisibles, meurtres involontaires et regrettés : ne peut-on associer tout ceci aux imprévisibles soulèvements des peuples et des foules… ? Ne peut-on, plus précisément, associer l’histoire d’Hercule à celle des peuples occidentaux (français notamment), à la « folie meurtrière » qui leur fit perdre la tête (décapitation du roi) mais qui furent finalement sauvés par le principe même de la démocratie… Ce qui ne les empêcha pas de détruire leurs bases affectives (famille, patrie, valeurs, sensibilité, culture, émotion) ? Et, plus largement, toutes leurs fondations traditionnelles et celles des autres peuples de la planète ? Et qui furent « sauvés » là encore, pendant un temps, par leur ancrage dans la démocratie ?
Mais, qui, à terme, rongés par leurs propres exactions, se voient aujourd’hui condamnés à se « racheter » en en confrontant les fruits monstrueux : la « mondialisation », « l’exploitation à mort » des ressources terrestres et humaines, la condamnation de leur jeunesse…
Bref, ce devant quoi nous nous trouvons tous : l’hydre.
La métaphore, en tout cas, me paraît pertinente : c’est aux peuples (dont Hercule est l’image) que revient la tâche de se débarrasser de l’hydre car, pour ce faire, on ne peut compter ni sur les lois, ni sur les dieux, ni les rois, ni sur la « démocratie » de Thésée, ni sur un individu « sage ». Et ce n’est probablement que portés par en enthousiasme partagé, une effervescence conjointe, que chacun peut retrouver une transcendance, « être porté » à prendre le risque. Non ?
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La suite de l’histoire confirme nos deux premiers points : voir au-delà de ses intérêts personnels et être mû par le remords.
Voir au-delà de ses intérêts personnels.
En effet, juste avant de s’affronter à l’Hydre, Hercule doit d’abord tuer le Lion de Némée, dont la peau est si dure qu’elle est inaccessible aux armes, même celles d’Apollon, dieu du soleil. C’est en l’étranglant qu’Hercule y parvient, après l’avoir fait sortir de sa tanière. Et Zeus « immortalisa » cet extraordinaire Lion, sous la forme de la constellation du Lion.
Tuer le « roi » des animaux, symbole solaire masculin immortalisé par Zeus, « roi » des dieux, n’est-ce pas, suivant notre métaphore, étrangler l’image d’un pouvoir incarné par une figure unique, le « roi », le « président », le « chef », la « star » ? Et à un autre niveau, le « moi » ? Ne faut-il pas d’abord renoncer à cette représentation monolithique du pouvoir pour enfin prendre conscience que ce qui nous « tient » est un « intérêt commun souterrain » ? Et que ce corps d’intérêt est doté de plusieurs têtes ? Ce dont l’emprise croissante d’une seule et unique oligarchie mondiale dotée de plusieurs têtes dirigeantes est l’exact reflet ?
Ce qui n’est possible qu’en étant mû par la douleur et le remords
Or qu’est-ce qui conduit Hercule à tuer le Lion qui terrorise tout le monde ? Sa douleur d’avoir tué ce à quoi il tenait le plus au monde : ses bases affectives, sa famille, sa femme et ses enfants… Que l’on peut traduire par nos appartenances chaleureuses (et non pas virtuelles) : notre foyer (dont la « bulle immobilière » nous dépouille), notre famille (désormais éclatée), notre terroir (défiguré, pollué), notre mère patrie (aux frontières dissolues), notre mère l’église (un intérêt commun transcendant ridiculisé). Mais aussi, notre féminité (sensibilité, fragilité, accueil, amour, tendresse, ces valeurs obsolètes), nos enfants (les générations futures « sacrifiées »)…
Avant de pouvoir faire face à l’hydre, les peuples, occidentaux notamment, doivent donc d’abord souffrir d’avoir perdu leurs appartenances chaleureuses, au point de renoncer à leur représentation « royale » du pouvoir (« mon » pouvoir est à « moi », le « pouvoir du président » est au président, etc).
N’est-ce pas ce à quoi nous renvoient les révolutions dans les pays arabes ? Ces peuples soulevés comme un seul homme n’ont-ils pas vaincu des « rois » visiblement monolithiques ? Moubarak depuis 30 ans au pouvoir, Ben Ali depuis 24 ans, Kadafi depuis plus de 40 ans ?
Or de quoi prend-t-on peu à peu conscience, si ce n’est que derrière ces « personnalisations » du pouvoir, c’est encore de l’Hydre qu’il s’agit, que ces « têtes » sont sœurs de nos « têtes démocratiques » et qu’au fond il s’agit partout du même monstre ? Que le « meurtre » économico-politique dont ont été victimes les peuples qui se soulèvent aujourd’hui est « involontairement » de notre fait à nous, les peuples occidentaux ?
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Imaginons maintenant que nous en arrivions au remords, ce qui n’est pas gagné vu l’individualisme de nos sociétés « riches » (contamination par l’hydre du « corps social »).
De quoi aurions-nous alors besoin pour vaincre l’ Hydre ? Pour le comprendre suivons le combat pas à pas.
Faire sortir l’Hydre de sa tanière.
C’est en compagnie d’un de ses amis, Iolaos, qu’Hercule arrive à Lerne. Fort de son expérience précédente, Hercule fait d’abord sortir l’Hydre de son repaire (situé sous un platane…), à coup de flèches enflammées.
Autrement dit, il faut d’abord faire sortir l’Hydre au grand jour, il faut la rendre « visible » ce à quoi participe cet article parmi d’autres.
Retenir son souffle.
Puis retenant son souffle (souvenons-nous, l’haleine du monstre est mortelle),Hercule attaque l’Hydre à coups de massue. Pour s’en prendre aux têtes de l’Hydre, il ne faut pas avoir peur des cabbales médiatiques ou autres qu’elle ne manque pas de sécréter dès que quelque chose (personne, groupe, etc.) la dénonce. Il ne faut pas se laisser déstabiliser par ses mensonges, ses menaces, ses cabbales et ses « chiffons rouges ».
Julian Assange, patron de Wikileaks en a bien compris le principe. Mais cette forme de contre-pouvoir si elle est un préalable indispensable ne peut suffire. Il faut qu’elle soit suivie par un corps à corps massif et déterminé.
Un premier corps à corps pour comprendre le mécanisme.
Ce que fait Hercule. Or plus il tape sur les têtes de l’hydre, plus elles sont nombreuses ! Comme dit Ovide, l’hydre « se multiplie sous le fer ». Une tête attaquée en donne deux et ainsi de suite !
Il faut donc à Hercule employer d’autres armes ! C’est Iolaos qui aura l’idée de mettre le feu à la forêt pour, à l’aide de brandons enflammés, cautériser les plaies à leur racine au fur et à mesure que les têtes étaient coupées. Il faut, à chaque tête coupée, immédiatement cautériser sa racine par le feu pour éviter qu’elle soit remplacée par plusieurs de ses clônes…
Comment ? En ne se laissant distraire ni par l’envie de cesser le combat, ni par celle de se laisser endormir par son haleine et ses pions, soit par l’envie « croire » que la première tête providentielle qui se présente pour reprendre les choses en main est la bonne. Il faut cautériser à la racine ce qui permet au corps de l’Hydre de substituer une tête à une autre : le principe des castes.
Cautériser la plaie à la racine, un seul exemple aujourd’hui : l’Islande.
Ce pays vient de se donner une assemblée Constituante élue au suffrage universel ! (Même si la plupart des membres élus de cette assemblée ont déjà assumé des responsabilités sociales et/o politiques dans le passé, et qu’il ne faut donc pas idéaliser cet événement, il est tout de même remarquable !) Ce derrière une omerta médiatique internationale assourdissante : l’« haleine de l’hydre » ! Même l’explosion de son volcan n’est pas parvenue à vaincre cette censure internationale envers l’Islande !
Ecraser le crabe
Mais Héra, rageant de voir encore Hercule vainqueur, lui envoie un crabe géant (Carcinos) qui le mord au talon, en vain. Hercule l’écrase, et Héra élève ce crabe extraordinaire au rang de constellation, celle du Cancer, comme son mari l’avait fait pour le lion.
Le crabe vient de l’eau, comme l’hydre. Il est carapaçonné, il marche à reculons. Il y a là une image archaïque : la tentation de reculer, de se replier, de retourner en arrière dans « le bon vieux temps ». Il faut écraser cette tendance, marcher dessus, aller de l’avant. Le « bon vieux temps » est derrière. Ce qui est en jeu c’est l’avenir. Et l’avenir passe par un affrontement implacable avec ce qui est là, présent ici et maintenant : les têtes de l’hydre.
Notre exemple va encore nous éclairer. L’Islande vient de se prendre le crabe dans les mollets. La cour suprême saisie par trois citoyens (dont deux non élus : Ah ce « lion » » !) vient d’invalider la Constituante pour vice de forme.
Comment l’Islande va-t-elle se sortir de ce mauvais pas ?
Le mythe lui donne un conseil : Hercule, le peuple, ne doit pas se laisser distraire par les arguties des anciens partis et les avis d’une Cour suprême constituée de l’arrière-garde… Hercule doit faire tomber les têtes jusqu’à la dernière, et Iolaos les cautériser…
Trancher et enfouir l’immortelle tête de la cupidité, et s’approprier la force de l’Hydre.
Enfin, Hercule tranche la dernière tête de l’hydre, et l’enfouit sous un énorme rocher. Pourquoi ? Parce que cette tête - là est immortelle : elle est faite d’or (ou de diamant selon les versions). En clair, on ne peut détruire la soif d’or, la soif de richesse qui anime l’hydre. On ne peut que la coincer, la verrouiller, l’immobiliser… Rôle du rocher, rôle des lois.
Pour finir Hercule trempe ses flèches dans le sang répandu de l’Hydre, rendant ainsi leur blessure mortelle. Mais, ce « travail » lui sera contesté, à cause de l’aide de Ialos.
Et oui, la force d’un peuple ne suffit pas contre l’Hydre : il lui faut avoir des alliés.
La solution aux problèmes est dans le peuple et sa
souveraineté. Contrôler sans cesse les élus par des jurys populaires renouvelés
régulièrement et ayant droit de destitution, combattre et réguler les abus
financiers en fixant des plafonds. Instaurer le référendum au niveau local,
régional et national. C’est prendre sa destinée en main et ne pas la confier
aveuglément pendant cinq ans à des femmes ou des hommes qui, malheureusement,
sont faillibles car attirés par le chant des sirènes de la finances.
j’ai bien aimé votre premier article (rappelez-vous Argos). Celui-ci qui exploite la bonne métaphore de l’hydre ma’a beauxoup intéressé jusqu’à ce § : « Faire sortir l’Hydre de sa tanière. »
On peut selon moi, l’interpréter de deux façons. Soit positivement en le démasquant, par des interprétations, et c’est ce que font les grands auteurs (Chomsky, Naomi Klein, Lordon, etc.)., soit « négativement », en l’incitant à réagir et donc à se révéler : c’est ce qu’ont fait Assange, les Islandais et d’autres encore.
Dans un cas comme dans l’autre c’est un « travail de Sisyphe », s’il ne débouche pas sur une suite qui reste à inventer ou à découvrir. Une chose est sûre : l’hydre mourra un jour ! Il ne faut pas que l’humanité meure avec elle.
Merci à tous trois de m’avoir lu et pour vos commentaires.
JL, votre réflexion est intéressante. Je suis d’accord, la « provoc » pousse l’hydre à réagir.
Cependant, l’omerta sur l’Islande et la cabbale contre Assange pour des motifs « sexuels » , qui révèlent le fond du problème, sont-ils compris comme « révélateurs » par ce que l’on appelle aujourd’hui le « public » ?
Et c’est sûr, l’hydre doit être vaincue si l’on ne veut pas mourir...
Merci Amada pour cette suite ! elle permet de continuer la réflexion et son prolongement l’action.
Il y a un point qui me plait et qui converge par exemple avec le discours de Chomsky, c’est que malgré l’implacable constat tragique du moment, l’issue peut être positive, c’est cela l’optimisme ...
Bien sûr la solution est dans l’instauration d’une véritable démocratie. Mais le vote ne fait pas la démocratie, c’est la démocratie qui fait le vote. Donc, effectivement il faut changer de constitution et donner enfin le pouvoir au peuple qui lui a été confisqué depuis 1791. Normal pour l’époque où le peuple, assimilé à une plèbe inculte était considéré comme incapable de prendre directement son destin en main. Du moins c’est ce que pensaient les bourgeois qui tiraient les ficelles. Peut-être que maintenant ça serait possible...Une idée comme une autre sur www.citoyenreferent.fr