Le côté obscur de la force
« Sans la tendresse du cœur, la fermeté de l’esprit est froide et distante, laissant la vie dans un perpétuel hiver privé de la douceur du printemps et de l’agréable chaleur de l’été » nous disait Martin Luther King, dans une de ses prêches. Face aux crises sociale et climatique que nous vivons, nous avons besoin, plus que jamais, de réveiller nos cœurs, de stimuler notre sensibilité et d’assumer nos vulnérabilités, sources d’une richesse trop souvent brocardée par le culte de la force.
Il est cette vénération du sportif, du chef d’entreprise, de l’aventurier. Cette idolâtrie du chiffre, de la performance. Cette gêne devant nos fragilités, nos failles personnelles. Ce regard que l’on détourne devant le sans-abri ou le migrant qui se noie. Ces larmes assignées à résidence. Ces épreuves que l’on refoule, ce refus de vieillir.
On l’appelle culte de la force, quête de l’homme providentiel, vénération du mâle dominant. Peu importe son nom, sa forme, sa nature consciente ou inconsciente : c’est une croyance profonde, une donnée anthropologique. S’y référer rassure, on la mobilise et on l’encense pour garantir la cohésion, la survie et la puissance de la tribu. Dans Belle du Seigneur, Albert Cohen a décrit avec humour et un talent littéraire inégalé ce réflexe « babouin » (1).
Nos expressions quotidiennes - « l’union fait la force », « ce qui ne tue pas rend plus fort » - trahissent constamment cette obsession, cet idéal monolithe. Comme si la vulnérabilité, vue comme la capacité à ôter sa cuirasse pour communiquer avec le monde, à « vivre au bord des larmes infiniment ému par l’existence » (Bertrand Vergely), n’était pas, elle aussi, nécessaire à une vie belle et épanouie ?
Dans Ma Part de Gaulois, le chanteur du groupe Zebda, Magyd Cherfi, raconte le harcèlement dont il fut victime, enfant dans les quartiers Nord de Toulouse, parce qu’il était poète, qu’il lisait des livres et qu’il rêvait. Combien sont-ils, ces hommes et ces femmes pas dans les clous qui, contrairement à lui, n’ont pas eu la chance de pouvoir s’affirmer, vulnérables, hypersensibles, victimes de handicap, dont la société se prive, empêtrée dans cette croyance stupide qu’en dehors de la force, point de salut ? À combien s’élèvent toutes ces richesses inexploitées, dévalorisées devant le poids des muscles ?
En observant Vladimir Poutine à cheval, torse nu en Sibérie, ou Emmanuel Macron paradant en scooter des mers devant des paparazzis à Brégançon, on pourrait croire, avec Sandrine Rousseau, que la faute originelle serait à chercher du côté du patriarcat. Ce serait aller un peu vite en besogne : comment expliquer alors que les Anglais, champions de la performance financière et d’un libéralisme consacrant la loi du plus fort, furent les premiers à dénoncer le patriarcat avec Locke, dès le XVIIe, qu’ils plébiscitèrent durant 70 ans le règne d’une Reine, Elisabeth II, et qu’ils confièrent les rênes du pouvoir pendant 12 ans à une femme, Margaret Thatcher ?
En revanche, il nous semble possible de dire avec la députée française qu’il y a évidemment un lien entre nos croyances profondes et la manière avec laquelle nous nous comportons vis-à-vis de la planète : « on prend, on utilise, on jette », pour reprendre la maxime qui étaye son éco-féminisme, et qui convient tout autant au culte de la force, forcément prédateur. L’anthropocentrisme qui marque notre civilisation occidentale traverse les différences de genre sans être l’apanage du mâle, mais c’est bien un péché de puissance et d’orgueil. Puissance d’un Homme qui, pensant maîtriser la science, a volé le feu des dieux, tel Prométhée.
Il est temps de dépasser ce stade primitif et puérile de nos croyances collectives, fruit d’une lecture erronée des thèses de Darwin, qui déclarait « les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements ». Temps d’écouter le testament politique de la Première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, exprimé lors de son dernier discours devant le parlement de Wellington, en avril dernier : « vous pouvez être angoissée, sensible, gentille et avoir le cœur sur la main, vous pouvez être une mère, une intello, avoir tendance à pleurer, être affectueuse, être tout ça à la fois et diriger, tout comme moi ».
Temps de favoriser autant la coopération (et son intelligence collective) que la compétition (et son surpassement individuel). Temps de s’inspirer davantage, par la même occasion, de la vision biocentrique et humble des peuples autochtones, aux termes de laquelle tout est lié sur terre, comme le confirment les découvertes du Français Alain Aspect sur l’intrication quantique. De fait, ce que le plus fort impose au plus faible finit toujours par lui revenir à la figure, d’une manière ou d’une autre.
Requestionner le primat du primate et le culte de la performance nous ouvre les portes de l’écologie intégrale, qui voit la planète comme un organisme vivant où tout est lié, et où toute ressource - humaine, animale ou végétale - a une valeur en soi, complémentaire avec les autres, quelle que soit sa « force » intrinsèque. Aujourd’hui, de même que nous nous résignons trop souvent à la violence d’un système économique jetant à la rue celles et ceux qu'il juge les moins « performants », nous laissons ce système cannibaliser la terre et ses ressources. Donner une place à chacun et remettre l’Homme à sa juste place, dans la nature : voilà un beau projet de civilisation, en phase avec les enjeux du siècle.
(1) Extraits de Belle du Seigneur
"Babouineries partout. Babouinerie et adoration animale de la force, le respect pour la gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer. Babouinerie, les cris d'enthousiasme pour le boxeur qui va vaincre, babouinerie, les encouragements du public. Vas-y, endors-le ! Et lorsqu'il est mis knock-out l'autre, ils sont fiers de le toucher, de lui taper dans le dos. C'était du sport, ça ! Crient-ils.
(…) Babouines, les foules passionnées de servitude, frémissantes foules en orgasme d'amour lorsque parait le dictateur au menton carré, dépositaire du pouvoir de tuer. Babouines, les mains tendues pour toucher la main du chef et s'en sanctifier (…) Babouins, ces autres qui s'extasient devant quelque petite bonté de Napoléon, de ce Napoléon qui disait qu'est-ce que cinq cent mille morts pour moi ? Ils ont tous un faible pour le fort, et la moindre douceur des durs leur est exquise, les ensorcelle (…) Babouine, la rafale d'hilarité qui a secoué l'autre jour l'Assemblée à une plaisanterie du Premier ministre anglais, et le président a manqué s'étrangler. Niaise, cette plaisanterie, mais plus le plaisantin est important et plus on savoure, les rires n'étant alors qu'approbation de la puissance (…)
Les mots lies à la notion de force sont toujours de respect. Un "grand" écrivain, une œuvre "puissante", des sentiments "élevés", une "haute" inspiration. Toujours l'image du gaillard de haute taille, tueur virtuel. Par contre, les qualificatifs évoquant la faiblesse sont toujours de mépris. Une "petite" nature, des sentiments "bas", une œuvre "faible" (…) A la force physique et au pouvoir de tuer, ils ont associé l'idée de beauté morale ! Tout ce qu'ils aiment et admirent est force. L'importance sociale est force. Le courage est force. L'argent est force. Le caractère est force. Le renom est force. La beauté, signe et gage de santé, est force. La jeunesse est force. Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent ».
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